La banane
« Le souvenir de l’humiliation est une blessure béante qui nous force à la revivre… L’humiliation, selon moi, n’est pas qu’une expérience parmi d’autres dans notre vie, comme, disons, un embarras quelconque. C’est une expérience formatrice. Elle forme la manière dont nous nous voyons en tant que personnes humiliées. »
Avishai Margalit (20).
C’est drôle – enfin, pas tant que ça ! – comme je perdais peu à peu mon aptitude à recevoir du plaisir directement d’A-Man, et devais le grappiller par l’entremise d’une autre, son autre femme. Si sexy au lit, si catastrophique hors du lit. C’est ainsi que j’ai construit encore un nouveau triangle freudien, en ayant le fantasme d’amener l’Autre à coucher avec nous afin de pouvoir contrôler ce qui échappait à mon contrôle. Et qui lui échapperait toujours : ma dignité face à un être qui est l’objet de mon adoration. La perdre était la première chose que j’ai appris à craindre, la racine de toutes mes peurs. Mon Waterloo amoureux.
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J’ai quatre ans. Je suis une petite fille très menue. Si menue et si petite que ma mère m’amène même chez le médecin pour s’assurer que je suis en bonne santé. Après m’avoir examinée, ce dernier tranquillise ma mère d’un diagnostic qui s’inscrit vite dans la tradition familiale. « C’est une enfant « menue » », déclare-t-il avec un épais accent allemand. Il conseille de me faire faire davantage d’exercice pour stimuler mon appétit d’oiseau. Je prends donc mon premier cours de danse classique.
Quelque temps plus tard, un jour, après l’école, je demande une banane à ma mère. (Aujourd’hui, je ne me rappelle pas avoir aimé particulièrement les bananes – j’adorais les bâtonnets de poisson pané et les macaronis au ketchup – mais, ce jour-là , je voulais une banane.) Ma requête est refusée pour deux motifs. Premièrement, on ne mange pas entre les repas dans cette maison. Deuxièmement, tu n’auras plus faim au dîner si tu manges une banane maintenant. Mais je m’entête dans mon désir et mendie si fort qu’on finit par me donner une énorme banane jaune vif, plus longue que ma figure. Victoire.
Je monte au dernier palier de notre escalier et regarde par la petite fenêtre panoramique, ma banane à la main.
J’en pèle le haut sur trois ou cinq centimètres, en avale deux ou trois bouchées. Et m’arrête là . Je n’ai plus faim.
Mon père, ayant été témoin de la bataille avec ma mère dans la cuisine, monte à son tour et me dit que je ferais mieux de finir ma banane, puisque je l’avais réclamée. Je sais que mon père parle sérieusement. Dix minutes plus tard, il repasse devant moi, toujours sur le palier avec ma banane. Les quelques centimètres de pelure pendillent maintenant autour de la partie mangée, mais le reste du fruit, intact, garde sa peau. Je suis de nouveau prévenue que je ferais mieux de finir cette maudite banane : on ne gaspille pas la nourriture sous ce toit. Il ne faut pas avoir les yeux plus grands que le ventre. Papa est très sérieux. Mais, étant une petite fille entêtée, je refuse de finir ma banane. Maintenant, j’ai droit à une leçon.
Sous les regards pleins d’appréhension de ma mère – les explosions ne sont pas rares chez nous –, mon père remonte me voir, me prend la banane des doigts, la pèle et l’écrase sur ma figure, essuyant l’excédent dans mes cheveux. Comme je reste pétrifiée sur place, j’entends ma mère crier du bas de l’escalier : « Arrête, arrête donc, il va falloir que je lui lave les cheveux ! »
À partir de cet instant, je ne me rappelle plus rien. Ni ce que j’ai ressenti ni ce qui s’est passé ensuite… Ma mère m’a sans doute lavé les cheveux. Mais la quête de ma dignité perdue est devenue l’obsession de toute ma vie, une quête éperdue de mon visage sous la pulpe de banane. Ce visage, je ne l’ai jamais vu. J’ai été, en effet, gommée de ma propre existence. Ç’a été l’origine de ma honte. Et de ma rage.
Cette croisade inachevée m’a plus ou moins conduite jusqu’ici, à cette obsession d’un acte volontaire de sanction disciplinaire, qui me rende un équilibre mental perdu depuis si longtemps que je ne m’en souviens plus. J’aime toujours contrôler mon alimentation. Et je suis devenue une femme « menue » en grandissant. Une femme qui a appris à surmonter sa terreur de l’humiliation en choisissant et en désirant ce qui est pour beaucoup l’ultime acte d’humiliation-venue un instrument de plaisir dans mon univers d’adulte. Je veux à tout prix prendre ces quelques derniers centimètres de verge au fond de ma gorge et dans mon derrière. Aujourd’hui encore, cependant, je ne finis jamais une banane sans la passer d’abord au mixer.
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Je me demande parfois si l’attrait de la sodomie, contrairement aux apparences, ne vient pas de ce que celle-ci permet d’avoir la sensation perverse de chier sur un homme. Quand on ouvre suffisamment son cul pour être foutue sans souffrir, la sensation qu’on éprouve, puis qu’on savoure, c’est qu’on a les entrailles béantes et que l’on pourrait chier sur la verge qui a eu la hardiesse d’y pénétrer. À ce titre, la sodomie peut être vue comme ma réponse à la banane. Un ultime acte de vengeance.
Hors du monde de ma chambre, toutefois, je crains de toujours être la petite fille dont la figure dégoutte de chair de banane, incapable d’oublier qu’à tout moment je suis menacée d’humiliation par quelqu’un que j’aime. Et plus j’aime, plus cette menace est présente. Quand je suis frustrée par l’absence d’A-Man ou la possibilité de sa perte, la menace d’une réelle humiliation, d’une humiliation imposée, rôde, tel un prédateur attendant sa proie. L’attente est un supplice, et les sentiments d’humiliation se multiplient à la manière d’un virus. Ils deviennent si puissants que je les vis comme réels et que je subis le même déni d’identité que celui que mon père m’a infligé avec un tronçon de fruit à moitié pelé.