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QG de la Net Force

 Quantico

 

 

La déposition avait tout juste commencé et déjà, Alex se sentait mal à l’aise. Mitchell Townsenti Ames était adroit, aucun doute là-dessus, et Alex avait hâte d’en finir. Il voulait juste être de retour au boulot.

Ames faisait son peut effet : grand, bien bâti, indéniablement bel homme, avec des cheveux ondulés presque blonds et des traits finement ciselés. Il était vêtu d’un costume rayé bleu sombre qui devait aller chercher dans les cinq mille dollars au moins, et ses souliers étaient manifestement sur mesure.

« Veuillez décliner vos nom, adresse et profession pour le procès-verbal », dit Ames, d’une voix grave et égale.

Michaels s’exécuta.

« Merci, commandant Michaels. Je sais que vous êtes un homme occupé et j’essaierai de faire en sorte que tout ceci se déroule aussi vite et aussi aisément que possible. » Ames sourit.

Michaels lui retourna machinalement son sourire, malgré ce que lui avait dit Tommy : « Alex, Ames est un requin prêt à vous tailler en pièces. Cet homme n’est pas votre ami, quoi qu’il dise ou fasse, quand bien même il vous paraîtrait très poli. Ne l’oubliez jamais, pas une seule seconde. »

Ils se trouvaient dans la salle de conférences de la Net Force, près du bureau d’Alex. Ils étaient cinq : Mitchell Ames et son assistante, une jeune avocate prénommée Bridgette qui était d’une beauté sans défaut ; Tommy Bender ; une sténographe assermentée du nom de Becky ; et Michaels. Ce n’était pas la première fois que ce dernier déposait – on n’atteignait pas son poste dans la hiérarchie fédérale sans avoir dû affronter des hordes d’avocats – mais c’était la première fois qu’il se retrouvait en position de défendeur.

Un enregistreur de DVD engrangeait le tout et la sténographe en recopiait une transcription écrite. Quoi qu’il soit dit dans cette enceinte, ce serait préservé pour la postérité.

« Commandant Michaels, est-il exact que vous étiez responsable des opérations de la Net Force en janvier 2013 ?

– Oui.

– Et que l’assaut auquel ont procédé les agents armés de la Net Force, menés par le général John Howard, contre le navire Bonne Chance, propriété de CyberNation et voguant sous pavillon libyen, s’est déroulé sous vos ordres ?

– Oui. » Tommy l’avait averti : il ne devait répondre aux questions directes que par oui ou par non autant que possible, et ne pas s’appesantir sur ses réponses sauf absolue nécessité. Moins vous en disiez, moins vous en révéliez.

« Parce que vous pensiez que c’était un navire pirate ? Et comme tel, vous aviez le droit d’intervenir, même dans les eaux internationales ?

 – Oui. »

Ames marqua un temps, regarda un calepin jaune devant lui et y consigna une note au stylo.

Jusqu’ici, pas de problème. Tommy lui avait dit à quel genre de questions s’attendre. Alex n’allait pas perdre son calme et trahir quoi que ce soit que l’homme pourrait ensuite retourner contre lui.

« Je crois savoir qu’avant cet assaut, vous avez envoyé l’agent Toni Fiorella Michaels en mission secrète sur le navire dans le but d’y collecter des informations. » Il ne s’était pas attendu si tôt à ce genre de questions. « Oui, tout à fait. »

Ames leva les yeux de son calepin, arqua un sourcil. « Vous avez envoyé votre propre épouse à bord de ce que vous croyiez être un vaisseau truffé de pirates ? » Le mépris coulait littéralement des lèvres de l’homme. Quel genre d’homme ferait une chose pareille ? Livrer ainsi au danger la mère de son enfant 1

Ou est-ce parce que vous ne pensiez pas qu’il y avait réellement du danger à bord de ce navire, hmm ? Qu’il n’y avait pas de pirate à bord ?

S’il avait eu le choix, Alex aurait expliqué ce point. Il aurait préféré dire à l’homme qu’il ne s’était pas attendu à ce que Toni puisse courir un risque quelconque à ce stade. Il aurait également aimé mentionner que Toni s’était trouvée coincée à bord uniquement à cause du passage d’un ouragan. Mais les instructions de Tommy avaient été claires.

« Elle était, et est, un agent parfaitement qualifié, répondit-il, tâchant de garder un ton égal.

– Je vois. Eh bien, monsieur, vous êtes un meilleur homme que moi. Je n’arrive pas à m’imaginer envoyer mon épouse dans une situation telle que celle-ci. » Il abaissa les yeux sur son calepin. « Oh, mais attendez. Je vois également que votre femme est experte dans un art martial indonésien répondant au nom de Pukulan Pentchak Silat Serak, est-ce exact ?

– Oui. »

Ames opina. « Je suppose donc que les aptitudes de votre femme ont pu quelque peu tempérer cette inquiétude – le fait qu’elle soit capable de massacrer un homme à main nue, sans compter ce qu’elle peut faire avec une arme… Et qu’elle a bel et bien estropié et tué des gens en recourant à cet art. Je vois ici divers incidents, dont un survenu le 8 octobre 2010, ici même au siège de la Net Force, où elle a battu un prétendu assassin avant que vous n’abattiez et tuiez cette personne ; encore un autre, le 15 juin 2011, à Port Townsenti, État de Washington, où elle a rompu le cou d’un homme ; et voyons voir, encore une fois en octobre 2011, à votre domicile à Washington, DC – non, attendez, là, c’est vous qui l’avez tué, cette fois, n’est-ce pas ? Avec une paire de petites dagues, n’est-ce pas ? Dites-moi, commandant, est-ce là votre conception personnelle de l’esprit de famille ? »

Un an plus tôt, cela aurait pu le mettre en boule. Deux ans plus tôt, il aurait à coup sûr relevé le défi. Et rien que cinq ans auparavant, il se serait levé et aurait flanqué son poing dans la gueule de ce petit avocat plein de sous-entendus.

Mais le silat, comme n’importe quel autre art martial authentique, n’était pas qu’une technique de combat, c’était aussi une technique de maîtrise de soi, et même s’il avait encore du chemin à faire avant de se sentir à la hauteur, il était assez compétent pour savoir déjouer les petites moqueries d’Ames.

Tommy répondit pour lui. « Y a-t-il là une question, maître, ou essayez-vous de piéger le commandant Michaels ? »

Ames sourit. « Non, j’essaie simplement d’établir quel genre de personnes travaillent pour la Net Force, maître.

– Des personnes qui ont toujours répondu de leurs actes devant la loi, répondit Tommy. Poursuivons, voulez-vous ? Comme vous l’avez dit vous-même, mon client est un homme occupé – perdre son temps à contrer des tentatives de dénigrement n’est guère productif. »

Le sourire d’Ames s’élargit. « Loin de moi l’idée de dénigrer votre client, maître Bender. Je cherche seulement à découvrir la vérité, au nom de la justice. Que votre client ait une propension à la violence est au cœur de notre action en justice, n’est-ce pas ? Et c’est un trait de famille, en plus. »

Alex ne voyait que trop bien où tout cela allait déboucher. Ça risquait de faire du vilain, comme Tommy l’avait dit. Ça ne le gênait pas spécialement de se faire traîner dans la boue par ce type – ce ne serait pas agréable, bien sûr, mais c’était un grand garçon et il était prêt à assumer ses actes. Non, ce qui l’irriterait le plus, ce serait de voir sa femme mise en cause. Ça, ça risquait d’être dur à encaisser.

« Bien, à présent, commandant, revenons-en aux raisons qui vous ont porté à croire que le bateau de mon client, dûment immatriculé et vaquant à ses affaires dans les eaux internationales, était un repaire de pirates et de coupe-jarrets constituant une menace pour les États-Unis d’Amérique… »

Michaels réprima un soupir et se carra dans son siège. La matinée s’annonçait très longue.

 

Ames souriait intérieurement quand il quitta le bâtiment de la Net Force dans le complexe du FBI. Alex Michaels était fait d’une étoffe un peu plus rigide que la plupart des bureaucrates qu’il avait affrontés jusqu’ici. Il n’allait pas perdre son calme devant un jury sauf si Ames parvenait à l’ébranler un peu plus que lors de cette déposition. Attaquer sa femme était une possibilité – Ames avait cru le voir laisser paraître une certaine vulnérabilité de ce côté – mais il fallait se montrer prudent avec ce genre de tactique. Parfois, même si ça marchait, une allusion mal placée à l’épouse de quelqu’un pouvait vous aliéner un jury et devenir contre-productif. Ames ne voulait pas courir un tel risque. Il se présentait toujours lui-même comme un parangon de générosité, et quand il recourait à des attaques personnelles, il faisait mine d’en user avec réticence et seulement pour défendre la cause de la vérité, de la justice et de la démocratie américaine. Comme s’il était sincèrement désolé que le prévenu soit un salaud qui bat sa femme et que ce fût au jury de décider si cela avait une importance quelconque.

Bridgette, qui l’accompagnait, demanda ce qu’il en pensait.

Elle était intelligente – première de sa promotion à Lewis et Clark, deux ans plus tôt, aussi brillante que la douzaine d’autres assistants et associés du cabinet. Adorable, en plus. Mais elle continuait à croire que loi et justice étaient synonymes, ce qui bien sûr était faux.

Il ne pouvait lui dire les véritables raisons qui l’avaient amené à demander cette déposition. Il avait voulu voir son adversaire face à face. Il voulait apprendre de la bouche même de Michaels l’adresse de son domicile, parce que toute cette affaire pouvait devenir très personnelle et qu’il désirait recueillir cette information sans laisser de piste trop évidente. Mais surtout, il voulait qu’il le voie pour avoir peur de lui.

Autant de petites choses, prises isolément, mais qui faisaient partie du travail d’un grand avocat. Dans ce métier, la présentation était tout aussi importante que la loi. Peu importait le nombre de textes que vous étiez capable de citer si le jury ne vous aimait pas.

Bridgette n’était pas encore prête à ces finesses, cependant. « Tout s’est passé aussi bien qu’on pouvait l’espérer, dit-il. Vous m’assisterez sur cette affaire, aussi je veux que vous sachiez tout ce qu’il y a à savoir sur le droit maritime, les traités des Nations unies et la piraterie avant que nous nous présentions devant le tribunal. Sans oublier le commandant Michaels et son épouse, Toni.

– Compris.

– Bien. » En vérité, toutefois, les résultats de cette action n’avaient pas vraiment d’importance. Bien sûr, si l’on en arrivait au procès, il voulait le gagner. Mitchell Townsenti Ames ne perdait pas, point final, mais l’important, ici, était de noyer la Net Force sous les problèmes pour mieux lui permettre de l’achever légalement. Si le Congrès et le Sénat votaient un texte acceptable et que le président le signait, alors la Net Force serait liée par les résultats. Ils auraient beau détester ça, sauter, protester ou gueuler, une fois que le texte aurait force de loi, cela ne ferait plus aucune différence.

Ames se fichait bien des hommes tués à bord du Bonne Chance. Il se fichait bien de leurs parents survivants. Les morts avaient été des voyous, qui s’étaient fait descendre au lieu de descendre les autres. C’étaient des criminels qui ne méritaient pas sa sollicitude. Tout ce procès n’était qu’un écran de fumée et s’il servait ses objectifs, c’était tout ce qui comptait.

Une fois qu’il s’était fixé un but, Ames avait toujours trouvé les moyens d’y parvenir. S’il pouvait le faire par la menace ou par une action en justice, tant mieux. S’il fallait un procès, à la bonne heure. S’il fallait envoyer un homme de main comme Junior pour graisser la patte, faire chanter ou agresser quiconque s’interposait, pourquoi pas, là aussi. Tout était bon.

La limousine s’arrêta, le chauffeur en descendit et lui ouvrit la portière. Bridgette grimpa la première, Ames la suivit. Dès qu’il fut assis, il glissa la main dans le vide-poches de portière et en sortit son pistolet, le SIG P-210 avec son étui inversé qu’il raccrocha du côté gauche à sa ceinture en cuir de cheval taillé main. L’étui inversé était plus pratique en voiture. Il était moins inconfortable et permettait de dégainer plus facilement. Celui-ci avait été conçu pour protéger du car-jacking – ces vols de voiture avec agression du conducteur.

Bien que le permis soit difficile à obtenir, il avait un port d’arme valable dans le district fédéral, les États de Virginie, du Maryland et de New York ainsi que dans la plupart des autres États à la législation plus souple. Ce n’était qu’un des multiples avantages de la fortune et d’un besoin légitimement reconnu. Plus d’une fois, il s’était fait menacer de mort en public par des hommes en colère. Mais de tels permis ne s’étendaient pas aux cours fédérales ou aux palais de justice, aux bureaux de poste ou aux avions de ligne, entre autres.

Tout bien considéré, la visite avait été productive. Il appréhendait mieux à présent le commandant Alex Michaels. Il savait où trouver l’homme et sa famille. Au pire, il pourrait toujours demander à Junior de leur faire une petite visite nocturne. Un homme comme Michaels ne céderait pas aux pots-de-vin, au chantage ou même à l’intimidation physique, Ames le savait, mais il avait une famille. Et même si sa femme était un as des arts martiaux, ils avaient un petit garçon qui ne serait pas aussi doué.

Et un homme ferait à peu près n’importe quoi pour protéger ses enfants.

 

Châlits, Irak

 

Le groupe de Howard était largement en sous-effectifs. Pour couronner le tout, son groupe de reconnaissance de quatre hommes n’avait qu’un armement léger. Ils étaient là pour recueillir de l’information, pas pour se battre. D’un autre côté, la patrouille de fantassins irakiens était plus lourdement armée et ils étaient quatre fois plus nombreux que l’unité de Howard. Il devait y avoir entre seize et dix-huit soldats ennemis.

Howard et son groupe avaient déjà quitté la route. Il leur fit signe de se baisser. Dans le noir, ils seraient plus difficiles à repérer.

Le flot de la conversation en arabe des Irakiens discutant entre eux se déversa entre les rochers et les broussailles. Les hommes plaisantaient, riaient, ne s’attendant à aucun problème lors de cette patrouille de routine qui n’avait sans doute jusqu’ici jamais rencontré rien de plus dangereux qu’un lézard.

Ils étaient dans les monts Elbourz. Le point culminant le long de la route de Chalus à Karaj était de mille mètres, peut-être un peu plus, plus à l’ouest. Ils n’étaient pas très loin à l’intérieur des terres, à une trentaine de kilomètres seulement de la mer Caspienne, sur la frontière nord de l’Irak, mais c’était assez loin pour demander à un hélico d’extraction plusieurs minutes de vol. Raison supplémentaire pour rester discrets et laisser passer la patrouille.

Au contraire de ce que bien des gens pensaient, surtout après la guerre du Golfe, les soldats irakiens n’étaient pas tous des chameliers abrutis qui couraient partout en criant « Allah ahkbar ! » et qui étaient incapables de tirer droit. Certaines des unités d’élite étaient composées de vétérans endurcis au combat capables de marcher toute la nuit puis de se battre toute la journée, des hommes aussi bien entraînés que dans n’importe quelle autre armée de par le monde. Certes, dans un affrontement contre des B1 larguant des bombes antipersonnel et des bâtiments de la Navy tirant des missiles depuis une distance de cent cinquante kilomètres, les Irakiens se feraient battre à plate couture. Au XXIe siècle, on ne pouvait pas recourir aux tactiques de la Première Guerre mondiale et espérer gagner. Mais sur une route étroite, dans les montagnes, la nuit – dans leurs montagnes -, face à une force de reconnaissance sans tenue de protection et aux effectifs quatre fois moindres, ces AK-47 étaient toujours aussi efficaces.

Howard et ses hommes étaient venus découvrir ici s’il y avait une usine d’armes biologiques enfouie dans les collines, sans doute enterrée profondément dans une caverne où elle ne pourrait pas être repérée par des satellites-espions. Et ce n’était pas en tombant sur une force plus importante et mieux armée qu’on y parvenait.

Le fait que la patrouille se retrouve ici indiquait sans doute que les informations sur cette usine d’armes biologiques avaient un certain fondement. Jusqu’ici, les Gros Oiseaux n’avaient pas réussi à la localiser, mais l’intensité du trafic entrant et sortant d’un des canyons proches indiquait qu’il s’y passait quelque chose.

Quoi que ce puisse être, Howard avait besoin de le savoir. Une fois la patrouille passée, ils avanceraient.

L’un des soldats irakiens quitta la route pour se porter dans leur direction.

Aucun des membres de l’escouade de la Net Force ne bougea. Ils étaient figés comme des statues, respirant à peine.

L’homme se rapprocha. Il se dirigea vers une saillie rocheuse à moins de trois mètres devant Howard, la contourna pour se placer hors de vue de la route, puis défit sa braguette.

Il tournait le dos à Howard mais le bruit du jet d’urine résonna dans l’obscurité.

Parfait. Le gars avait envie de pisser et il avait choisi cet endroit.

Howard sortit son couteau. C’était un couteau de chasse avec une petite pointe courte recourbée, pas plus long que le majeur. Le genre de lame qu’on utilisait pour dépecer et vider le gibier, mais parfaite également pour égorger. L’acier avait été recouvert d’un revêtement noir mat qui ne réfléchissait pas la lumière.

Howard se prépara à agir. Le type en train de vider sa vessie n’avait qu’à tourner légèrement la tête pour voir un fantassin américain tapi dans la nuit derrière lui. Si cela devait se produire, Howard et son groupe seraient dans une mauvaise passe. Mais si Howard prenait les devants, il pouvait sauter sur l’homme avant que celui-ci ne se rende compte de ce qui arrivait. Un coup à la base du crâne ferait l’affaire. Il n’aimait pas ça, devoir tuer un pauvre bougre dont le seul crime était de répondre à l’appel de la nature, mais c’était trop risqué.

Mieux vaut l’un d’eux que nous quatre.

Trois pas réguliers, deux longues enjambées, moins d’une seconde pour saisir l’homme, plaquer une main sur sa bouche, enfoncer la lame avec l’autre main.

Howard se redressa avec précaution, se mit à quatre pattes, puis s’accroupit. Il se pencha en avant pour prendre son élan…

L’Irakien, averti par quelque chose, regarda pardessus son épaule au moment où Howard bondissait. L’homme cria, s’emparant déjà de son fusil…

Ho-ho, ils étaient dans de beaux draps à présent…

« Général Howard ? dit l’ordinateur, interrompant le scénario de réalité virtuelle. Vous avez un appel de priorité un. »

 

QG de la Net Force

Quantico

 

Howard sortit de la RV et ôta son casque. « Qui m’appelle ?

– Le commandant Michaels, répondit l’ordinateur.

– Je le prends, passez-le-moi. »

Même si ce n’était sans doute rien de bien grave, Howard avait depuis longtemps placé Michaels sur sa liste de priorité un. Il n’allait pas snober son patron sous prétexte qu’il jouait à des jeux de guerre en virtuel.

« Commandant.

– Allô, général. Nous avons un petit problème. Tommy Bender est dans mon bureau et il veut vous parler du fier vaisseau Bonne Chance.

– Le procès, dit Howard.

– Tout juste.

– J’ai déjà fait ma déposition, dit le général. Une jeune femme est passée vendredi.

– Je sais. Je l’ai rencontrée, de même que cet avocat célèbre, pour ma propre déposition. Apparemment, il semblerait qu’il y ait un supplément d’informations sur un des vigiles abattus et notre avocat estime devoir nous en informer.

– Je vois.

– Enfin, bien entendu, si vous n’êtes pas trop occupé, poursuivit Alex. Je peux le décommander, si nécessaire.

– Non, du tout, commandant. J’ai le temps. L’activité est plutôt calme par ici, ces temps derniers. Je peux vous rejoindre dans une dizaine de minutes.

– Merci, John.

– De rien. »

 

Howard se pointa avec trois minutes d’avance et échangea des salutations avec Alex et Tommy.

« Très bien, dit Michaels, de quoi s’agit-il, Tommy ? »

L’avocat sourit. « Je sens que vous allez adorer, dit-il. Autant que nous puissions savoir, Richard A. Dunlop était l’homme que John a tué par balle durant le raid.

– L’homme qui m’a tiré dessus le premier », remarqua Howard. Il effleura son flanc. « Juste dans l’interstice non recouvert par le gilet pare-balles que j’avais emprunté.

– Oui, d’accord, nous pourrons certainement faire valoir cet argument. Connaissiez-vous M. Dunlop avant de lui tirer dessus, général ?

– Non, maître. Lorsqu’il m’a tiré dessus, c’était notre toute première rencontre.

– Ah.

– Pourquoi ? intervint Michaels. À quoi rime toute cette histoire, Tommy ?

– Ma foi, il semble que M. Dunlop faisait partie de la WAB.

– Qui est… ?

– La White Aryan Brotherhood – la Fraternité aryenne blanche, répondit Howard, devançant Tommy.

– Et alors ? dit Alex. J’ai entendu parler d’eux. C’est un groupuscule raciste. Quel rapport ?

– Eh bien, reprit Tommy, si le général Howard – qui, dois-je le faire remarquer, est noir – savait que M. Dunlop était raciste, cela aurait pu lui fournir un prétexte à lui tirer dessus, en dehors de la simple légitime défense. »

Michaels hocha la tête. « Vous savez, Tommy, que c’est peut-être le truc le plus stupide que j’aie jamais entendu. »

L’avocat haussa les épaules. « Êtes-vous déjà allé à Las Vegas, général ?

– Oui, bien sûr.

– Et étiez-vous à Las Vegas le 3 avril 2011 ? »

Howard réfléchit quelques instants. « Oui, je crois bien. Autant que je me souvienne, c’était juste avant que nous montions une opération dans le désert à proximité. Notre unité était en stand-by, attendant la résolution d’une panne d’ordinateur sur les satellites de surveillance. Nous nous sommes retrouvés coincés à Vegas en entendant l’ordre de reprendre les opérations. »

Tommy acquiesça. « Et avez-vous eu une altercation avec M. Dunlop pendant que vous étiez à Las Vegas, général ?

– Bien sûr que non. Comme je vous ai dit, je n’avais jamais rencontré cet homme.

– Mais l’avocat du plaignant peut produire des éléments prouvant que M. Dunlop se trouvait bien à Las Vegas ce même jour. »

Howard fronça les sourcils. « Et alors ? Un million d’autres personnes également. »

Tommy se carra dans son fauteuil et sourit. « Mais vous n’avez pas tiré sur un million d’autres personnes, John. Vous avez tiré sur Dunlop. Et voilà comment Ames va procéder : il montrera que vous vous trouviez en même temps à Vegas. Il postulera une hypothétique rencontre, au cours de laquelle vous auriez eu une altercation au sujet de son comportement raciste. Il vous aurait bousculé sur le trottoir, vous auriez eu des mots et vous auriez failli en venir aux mains. Puis il fera le lien avec la fusillade sur le bateau, en laissant sous-entendre que vous avez tué Dunlop à cause de cette rencontre précédente. »

Howard secoua la tête. « C’est incroyable. Rien de tout cela ne s’est produit.

– Peu importe, John. Il n’a pas besoin de le prouver. Il n’a qu’à amener un jury à croire que les choses auraient pu se dérouler ainsi.

– Que voulez-vous dire ?

– Écoutez, vous et moi savons fort bien qu’il n’aura aucun mal à trouver à Las Vegas un quelconque ivrogne qui, pour le prix d’une bouteille de mauvais bourbon, jurera qu’il vous a vu avec Dunlop. Le jury pourra fort bien reconnaître que l’homme est un menteur. Ils pourront fort bien ne pas croire un mot de sa déposition. Mais ils ne pourront pas oublier non plus ce qu’il aura dit. Le juge pourra bien sûr leur enjoindre de ne pas tenir compte de ce témoignage, bien sûr, mais ce sera peine perdue.

– Je ne saisis toujours pas », dit Howard.

Tommy se massa les paupières. « Avec un écran de fumée suffisamment épais et quelques tours de passe-passe, vous pouvez embobiner un auditoire. Ames est passé maître dans ce genre d’illusion. C’est un magicien. Il est capable d’amener des gens à penser qu’ils ont vu une chose qu’ils n’auraient en toute logique pas pu voir. Faites-moi confiance, Ames fabriquera un tombereau de boue et vous traînera tout le monde dedans. Même si ça ne tient pas debout, ça pourra laisser des traces. Rappelez-vous, c’est une affaire au civil, pas au pénal. Il lui suffit juste d’amener le jury à douter, rien qu’un peu. »

Howard fronça de nouveau les sourcils.

Soupir de Tommy. « Vous avez déjà descendu plusieurs personnes dans le cadre de votre service, n’est-ce pas, John ?

– Oui, mais chaque fois, c’était justifié. »

Tommy hocha la tête. « Pas sûr. Notamment pas aux yeux d’un jury civil. Toute opération de la Net Force au cours de laquelle une personne a été sérieusement blessée ou tuée sera pain bénit pour Ames. Il les citera toutes, établira un bilan. Il montrera des clichés pris à la morgue, présentera les témoignages des familles, tout ce que pourra laisser passer le juge.

« Ames dépeindra un tableau où tous les agents de la Net Force qui ont pu intervenir sur le terrain apparaîtront comme des tueurs assoiffés de sang pressés d’abattre, poignarder ou tabasser leurs malheureuses victimes. Pis encore, il va montrer que ces agents n’étaient pas seulement dirigés mais bel et bien menés par un commandant et un général qui adorent faire le coup de poing et avoir du sang sur les mains. Il nous fera passer pour les hordes mongoles, assassinant et pillant pour le plaisir.

– Mon Dieu, fit Howard. Il est vraiment capable de faire une chose pareille ?

– S’il arrive à convaincre un juge que de tels éléments permettent d’établir un schéma de comportement, ou qu’un incident particulier peut-être directement lié à son affaire, oui, tout à fait. Comme je l’ai dit, le droit civil diffère du droit pénal, les critères n’y sont pas aussi stricts. Et pour Ames, rien n’est trop bas. Quand il est lancé, l’homme est capable de ramper plus bas que terre.

– Mon Dieu, répéta Howard.

– Si vous êtes en bons termes avec Lui, à votre place, je prierais pour qu’il intervienne, reprit l’avocat. Genre Ames qui tombe dans une bouche d’égout ou qui s’effondre, victime d’un infarctus. Il faudrait au moins ça pour le ralentir. Il inventera un tel tissu de calembredaines que vous aurez l’impression d’être pris entre la Forêt enchantée et le château de la Belle au Bois dormant… »

Michaels hochait la tête, lui aussi. Comment pouvait-on faire des choses pareilles et s’en tirer impunément ?

« Il y a encore un point que vous devez savoir, ajouta Tommy au bout d’un moment.

– Et qui est ? s’enquit Michaels.

– Vous devez redoubler de prudence dans votre enquête en cours sur CyberNation. Tout vérifier et cocher point par point.

– C’est-ce que nous faisons pour toutes nos enquêtes », rétorqua Michaels.

Tommy acquiesça. « Je sais, mais comprenez bien : le plus infime écart de procédure risque de vous coûter cher. Ames est à l’évidence au courant de cette enquête et vous pouvez être sûr qu’il va la brandir comme un étendard le jour de la fête nationale. Il prétendra que la Net Force harcèle ses clients à cause du procès, qu’il n’y a aucune autre raison de se livrer à une telle procédure puisque tous sont de braves citoyens respectueux des lois qui cherchent simplement à gagner honnêtement leur vie.

– Mais notre enquête est antérieure à ces poursuites.

– Peu importe, rétorqua Tommy. Souvenez-vous, Ames joue sur la perception des choses, pas sur la réalité. Et pour en revenir à vos enquêtes habituelles, pouvez-vous honnêtement dire que vous ou l’un de vos hommes ne s’est pas écarté de la ligne jaune, ne serait-ce qu’un chouia, pour résoudre une affaire ou mettre à l’ombre un malfaiteur ? Car Ames aura sous la main des copies de tous vos dossiers – tous ceux qui ne sont pas confidentiels, en tout cas – et il les épluchera en détail, en quête du moindre signe, du moindre indice qu’il puisse agiter sous le nez du jury. »

Il se tourna vers Howard. « Par exemple, général, chaque fois que, lassé de jouer les ronds-de-cuir, vous êtes allé sur le terrain, Ames en tirera prétexte pour prouver que vous aimez vous impliquer personnellement. Que vous adorez brandir des flingues et descendre des gens.

– Mais c’est mon boulot », objecta Howard.

Tommy hocha la tête. « Les généraux ne mènent plus les charges depuis longtemps. Ils restent en retrait et dirigent les opérations de loin. » Puis, se tournant vers Alex : « Et c’est encore pire pour vous. Vous n’êtes même pas un militaire. En vous impliquant comme vous le faites, vous démontrez un certain zèle qu’on peut aisément gonfler et faire passer pour du fanatisme à tout crin. »

Michaels se pencha en avant. « Êtes-vous en train de suggérer que nous laissions tomber cette enquête sur CyberNation ? Et vous est-il venu à l’idée que ce procès pourrait bien n’être rien de plus qu’une tentative pour nous y amener ? À cesser notre enquête ? Ou nous forcer à reculer à tel point que CyberNation pourra se livrer à toutes les activités illégales qu’elle voudra sans se soucier d’être surveillée ?

– Bien sûr que ça m’est venu à l’idée, et ce n’est pas ce que je suggère. Mais je ne verrais pas d’objection à ce que vous suspendiez votre enquête jusqu’à ce que cette affaire soit réglée, mais ce n’est même pas la peine. Ce qu’il vous faut, c’est faire exactement ce que j’ai dit : redoubler de prudence et prêter un surcroît d’attention aux moindres détails. »

Michaels regarda Howard. Aucun des deux hommes n’avait rien à répondre.

« Je vous ai dit qu’on allait tomber sur un sac d’embrouilles, reprit Tommy. Et ce n’est que le début. »

Soupir de Michaels qui opina. « Je dirai à mon personnel de redoubler de prudence.

– Bien. Bon, il faut que j’y aille. Bonne journée. »

Après le départ de Tommy, Michaels regarda Howard. « Je crois qu’il nous faut organiser une réunion d’état-major.

– Affirmatif, monsieur, dit Howard. Je pense que ce serait une excellente idée. »