36.

Washington, DC

 

 

 

Juste après midi, Junior passa au ralenti devant la maison pour avoir une vue détaillée sur les lieux.

Il inspira un grand coup. Tout cela était un peu trop précipité à son goût, mais parfois, on n’avait pas le choix. Autant faire avec.

Il appela Ames sur le jetable.

« Oui ?

– Je m’y mets tout de suite.

– Tout de suite ? » La voix d’Ames crépitait un peu dans le téléphone bon marché.

« Ouais.

– D’accord. Rappelle-moi quand tu as tout réglé. »

Junior raccrocha. Il fit le tour du pâté de maisons, puis gara la voiture de location deux numéros plus loin et descendit en prenant son temps.

Une tenue de cow-boy aurait par trop détonné dans ce quartier, aussi avait-il coiffé une casquette de base-ball, chaussé des lunettes noires, passé son gilet de pêcheur par-dessus un T-shirt, et mis un short. L’Américain moyen.

Bon, enfin, un Américain moyen avec deux flingues planqués sous son gilet

Il s’approcha de la maison, inspecta les alentours, toujours aussi peu pressé.

Pas de voisins à l’horizon pour le reluquer. Il essaya la porte de devant, mais elle était fermée. Il passa derrière, trouva un portillon dans la clôture de la cour, également fermé à clé, et l’escalada. Aucun chien ne se mit à aboyer : excellent.

Il se dirigea vers la façade arrière et vit une porte coulissante donnant sur une cuisine. Elle était fermée, les fenêtres aussi, mais à moins que les occupants n’aient bloqué la glissière avec un manche à balai, ouvrir une porte coulissante n’était pas bien sorcier.

Junior avait toujours sur lui une « carte de visite » en titane pour de telles occasions. La carte était mince, flexible, résistante, et il ne lui faudrait sans doute que quinze secondes pour déverrouiller le loquet.

Il lui fallut moitié moins.

 

QG de la Net Force, Quantico

 

Michaels revenait de déjeuner quand son virgil pépia. Il dégrafa le boîtier de sa ceinture. Pas d’identification de l’appelant, mais seules une poignée de gens avaient son numéro. Il pressa la touche « connexion ».

Pas d’image.

« Oui ?

– Alex Michaels ? dit une voix rauque, féminine.

– Oui, qui est à l’appareil ?

– Peu importe. Ce qui importe, c’est qu’un individu est en train d’entrer chez-vous par effraction, un individu qui a l’intention de tuer votre fils. »

Le correspondant coupa la communication.

Michaels sentit un grand froid l’envahir. Alex était à la maison avec Tyrone, Toni était encore en train de déjeuner !

Il pressa la touche d’appel et dit : « Police du district fédéral. Alerte ! »

 

Washington, DC

 

Junior sourit en ouvrant la porte coulissante. Il crut surprendre l’ombre d’un mouvement, mais l’impression s’était dissipée avant qu’il ait pu mieux voir. Avait-il réellement aperçu quelqu’un ?

Il secoua la tête. Il aurait juré qu’il avait vu un gamin à la peau noire, maigre, un ado. Il hocha de nouveau la tête. Se serait-il trompé de maison ? L’adresse correspondait mais pour autant qu’il sache, Alex et le reste de sa famille étaient blancs.

Il attendit, retint sa respiration. Rien.

Il avait dû rêver.

Gaffe, Junior, se dit-il. On se calme.

Il referma soigneusement la porte coulissante et resta quelques secondes immobile, l’oreille tendue. Il entendit le bourdonnement du réfrigérateur, celui, plus lointain, de la climatisation. Rien d’autre.

Junior dégaina son revolver droit. Il aurait l’air malin s’il se faisait assommer par la femme ou une baby-sitter brandissant une poêle à frire. Et comme le père du gamin était un fédéral, il se pouvait qu’il ait un flingue à la maison. Si Junior voyait quelqu’un pointer une arme dans sa direction, il le buterait, sans hésitation.

Il traversa précautionneusement la cuisine en direction du couloir, jeta un œil à l’angle du mur et ramena la tête en arrière, vite fait.

Rien.

Il s’engagea dans le couloir, l’arme braquée.

 

Jet d’affaires d’Ames, au-dessus du Tennessee

 

Ames sourit en regardant le téléphone jetable. Eh bien donc, c’était fait.

Junior ne lâcherait pas le morceau quand les flics se pointeraient. Cela déboucherait sans doute sur une prise d’otage et Junior comprendrait dès lors qu’il allait se retrouver accusé d’enlèvement, à tout le moins, plus d’attaques à main armée, et peut-être également impliqué dans la fusillade d’Atlanta. Ames savait que Junior n’avait pas envie de passer le restant de ses jours en prison ou d’attendre dans le couloir de la mort. Il était exclu qu’il se rende. Et au bout du compte, s’ils ne le descendaient pas d’emblée, un tireur d’élite de l’and-gang l’alignerait et lui logerait dans la tête une balle de 308, et ce serait une affaire réglée.

Adios, Junior. Salue le diable de ma part…

 

QG de la Net Force, Quantico

 

L’hélicoptère de la Net Force décolla, avec Alex et Toni pour seuls passagers, et vira sur la gauche dans une manœuvre vertigineuse.

Alex avait dit au pilote de faire son possible pour les amener chez lui au plus vite.

« Alex ? » Elle devait crier pour couvrir le bruit du moteur et des rotors.

« Tout ira bien ! cria-t-il en réponse. La police du district est déjà en route, ils seront arrivés avant nous. »

Toni était terrifiée.

Mon Dieu, pourvu qu’il n’arrive rien à mon bébé !

 

Washington, DC

 

Junior crut entendre quelqu’un parler, tranquillement, à voix basse, et il avança, plaqué au mur en direction du son, la main gauche serrant la droite sur la crosse, pour tenir le revolver à deux mains – pointé devant lui, incliné à quarante-cinq degrés vers le sol. Il était plus facile et plus rapide de le relever et viser la cible que de le ramener vers le bas depuis une position canon relevé, comme le faisaient quantité de flics et de militaires.

Il passa devant deux pièces dont les portes étaient ouvertes, y jeta un rapide coup d’œil et ne vit personne.

Il fallait qu’il gagne l’extrémité du couloir où se trouvait une porte fermée. Il fit jouer délicatement le bouton.

Fermée.

Il colla l’oreille au battant, mais la voix – s’il s’agissait bien d’une voix – s’était tue. Il n’entendait plus rien. Il était pourtant certain que quelqu’un se trouvait dans la pièce. Certain.

Junior était en nage, malgré la climatisation. Il resta immobile un long moment, à réfléchir.

Devait-il battre en retraite, ressortir, contourner la maison et regarder par la fenêtre ? À supposer qu’il n’y ait pas un store ou un rideau fermé qui l’empêche de voir. Devait-il ordonner à l’éventuel occupant de sortir ? Ce ne serait peut-être pas une si bonne idée. La personne pouvait avoir déjà la main sur le téléphone après avoir composé le numéro de police-secours. C’était peut-être bien cela qu’il avait entendu : une personne qui appelait la police, laquelle se trouvait peut-être déjà en route.

Ou peut-être était-ce la maman qui était là, tenant le vieux fusil à pompe de son grand-père, prête à dégommer tout ce qui se présenterait à la porte.

Il hocha la tête. Trop de questions sans avoir de réponses tant qu’il ne bougerait pas. Non, si quelqu’un se trouvait dans cette pièce, il était inutile de le prévenir, de lui laisser le temps de faire quoi que ce soit. Le mieux était d’ouvrir la porte d’un grand coup de pied, de bondir et de prendre la personne au dépourvu. Les gens étaient toujours effrayés par les bruits et le mouvement, distraits par les exclamations du genre : « Et ta sœur ? » À chaque coup, ils étaient toujours dépassés quand trop d’événements survenaient en même temps.

Il prit une profonde inspiration, souffla un peu et se concentra. C’était une porte intérieure, donc pas une porte pleine, avec un simple verrou. Pas de problème.

 

Jet d’affaires d’Ames Au-dessus de l’Arkansas

 

Ames avait ouvert une bouteille d’excellent vin rouge au moment où l’avion décollait, et le breuvage s’était à présent suffisamment aéré. Certains vins voyageaient mal, et la pression plus basse dans la cabine n’était en général pas bonne pour le vin, mais il s’en moquait. Il n’allait en boire de toute manière qu’un verre ou deux, et si le reste ne répondait pas à ses attentes, il n’était pas à deux cents dollars près, compte tenu de ses revenus. Il en boirait bien d’autres. Il avait des dizaines de caisses de crus millésimés dans sa planque texane.

Il versa le vin et le fit tourner dans son verre tout en songeant à la lobbyiste, Cory Skye. Il n’avait plus eu de nouvelles d’elle depuis quarante-huit heures et se demanda où elle était, et comment se déroulaient ses avances auprès du commandant de la Net Force.

Il inhala le bouquet intense, puis but lentement une gorgée. Ah.

 

Washington, DC

 

Junior lança le pied en avant, qui heurta violemment la porte, et vit avec plaisir le battant s’ouvrir à la volée, révélant une chambre. Il bondit à l’intérieur.

Il saisit un mouvement sur sa gauche, pivota et découvrit plusieurs choses simultanément :

Il y avait une salle de bains et, à l’intérieur, accroupi sous le lavabo, le garçon qu’il était venu chercher.

Il y avait également un autre garçon, un jeune Noir maigrichon – il n’avait donc pas eu la berlue ! – qui se tenait devant la porte, la bloquant en partie.

Il y avait un pistolet d’exercice à canon long dans la main du jeune maigrichon, pointé vers le tapis.

Un flingue !

Junior fit pivoter son revolver. En un mouvement rodé par des années de pratique, avec la douceur de l’huile sur de l’acier poli, sans hésitation, sans secousses, sans brusquerie.

Tourner, viser, cibler…

Il aligna le cran de mire sur la tête du jeune Noir, Prêt à presser la détente…

Le canon long dans la main du garçon devint flou.

Bon Dieu, comment peut-on être aussi rapide ?

Il n’eut pas vraiment le temps de s’interroger. Avant que son doigt n’eût commencé de presser la détente, il y eut du feu et du bruit, mais tout s’interrompit…

… L’esprit de Junior s’arrêta. Sa dernière pensée fut : Mais comment est-ce que… ?

 

Les flics du district fédéral étaient là, mais ils avaient délimité un périmètre et personne n’était entré. Toni et Alex étaient descendus de l’hélico et avaient presque atteint la porte d’entrée, malgré les cris leur demandant de se tenir en retrait. Il allait falloir plus que la police pour empêcher Toni de rejoindre son enfant…

Puis vint soudain l’horrible claquement d’une arme de petit calibre.

Toni poussa un cri inarticulé, un cri primai, un cri pour appeler à l’aide son compagnon, mais c’était inutile : Alex avançait déjà. Il heurta la porte d’un coup d’épaule, la projeta contre le mur du couloir, assez fort pour casser la butée, sans ralentir…

Elle se précipita dans le hall, un pas derrière lui, tous deux hurlant…

Le bébé !

Sans songer aux armes, ils se ruèrent dans la chambre…

… et faillirent buter sur le corps d’un homme gisant à plat ventre, un revolver serré dans la main. Il avait reçu une balle en plein front. Juste entre les deux yeux.

Boudreaux !

Toni vit sur sa gauche Tyrone, Petit Alex tenu d’un bras, calé sur sa hanche ; dans son autre main, le jeune homme tenait un pistolet dont le mince canon était à présent pointé vers le sol.

« II… il a dé-défoncé la porte, madame Michaels ! Il avait une a..une arme !

– Maman ! » cria Alex. Il sourit et tendit les bras vers elle, ravi de la voir. Il ne pleurait pas. Il ne semblait même pas particulièrement secoué.

Elle prit le garçon, le soulagement l’envahissant comme un raz de marée.

« Je-je-je… » Tyrone sanglotait trop pour arriver à parler.

Tyrone et son pistolet d’exercice. Il les avait sauvés du tueur.

Incroyable.

Alex Michaels s’accroupit près de l’homme abattu. « Mort, dit-il.

– Tout va bien, Tyrone, dit Toni. Tu as fait ce qu’il fallait. C’est très bien. » Elle tendit le bras et le serra contre elle. « Merci. »

Ce simple mot était totalement inadéquat, mais elle vit Tyrone acquiescer. Puis elle se retourna pour regarder l’homme étendu près de son lit et de son mari. C’était la seconde fois que la Mort était venue lui rendre visite à domicile. Elle hocha la tête. Ça allait être la dernière. Elle n’allait pas rester ici et faire courir des risques à son enfant. Elle allait devoir le faire comprendre à Alex. Il était temps de quitter cette ville.

Alex hochait la tête et elle sut qu’il avait deviné ses pensées. Leur fils était sain et sauf. Et ils allaient continuer à le protéger, quoi qu’il leur en coûte.