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Désert de Mojave

Entre Joshua Tree et Twenty-Nine Palms,

 Californie

 

 

 

Tout se passa au début sans problème.

Le membre du Congrès, un représentant de Californie du nom de Wentworth, avait voulu que la rencontre se déroule dans un lieu retiré plutôt qu’à son bureau ou à son domicile. Junior avait accepté – peu lui importait où ils se rencontraient, du moment qu’ils réglaient leurs petites affaires. Wentworth lui indiqua un petit chemin de terre qui s’enfonçait dans le parc national de Joshua Tree. Junior n’était pas trop sûr, mais il avait l’impression que la circonscription du parlementaire incluait ce monument national et peut-être même aussi la base des Marines située juste au nord. Cela n’avait pas grande importance non plus. Un parc dans le désert, ça lui allait très bien.

Wentworth avait été facile à faire chanter. Comme avec le sénateur Bretcher, il s’était servi de Joan pour le piéger. Ils avaient juste un peu moins poussé leur petit numéro, pas de confrontation, pas de menace d’appeler les flics, pas de mensonge sur l’âge de Joan. Au lieu de cela, Junior s’était simplement caché dans la penderie avec un appareil photo numérique. Il avait pris quelques clichés détaillés dont il avait envoyé une sélection par mail au brave député, accompagnés d’une demande de rendez-vous. L’homme avait accepté, comme s’y attendait Junior, et ce dernier avait pris l’avion pour se rendre en Californie et conclure l’affaire.

Au volant de sa voiture de location, il quitta l’aéroport de Los Angeles pour emprunter l’autoroute 1-10 et, passé San Bernardino et Banning, coupa au nord sur la route d’État 62 à Palm Springs. Il dépassa plusieurs petites villes – Morongo Valley, Yucca Valley, Joshua Tree -, puis se mit en quête de la piste en terre qui, selon les indications de Wentworth, s’embranchait sur la droite entre Park Boulevard et Boy Scout Trail. S’il tombait sur la route d’Indian Cove, avait précisé le parlementaire, c’est qu’il serait allé trop loin.

Il passa devant le panneau à l’entrée du parc et faillit bien louper le fameux chemin de terre. Il s’y engagea et sinua bientôt dans un paysage poussiéreux et desséché, cherchant son bonhomme. Il faisait torride par ici, sans doute plus de trente-cinq degrés. Si jamais la voiture tombait en panne, il aurait une longue trotte inconfortable à faire avant de rejoindre la civilisation. Junior n’était pas un béotien en matière de traversée du désert, même les déserts arides, et il ne serait pas parti sans prendre une gourde d’eau, au cas où, mais l’idée de devoir marcher vingt ou trente kilomètres sous le soleil d’été n’avait rien d’attirant.

Pourquoi d’abord quelqu’un avait-il décidé de faire de ce site un parc national ? Il n’y avait rien à voir qui n’était déjà de l’autre côté de la route, c’est-à-dire rien de bien folichon. Malgré tout, Junior était toujours prudent et scrupuleux, chaque fois qu’il en avait le temps, et il avait effectué quelques recherches. L’essentiel de ses informations étaient venues du service des parcs qui lui avait indiqué que le parc national couvrait quatre cent mille hectares. Jusqu’ici, il n’avait vu que rocaille et armoises. Sans compter les abeilles tueuses d’Afrique, lui avait-on précisé, qu’il valait mieux éviter.

Un monument national ? Un gâchis d’argent pour le contribuable, oui.

Après trois kilomètres de cette piste sinueuse, il avisa un bosquet d’arbres rabougris et d’autres buissons de créosote. Il devait y avoir de l’eau dans le coin, une source ou une mare. Une Lincoln noire était garée dans l’ombre, moteur au ralenti, et la plaque d’immatriculation correspondait à celle de la voiture du parlementaire.

Junior vint se garer à l’ombre et coupa le contact. Le moteur chaud cliqueta et même sous l’abri des arbres et derrière les vitres teintées, le soleil réfléchi demeurait ardent. Il pouvait sentir l’habitacle se réchauffer alors même qu’il venait seulement de couper la clim.

Eh bien, autant y aller sans traîner.

Junior ouvrit la portière. Un souffle de vent aride le fouetta comme un drap sorti d’une armoire sèche-linge. Il fut aussitôt en nage. Mais il avait l’habitude de la chaleur associée à une humidité élevée, et ce n’était pas aussi intenable que La Nouvelle-Orléans en septembre.

Il se dirigea vers la voiture du parlementaire. La vitre descendit et l’homme leva les yeux vers lui. Ne prenant aucun risque, Junior lorgna dans l’habitacle, inspectant avec soin le véhicule. À moins que quelqu’un ne soit caché dans la malle, auquel cas il devait être cuit à point à l’heure qu’il était, le représentant du grand État de Californie était seul.

C’était un homme mince, pâle, quarante-cinq ans environ, les cheveux trop longs et apprêtés. Il était vêtu d’une chemise à manches courtes et d’un pantalon kaki. Ses mains étaient bien visibles, une sur le volant, l’autre négligemment posée sur la portière près du rétroviseur latéral.

« Hé, comment va ? lança Junior.

– Allez-vous faire foutre, répondit le membre du Congrès.

– Monsieur le député Wentworth, votre langage me surprend, vous qui êtes un gentleman, un démocrate et tout ça… »

Le parlementaire le fusilla du regard. « Je ne suis pas un gibier de potence comme ceux avec qui vous avez l’habitude de traiter. Contentez-moi de me dire ce que vous avez à me dire.

– Très bien, vous voulez du sérieux, on y va. Nous avons ici une chouette collection de photos classées X de vous et cette jeune et jolie chérie dans ce petit motel du Maryland. Je pense que vous n’avez sans doute pas envie de voir ces photos diffusées sur Internet, n’est-ce pas ? »

Wentworth ne dit mot.

« Donc, le marché est-celui-ci : vous nous donnez un petit coup de main, on vous donne un petit coup de main.

– Que les choses soient claires. Vous voulez que je vous rende un service. Quelque chose d’illégal, c’est ça ? Ou bien quoi ? Vous allez me faire chanter avec ces photos ? »

Junior fronça les sourcils. Il n’aimait pas du tout le tour que ça prenait. Cela faisait songer aux paroles que dirait un homme si quelqu’un l’écoutait et cherchait à obtenir la preuve d’une intention criminelle. Jusqu’ici, Junior s’en était abstenu, il s’était contenté de mentionner l’existence des photos, et il ne comptait pas aller plus loin tant qu’il n’aurait pas vérifié certains trucs.

Junior passa la tête à l’intérieur pour regarder dans la voiture. Le parlementaire se recula.

« Vous ne porteriez pas un micro-émetteur, quand même, monsieur le député ?

– Un micro-émetteur ? Non ! »

Trop vite et trop fort, nota Junior.

Il ressortit la tête, se redressa, jeta un coup d’œil circulaire. Il se pouvait fort bien qu’une centaine de fédéraux soient planqués dans les rochers alentour, attendant le moment de lui sauter dessus, et il ne s’en rendrait compte que trop tard. Tout d’un coup, la transpiration se mit à le gêner.

La vitre électrique commença à remonter et il vit dans le même temps le parlementaire saisir le levier de vitesses. Putain, c’était quoi, ce truc ?

Junior réagit sans réfléchir. Il donna un violent coup avec le plat de la main, brisant la vitre. Le verre de sécurité explosa en une pluie de minuscules éclats tranchants qui s’abattirent sur le parlementaire.

Junior glissa la main à l’intérieur, saisit la poignée et ouvrit la porte – Wentworth se tortilla sur l’autre siège vers la portière côté passager. Cherchait-il à s’échapper ?

Non, pas du tout. Il essayait d’atteindre la boîte à gants. Le couvercle se rabattit et Wentworth y plongea la main…

Cela aurait pu être un téléphone mobile. Ou une enveloppe pleine de billets. Mais là d’où venait Junior, un homme effrayé qui se précipitait vers la boîte à gants ?

Il cherchait une arme.

Junior dégaina son revolver du côté droit. Bonne pioche, parce que, quand le parlementaire se redressa, il tenait un petit pistolet argenté, qu’il chercha à lever pour viser Junior…

Junior fit feu le premier, pap !pap ! et à un mètre vingt, il aurait fallu qu’il se force pour rater sa cible.

Il ne la rata pas.

Junior s’aperçut qu’il respirait plus vite et transpirait encore plus.

Pourquoi a-t-il fait ça ? Fallait être cinglé !

Bien sûr, Junior était à présent dans le pétrin. Si l’homme avait un micro sur lui, il était dans de sales draps. Il n’y avait qu’une issue pour sortir de ce trou perdu en voiture, et il n’allait sûrement pas tenter de fuir à pied.

D’une seconde à l’autre, ils seraient sur lui comme des canards sur un hanneton – si le parlementaire portait bien un micro – et s’il y avait une chose que Junior ne voulait surtout pas, c’était avoir un flingue à la main quand ils chargeraient depuis le haut de la colline. Un bon avocat pourrait éventuellement le tirer de ce pétrin, mais agiter un flingue sous le nez d’une bande de fédéraux énervés était le plus sûr moyen d’économiser au gouvernement les frais d’un procès.

Il rengaina son revolver, se redressa, regarda les alentours.

Personne pour beugler « Attrapez-le, les gars ! » Pas de mégaphone depuis un hélicoptère pour lui crier « Halte ! » Non, rien que le vent brûlant et une buse tout là-haut, tournant autour d’un truc sans doute mort bien longtemps avant que le parlementaire le rejoigne.

Junior attendit encore une minute. Deux minutes. S’ils devaient venir, c’était maintenant.

Une autre minute s’écoula. Peut-être n’allaient-ils pas venir. Peut-être qu’il devrait voir pourquoi le parlementaire avait essayé de l’amener à parler. Ou même s’il avait vraiment eu cette intention.

Il passa du côté du passager et ouvrit la portière. Il y avait pas mal de sang mais il avait l’habitude et il ne lui fallut pas plus de dix secondes pour trouver ce qu’il cherchait : un peut bidule électronique, de la taille d’un stylo, agrafé à l’intérieur de la chemise de Wentworth. Et qui était en train d’enregistrer. Junior pressa la touche lecture, et comme de juste, leur conversation précédente était bien là, ainsi que les deux coups de feu.

Junior effaça l’enregistrement et fourra le stylo dans sa poche. Il comptait le détruire à la première occasion, mais il ne voulait pas le laisser traîner dans les parages.

Il hocha la tête. Quel idiot, quand même, ce type ! Il comptait enregistrer la conversation tout seul comme un grand, sans assurer ses arrières ? Mais pour qui se prenait-il ? Pour James Bond ou quoi ? Il n’avait pas dû s’attendre à du vilain, sinon il aurait eu sous la main ce petit pistolet – qui ressemblait à un Beretta 25 chromé, un choix merdique.

Le parlementaire ignorait de toute évidence comment ce genre de chose se passait. Il ne pouvait pas faire chanter Junior, comme ça, histoire d’équilibrer la menace. Wentworth avait bien plus à perdre. À moins peut-être qu’il ne soit en instance de divorce, par exemple, et qu’il se contrefiche que quelqu’un ait vent de ses petits écarts de conduite ?

Junior soupira. Enfin bon, ça n’avait plus grande importance à présent. Le parlementaire était mort, et son plan avec lui.

Mieux valait nettoyer un peu les dégâts, dans la mesure du possible, puis se casser.

Junior se servit d’un mouchoir pour saisir la main de Wentworth qui tenait toujours le Beretta. Il pointa le canon vers l’ouverture, côté conducteur, et tira deux balles. Il trempa le mouchoir dans le sang du défunt jusqu’à ce qu’il soit bien imbibé, puis, mettant l’autre main dessous pour éviter qu’il ne s’égoutte, il contourna la voiture et passa du côté conducteur, s’écarta d’un peu plus d’un mètre et pressa le mouchoir trempé.

Du sang en tomba et fit une petite flaque dans la poussière.

Junior s’éloigna d’une quinzaine de mètres, en direction du désert, et fit tomber encore un peu de sang.

Une troisième fois, quinze mètres plus loin, et le reste du sang forma une autre petite flaque dans la poussière.

Il racla un peu le sol, mais il était surtout rocailleux et l’on ne voyait guère d’empreintes.

Donc le parlementaire s’était fait tuer, mais il avait riposté, peut-être même avait-il tiré le premier et avait-il touché quelqu’un. Quelqu’un du même groupe sanguin, aussi fallait-il espérer qu’il ne soit pas d’un groupe rare. Mais au moins, quand ils découvriraient le corps de Wentworth, les enquêteurs se figu-reraient-ils qu’ils devaient chercher un blessé par balles, et les hôpitaux devaient signaler ce genre de blessure.

Il ne pouvait pas faire grand-chose pour les traces de pneus de la voiture de location. Il n’allait pas pleuvoir de sitôt, les traces allaient donc rester, et il pouvait compter sur le FBI pour s’y atteler. Ils sauraient très vite de quelle marque et de quel type de pneus il s’agissait, et sans doute aussi de quel type de voiture. Au moins avait-il loué le véhicule sous une fausse identité, et à Los Angeles, aussi leur faudrait-il du temps pour remonter la piste, s’ils y parvenaient.

Il avait son sac de voyage dans la voiture de location et il se débarrasserait dès que possible des souliers et des vêtements. Il n’avait pas à refaire le plein tout de suite, il monterait à San Francisco restituer le véhicule. De cette façon, les flics ne récupéreraient pas une voiture louée à l’aéroport de Los Angeles avec le même nombre de kilomètres à l’aller et au retour.

Ce qui le tracassait le plus, en dehors du fait qu’il lui faudrait dire à Ames qu’il avait été contraint de tuer un membre du Congrès des États-Unis, c’est qu’il allait devoir se débarrasser du Ruger. Il n’avait pas de canon de rechange sur lui – il n’avait pas envisagé de descendre quelqu’un – et il n’était pas assez stupide pour empaqueter un flingue susceptible de le relier au meurtre d’une personnalité et l’envoyer par FedEx, UPS ou simplement la poste. Si quelqu’un ouvrait le colis et trouvait l’arme, il préviendrait illico les flics. Les gars du service balistique du FBI sacrifieraient un bouc à leurs dieux quand ils apprendraient cette nouvelle. Ils mettraient la moitié des bourres du pays à faire le guet pour cueillir Junior au moment où celui-ci viendrait récupérer le colis.

Il allait devoir se débrouiller avec une seule arme en attendant d’avoir remplacé la seconde. Et ça, il détestait.

Mais ce qui était fait était fait. Mieux valait qu’il se tire avant qu’un randonneur ou un amoureux de la nature se pointe et découvre la scène. D’ici le coucher du soleil, Junior voulait être loin, très loin.

Et il n’était certainement pas pressé d’informer Ames. Le bonhomme en piquerait une crise. À coup sûr. Quelle chierie, et même pas sa faute.