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À quelques encablures de la côte de Kona
Grande île, Hawaï
Jay inspira et la bouteille attachée sur son dos l’alimenta en air au goût froid et métallique. Le régulateur cliqueta et il expira, de grosses bulles de gaz carbonique se formèrent et se dirigèrent vers la surface de l’océan, dix mètres plus haut.
Devant lui, une anguille gris-vert le lorgnait depuis une petite ouverture dans le récif de corail mourant. Elle était presque aussi grosse et aussi longue que son bras. Rond comme une perle, un œil le fixait au-dessus d’une mâchoire aux dents acérées comme des aiguilles. Elle ne semblait toutefois pas décidée à s’aventurer à l’extérieur et Jay, prudent, passa devant à cinq bons mètres de distance. Il avait un lance-harpon à air comprimé, mais il préférait ne pas perdre un de ses deux tridents. Il y avait des prédateurs plus dangereux tapis dans les eaux chaudes des mers hawaïennes.
Il y avait un peu d’eau au bas de son masque, pas assez toutefois pour être gênante, d’ailleurs la glace était dépourvue de buée. Jay avait appris le truc qui consiste à cracher à l’intérieur du masque pour l’empêcher de s’embuer. C’était rudement efficace.
Il nageait lentement, battant des jambes, se propulsant à l’aide de ses palmes en caoutchouc, les mains seulement occupées à tenir le lance-harpon. L’eau était assez chaude pour permettre de se passer de combinaison. Il portait un simple maillot de bain et avait un couteau de plongée attaché à la cheville droite. L’outil était doté d’une lame en inox crénelée, longue et épaisse, avec un manche caoutchouté noir. Il portait également une montre avec jauge de profondeur, un harpon supplémentaire fixé par Velcro sous le canon du fusil et, autour de la taille, une ceinture de nylon à laquelle étaient fixés des lests en plomb. À mesure que s’épuiserait l’air de la bouteille, sa flottabilité s’accroîtrait et les lests aideraient à compenser.
L’eau était d’un bleu superbe, limpide, la visibilité était de trente mètres, facile, et toutes sortes de poissons tropicaux passaient par bancs dans son champ visuel panoramique. Le soleil mouchetait le fond en taches ondoyant au gré des courants, et le sable propre n’était ici qu’à une quinzaine de mètres de la surface, mais la pente s’enfonçait à mesure qu’il se dirigeait vers le large. Les poissons arboraient, éclatantes, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, des vairons plus petits que son petit doigt aux scalaires, raies et mérous gros comme sa jambe.
Jay toutefois ne cherchait pas des poissons. Il traquait une autre sorte de proie.
Devant lui, à peine visible dans le lointain et sous un surplomb de corail, se trouvait l’épave du cruiser pirate Elise Matilda, un bâtiment du milieu du XXe siècle qui s’était rendu tristement célèbre en attaquant les bateaux de touristes dans les îles entre la fin des années cinquante et le début des années soixante. Armé par un groupe de coupe-jarrets australiens accompagnés de deux Maoris néo-zélandais, l’Elise Matilda était un navire diesel de vingt-deux mètres qui avait, deux ans durant, réussi à échapper aux autorités tandis que son équipage abordait et pillait plus d’une douzaine de bâtiments dans les eaux tropicales, accumulant un butin estimé à quatre millions de dollars en liquide et en bijoux.
À la fin de l’été 1961, durant une tempête imprévue, les gardes-côtes américains avaient repéré l’Elise Matilda, de retour de l’abordage d’un vapeur qui cherchait à regagner terre pour se mettre à l’abri. Les vents soufflaient déjà en rafales, la pluie obscurcissant le ciel, quand la vedette s’était mise en chasse. Alors qu’elle approchait, elle essuya le feu d’une mitrailleuse de calibre 30 montée sur le pont arrière du cruiser.
Ce fut une erreur tactique de la part des pirates car le mitrailleur des gardes-côtes était un tireur émérite. À mille mètres de distance, il toucha le vaisseau pirate du premier coup de son canon de 12,5, perforant la coque. Son second coup pulvérisa la barre et, par la même occasion, l’homme qui la tenait. Privé de pilote, le croiseur vira par le côté et fut retourné par une lame.
L’Elise Matilda se mit rapidement à faire eau. Une partie de l’équipage aurait pu en réchapper mais il faisait sombre et personne à bord de la vedette ne repéra d’éventuels survivants dans ces eaux agitées.
Dans cette mer démontée, le vaisseau pirate ne flotta que cinq minutes après s’être retourné, puis il sombra. La vedette resta le plus longtemps possible avant de rentrer au port.
Il se trouva que la vedette des gardes-côtes s’était en fin de compte attardée trop longtemps à rechercher des survivants et ne devait jamais regagner terre. Sous les assauts de la tempête, le bâtiment perdit de la puissance et bientôt se mit à sombrer. Par miracle, l’avarie survint assez près des côtes pour que la plupart des hommes d’équipage parviennent à rejoindre le rivage malgré les vagues énormes. La position du bateau pirate avait toutefois été perdue. Aucun des survivants ne semblait capable de se souvenir, entre l’obscurité et cette mer démontée, de l’endroit où ils étaient allés, et le navigateur et le commandant faisaient partie des six hommes disparus avec la vedette.
Toutefois, Jay « Sherlock » Gridley avait réussi à retrouver un des survivants du naufrage et, grâce à ses dons d’investigation, il avait pu sonder suffisamment les souvenirs du vieil homme pour localiser l’emplacement où le vaisseau pirate avait sombré.
Jay ne put s’empêcher de sourire. Traquer un trésor englouti pouvait être une métaphore un rien fleurie, mais ça marchait pour lui et quand il s’agissait de traque virtuelle, il était le premier – et le seul – intéressé.
À bord de l’épave, en dehors des ossements laissés par les crabes et les poissons, se trouvait un coffre rempli d’argent et de bijoux. Le coffre représentait un compte bancaire secret appartenant au stagiaire de la Cour suprême. Une fois que Jay l’aurait localisé avec précision et qu’il en aurait déterminé la valeur, le stagiaire serait cuit.
S’il contenait autant d’argent que le supposait Jay, il était impossible que l’homme ait honnêtement gagné une telle somme. Sa famille n’était pas spécialement fortunée, il avait fait ses études grâce à une bourse, et il aurait pas mal d’explications à fournir. Et ce serait par le truchement des services fiscaux. Le fisc avait fait tomber plus d’un criminel.
Jay sourit derrière son embout et se dirigea vers l’épave.
Il entrevit un mouvement sur sa gauche.
Un requin, qui lui fonçait droit dessus. Un grand requin blanc, d’une bonne dizaine de mètres de long.
Là, c’était la métaphore d’un pare-feu. Ne lui manquait plus maintenant que d’entendre le thème des Dents de la mer.
Il fit pivoter son lance-harpon et le pointa vers le requin…
Arlington
Junior était étendu, nu, sur le lit à côté de Joan. Elle portait un long T-shirt à l’effigie d’Albert Einstein. Elle dormait sur le dos, et son maillot lui descendait juste au ras des cuisses.
Tout s’était passé en gros comme il l’avait prévu. Ils étaient revenus à la maison et ils avaient bu quelques verres, en discutant du bon vieux temps, abordant également son pseudo-plan. Au bout d’un moment, ils s’étaient déshabillés et couchés. Après, Joan avait pris une douche rapide, elle était revenue avec le T-shirt et s’était assoupie.
À présent qu’elle était endormie, Junior n’avait plus qu’une chose à faire : saisir l’oreiller, le plaquer sur son visage et, bye-bye, Joan, au revoir, désolé que ça doive finir ainsi, fillette.
Seulement voilà : il ne pouvait pas. Pas tout de suite, en tout cas. Il s’était blotti contre elle, avec la seule intention de s’assurer qu’elle respirait régulièrement et profondément, preuve qu’elle était bien endormie. Il ne voulait pas qu’elle se réveille trop vite. Il savait d’expérience combien elle était résistante.
Le problème, c’est qu’il s’était endormi lui aussi, allongé, détendu, plein de douces pensées pour la femme qu’il s’apprêtait pourtant à tuer.
Il s’éveilla à six heures du matin, se maudissant pour sa bêtise.
Il ne pouvait plus tergiverser. Joan allait se réveiller d’un instant à l’autre, et il aurait perdu toute chance de régler ça tranquillement – et pour elle, il voulait que ça se passe ainsi.
Saisissant l’oreiller, il se prépara à l’enfourcher. Il avait l’intention de s’asseoir sur ses hanches pour l’empêcher de bouger, de s’appuyer sur l’oreiller et de laisser faire les choses. Deux, trois minutes, et elle étoufferait, puis, une fois qu’elle aurait cessé de se débattre, il continuerait de garder l’oreiller plaqué sur elle cinq minutes encore, pour être sûr.
Mais alors qu’il levait le genou et le passait pardessus la hanche de Joan, celle-ci s’éveilla. Ses yeux s’agrandirent quand elle vit l’oreiller et, quelque part, elle dut se rendre compte de ce qu’il s’apprêtait à faire. Avant qu’il ait pu réagir, elle se mit à hurler comme une sirène de pompier et lui balança un coup de genou dans l’entrecuisse.
La douleur fut si cuisante et si vive qu’elle lui donna envie de dégueuler. Il n’arrivait même pas à respirer tant ça faisait mal.
Joan roula hors d’atteinte avant qu’il ait pu l’attraper. Elle tomba du lit, heurta le sol sans ménagement mais elle était debout en moins d’une seconde.
Il voulut se jeter après elle, mais il fut ralenti par la douleur fulgurante. Avant qu’il ait pu gagner le bord du lit, elle avait saisi la lampe de chevet et la fracassait sur son crâne.
Des bouts de faïence tombèrent en pluie autour de lui.
Sa vision se brouilla de rouge, puis s’emplit d’étoiles scintillantes.
Assommé, il retomba en arrière, mais sans perdre connaissance. Pas question de battre en retraite, elle le tuerait sinon.
Ses flingues étaient sous le matelas. Il se précipita mais Joan prit le poste de télévision, un petit portable posé sur la commode au pied du lit, et le lança sur lui.
La télé lui arriva dessus comme au ralenti et Junior leva un bras pour essayer de l’intercepter. Il n’avait pas le choix, s’il ne voulait pas qu’elle lui fracasse le crâne. Son bras entra en contact, mais il était plié et c’est le coude qui toucha la vitre. L’écran explosa et cracha des fragments de verre en tout sens.
Il sentit une écharde acérée lui entailler le bras au-dessus du coude et, pire, son coude se retrouva coincé dans le tube cassé.
Le temps qu’il se dégage en se coupant encore plus, Joan s’était volatilisée. Il finit par se redresser d’un bond, arrosant copieusement de sang toute la chambre, pour se ruer à sa poursuite. Au moment de quitter la pièce, il entendit la porte d’entrée s’ouvrir, puis la porte-moustiquaire se refermer derrière. Il courut dehors et s’aperçut soudain qu’il était tout nu.
Il s’immobilisa d’un coup. Un type à poil, ensanglanté, qui court après une femme à demi nue ? Cela ne manquerait pas d’attirer l’attention du voisinage, même dans ce quartier. Il ne voulait pas que quelqu’un appelle les flics avant d’avoir cloué le bec à Joan une bonne fois pour toutes.
Il retourna en vitesse chercher son falzar. Il n’était pas à une seconde près. Elle n’irait pas bien loin à pied.
Il entra dans la chambre en trombe, enfila son jean, chercha son blouson… Il avait disparu… avec ses clés de voiture et une partie de ses papiers dont deux fausses cartes de crédit…
Joan avait dû s’en emparer en filant.
Il poussa un juron, puis saisit une serviette et l’enveloppa autour de son bras ensanglanté. Puis il se précipita de nouveau vers la porte d’entrée.
La voiture de location avait bel et bien disparu, elle aussi.
Il resta planté là. Il saignait comme un porc, il ne pouvait pas sortir dans cet état.
Oh, nom de Dieu. Il n’était pas dans la merde, à présent. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire ? Il fallait qu’il la retrouve !
Oui, mais comment ?
Hôtel Roosevelt,
Washington, DC
Ce n’était pas le premier hôtel dans le secteur à porter le nom de Roosevelt. Mais celui-ci était récent – en fait, c’était un ancien hôtel qui s’appelait autrement et qui avait été réaménagé deux ans auparavant ; il avait gardé son élégance d’antan, mais avec du mobilier tout neuf.
Toni et Alex entrèrent et se dirigèrent vers le bar. Il ne vit pas Cory Skye mais ils n’étaient pas arrivés depuis vingt secondes qu’un chasseur, grand et maigre, apparut et s’approcha d’eux. « Êtes-vous le commandant Michaels ?
– Oui.
– Mme Skye vous prie de l’excuser mais elle doit faire ses bagages et partir plus vite que prévu. Elle vous demande si vous voulez bien la retrouver dans sa chambre. »
Coup d’œil d’Alex à Toni. Le chasseur n’avait pas semblé remarquer sa présence, ou du moins ne s’en était-il pas formalisé.
« Chambre 316 », précisa le chasseur.
Alex se tourna vers Toni. « Qu’est-ce que t’en penses ?
– Je pense que tes soupçons étaient fondés », répondit-elle.
Alex opina. « Rentrons à la maison. »
Toni fronça les sourcils. « Quoi ? Pourquoi ? Je veux dire, sérieusement, Alex, en quoi cela change-t-il quelque chose ? »
Alex regarda le chasseur, qui était toujours là, attendant apparemment un pourboire : « Voulez-vous, je vous prie, transmettre mes regrets à Mme Skye. Dites-lui que j’ai été appelé pour une urgence et demandez-lui de me recontacter à son retour en ville. »
Le chasseur, qui devait avoir une vingtaine d’années, répondit : « En êtes-vous sûr, monsieur ? J’ai… euh… eu l’impression que la dame s’attendait vraiment à vous voir.
– J’en suis sûr et certain. » Alex sortit de son portefeuille un billet de vingt qu’il tendit au chasseur.
« Bien, monsieur. Passez une bonne soirée. »
Alex se retourna vers Toni. « Chérie, j’ai réfléchi à ce que Tommy Bender disait à propos de ce gars, Mitchell Ames. Le problème, c’est qu’il manie les allusions et les insinuations tout autant et même plus que les faits concrets. Avec toi à mes côtés, il n’y avait aucun problème à la rencontrer dans un bar. Personne, pas même ce requin, ne pourrait déformer les faits pour les retourner contre nous.
– Je sais, Alex. C’est pourquoi je t’ai accompagné. Ce que je ne comprends pas, c’est en quoi c’est différent à présent.
– Parce que ce n’est plus un bar. C’est sa chambre. Suppose qu’il la fasse venir à la barre et lui demande : "Je crois savoir, madame Skye, qu’Alex Michaels, le commandant de la Net Force, vous a rejointe dans votre chambre d’hôtel. " T’imagines le doute dans l’esprit des jurés ?
– Mais nous aurions la possibilité de rectifier le tir.
– Oui, mais à ce moment, il serait déjà trop tard.
Tommy n’aurait pas le droit d’objecter à la question, si bien qu’il n’aurait pas l’occasion de clarifier les choses avant le contre-interrogatoire, et dans l’intervalle, l’idée serait restée trop longtemps implantée dans l’esprit des jurés. C’est un peu comme quand le juge leur demande d’ignorer une chose qu’ils ont entendue. Ils ne peuvent pas. On ne peut pas "désentendre" une chose et on ne peut pas en oublier une simplement parce que le juge vous le demande. – Allusions et insinuations, dit Toni. -Exactement. Si j’étais venu seul, rien ne se serait passé. Tu le sais. Mais il lui aurait suffi de dire que nous nous étions retrouvés pour boire un verre ensemble. Cela m’aurait nui vis-à-vis du jury, car ils auraient pu plus facilement croire à toutes ses autres insinuations nous concernant. Monter dans sa chambre, même en y allant tous les deux, aurait eu le même résultat. »
Elle acquiesça. « Tu as raison. » Alex soupira, il se sentait soudain bien las de toutes ces manœuvres politiciennes. « Rentrons », dit-il.