LA MAISON D’ABATTAGE

 

Elle est jolie, Delphine Doucet, et elle paraît beaucoup plus que ses dix-huit ans.

Quand elle est quelque part, on ne peut pas faire autrement que de la remarquer : c’est bien simple, elle rayonne ! C’est sans doute son abondante et magnifique chevelure blonde qui lui donne cette présence, ainsi que ses grands yeux marron au regard prenant, envoûtant.

Quant au reste de sa personne, il est à l’avenant : elle est bien faite, saine, comme la fille de la campagne qu’elle est.

 

Mais pour l’instant, Delphine Doucet ne rayonne pas du tout.

Elle erre comme une âme en peine sur les quais de la gare d’Orsay, terminus du chemin de fer Paris-Orléans.

Orléans, c’est de là qu’elle vient, ou plus précisément du village de Vennery tout proche. Comme tant d’autres, au milieu des années vingt, elle est montée dans la capitale pour travailler. Il y avait trop de bouches à nourrir et pas assez de travail à la maison et, comme une fille du village, Germaine Buisson, était partie l’année d’avant pour Paris, elle lui a écrit. Germaine Buisson a répondu qu’elle connaissait une place de bonne et qu’elle irait l’accueillir à la gare.

 

Seulement, voilà, Germaine n’est pas là. Et, après avoir attendu plus d’une heure, Delphine Doucet se retrouve toute bête, en dépit de sa magnifique chevelure blonde.

Sa valise à la main, elle se sent abandonnée, désemparée, dans l’immense ville dont elle ne connaît rien, et ses grands yeux marron ne sont pas loin de pleurer…

 

- Puis-je vous aider, mademoiselle ?

 

Delphine sursaute. Un homme d’une trentaine d’années se tient devant elle, souriant. Elle ne sait que faire. Sa mère lui a bien recommandé de ne jamais adresser la parole à des inconnus. À Paris, une jeune provinciale comme elle est une proie toute trouvée pour les pires individus. Mais d’autre part, elle est totalement perdue et, si on ne l’aide pas, elle ne sait pas ce qu’elle va devenir.

Elle se jette à l’eau.

 

- C’est-à-dire, une amie devait venir me chercher et elle n’est pas venue…

 

- Eh bien, nous allons retrouver votre amie. Le mieux est d’examiner calmement la situation ensemble. Si j’osais, je vous inviterais à déjeuner.

 

Là encore, Delphine Doucet sait qu’elle ne devrait pas. Mais l’homme est si prévenant, si chaleureux.

Si beau aussi… Il est tout à fait son genre : des cheveux très noirs, soigneusement plaqués sur les tempes, la peau mate, le regard intense. Il ressemble… oui, il ressemble tout à fait à Tino Rossi, son idole !

D’ailleurs, il lui a semblé qu’il avait un accent un peu chantant, ensoleillé. Et, tandis qu’il a pris galamment sa valise et qu’elle lui emboîte le pas vers le restaurant, elle lui demande carrément :

 

- Êtes-vous corse ?

 

Devant une question aussi directe, l’homme ne peut s’empêcher de rire, ce qui permet à Delphine de découvrir qu’il a des dents aussi éclatantes que celles de son chanteur préféré.

 

- Parfaitement, mademoiselle ! Vous êtes très physionomiste… Mais je ne me suis pas présenté : Sauveur Santucci. Et vous-même, vous venez de moins loin que la Corse, j’imagine.

 

- Oh, oui ! De Vennery, près d’Orléans. Je m’appelle Doucet, Delphine Doucet…

 

Et voilà ! La profession du Corse si obligeant n’est pas,bien difficile à deviner.

Delphine aurait dû écouter sa maman. Si elle était perdue, c’était à un sergent de ville qu’elle devait s’adresser, pas à un inconnu. Elle est tombée dans le piège qui guette les oies blanches de son espèce et elle n’en réchappera pas.

 

Si la suite est bien celle qu’on attend, elle est pourtant un peu différente. Elle est, en effet, infiniment plus terrible que tout ce qu’on peut imaginer.

 

Deux ans ont passé. Delphine Doucet, la jolie Orléanaise, ne sera jamais bonne à tout faire à Paris.

Après avoir filé pendant un mois le parfait aour avec elle, Sauveur Santucci a laissé tomber le masque. Il s’est révélé pour ce qu’il était : un des souteneurs les plus notoires de la capitale. Si elle se mettait gentiment au travail, il ne lui arriverait rien, si elle faisait des histoires, on la dresserait à coups de nerf de boeuf et de brûlures de cigarettes sur les seins.

 

Delphine Doucet a accepté. Elle n’avait pas le moyen de faire autrement. Et les choses se sont beaucoup mieux passées qu’elle n’aurait pu craindre.

Sauveur Santucci ne l’a pas mise sur le trottoir. En homme d’expérience qu’il était, il a tout de suite jugé qu’elle pouvait faire mieux que de racoler.

Delphine Doucet avait quelque chose d’exceptionnel, du tempérament, de la classe. Cela ne se voyait pas encore, parce qu’elle était une paysanne mal dégrossie, mais en s’y prenant bien,

elle pourrait aller loin.

 

Et il a dépensé des fortunes pour elle. Ce n’était pas par sentiment, ce n’était rien d’autre qu’un investissement, mais pour la jeune femme, cela a presque pris des allures de conte de fées.

Elle s’est retrouvée habillée par les grands couturiers, portant sur elle les parfums et les produits de beauté les plus chers. Il lui a même fait apprendre à conduire !

 

C’est ainsi que Delphine est devenue une prostituée de luxe. Elle opère lors de parties fines, dans les salons privés des restaurants ou bien à domicile, dans des appartements de plus en plus huppés, et ses tarifs ne cessent de grimper. Bien sûr, de cet argent, elle ne touche pas un centime. Elle donne tout à Sauveur Santucci, qui se contente de l’entretenir.

 

Mais quand elle compare son sort à celui des autres filles, elle ne peut s’empêcher de se dire qu’elle a de la chance. Sauveur ne la bat pas, ne l’injurie pas, il lui parle correctement. Ses clients ne sont ni sales ni grossiers. Bref, dans le monde à part des prostituées, elle n’est pas loin d’occuper le haut de l’échelle…

 

Pourtant, alors que tout semble s’arranger d’une manière presque acceptable pour elle, son destin va changer brutalement.

 

Ce soir-là, Sauveur Santucci joue au poker avec un de ses collègues, Riton Bel-CEil, ainsi surnommé parce qu’il est borgne, non à la suite d’une blessure de guerre, comme tant d’autres à cette époque, mais d’une rixe. D’habitude, le jeu n’est qu’un passe-temps pour Santucci, il n’y a jamais laissé des fortunes. Mais ce soir-là, on ne sait trop pourquoi, peut-être parce qu’il a bu, il s’acharne. Il s’est déjà laissé plumer par son adversaire et il continue. Il est sur un gros coup. Il est sûr de se refaire. Seulement, il n’a plus de quoi miser.

 

- Tu accepterais une de mes filles comme enjeu ?

- Ça dépend. Dis toujours…

 

Sauveur Santucci hésite un instant et lance

 

- Delphine Doucet, ma meilleure gagneuse. Qu’est-ce que tu en dis ?

 

- D’accord.

 

Et l’instant d’après, à cause d’un carré de valets contre un carré de rois, la vie de Delphine bascule…

 

Le lendemain, Sauveur Santucci doit annoncer la nouvelle à sa protégée. Il est dégrisé et pas du tout fier de lui. C’est sans doute pour cette raison qu’il se montre particulièrement brutal avec elle. Il passe sur elle la colère qu’il a contre lui-même.

 

- Fais tes valises ! Tu ne travailles plus avec moi. On va venir te chercher.

 

- Sauveur, ce n’est pas possible

 

- Si, c’est possible. À partir de maintenant, ton mec, c’est Riton Bel-OEil.

 

- Mais pourquoi ?

 

- C’est une affaire d’hommes. Cela ne te regarde pas.

 

- Sauveur, je t’en supplie…

 

- Quoi, tu discutes? J’ai toujours été bien trop faible avec toi. Mais je vais t’apprendre la vie !…

 

Et, quelque temps plus tard, lorsqu’un des hommes de Riton se présente pour l’emmener, on aurait bien du mal à reconnaître Delphine Doucet, cette créature au charme rayonnant. Dans sa rage de la perdre, dans sa fureur contre sa sottise et son égarement, Sauveur Santucci lui a fait subir un véritable passage à tabac. Elle est couverte de bleus et d’écorchures et ses yeux, ses magnifiques yeux marron au regard envoûtant, disparaissent derrière deux énormes poches noires. Ils sont si fermés et tuméfiés qu’elle a du mal à pleurer.

 

Riton Bel-OEil fait grise mine en la découvrant. C’est ça, la meilleure gagneuse de Santucci ? Cette épave, ce débris ? Bien sûr, elle a pris pas mal de coups et elle doit être un peu mieux au naturel, mais le Corse l’a roulé… De toute manière, la prostitution de luxe, ce n’est pas son truc. Lui, c’est la quantité qui le fait vivre. Il a des centaines de filles, à Paris, à Marseille et en Afrique du Nord.

 

Il s’adresse à Delphine, qui renifle, la tête basse.

 

- J’ai quelque chose pour toi : tenancière à Alger. Tu pars tout de suite…

 

Et, peu après, Delphine Doucet quitte Paris par une autre gare que celle de son arrivée : la gare de Lyon, direction Marseille où elle prendra le bateau. Le même homme qui était venu la chercher l’accompagne. Tout le trajet en train s’effectue en silence. Elle essaie de ne pas se laisser aller au désespoir. Après tout, tenancière de maison, ce n’est pas si mal, et puis à Alger, il y a le soleil, les palmiers, elle va voir un pays qu’elle ne connaît pas et la mer, dont elle rêve depuis si longtenps…

 

A Marseille, l’homme de Riton prend en charge huit autres filles et elles font la traversée toutes ensemble, dans les plus mauvaises cabines, à fond de cale. Leur accompagnateur, lui, est en seconde, mais il les surveille de près. Les filles sont jeunes et juste sorties de leur province, comme elle-même il y a peu. Elles lui disent qu’elles sont destinées au trottoir. Delphine évite de leur révéler qu’elle-même sera tenancière, pour ne pas leur faire de peine.

 

Et c’est l’arrivée à Alger. Delphine Doucet n’a pas le temps d’admirer le ciel bleu, le soleil et les palmiers. Un camion bâché les attend, ses compagnes et elle. Elles y sont jetées sans le moindre égard et il démarre pour une destination inconnue. Les deux hommes qui les ont prises en charge, un métropolitain taillé en armoire à glace et un Arabe, ne leur ont strictement adressé aucune parole.

 

Le camion roule longtemps, sur des routes défoncées et dans une atmosphère de plus en plus brûlante. En plus du malaise dû à la chaleur, Delphine sent progressivement l’angoisse l’envahir. Riton Bel-OEil n’avait-il pas parlé d’Alger ? Alors pourquoi n’y est-on pas resté ? Et puis, elle devait être tenancière. Or, elle est exactement traitée comme les autres filles. Qu’est-ce que cela signifie ? Où Femmène-t-on ? Que veut-on faire d’elle ?

 

Le camion s’arrête à Tiaret, une ville misérable à la lisière nord du Sahara, dont la principale activité est liée aux garnisons qu’elle abrite. Qui dit soldats, dit filles de joie, et c’est l’une d’elles que Delphine va devenir. Quand elle le comprend, elle est saisie d’horreur, mais ce n’est rien, absolument rien, à côté de ce qu’elle va découvrir.

 

La maison close que Riton Bel-OEil vient d’ouvrir et pour laquelle il a recruté des pensionnaires se situe à l’écart de la ville, en bordure d’une piste qui conduit au désert. C’est une baraque en terre battue, dont toutes les fenêtres sont munies de barreaux. Cela ressemble à une prison, mais malheureusement pour Delphine et ses camarades, ce n’est pas une prison. C’est bien pire c’est une maison d’abattage.

 

Ce qu’on nomme à l’époque ” maison d’abattage ” désigne les bordels du plus bas étage, ceux que ne fréquentent que les simples soldats et encore, les plus démunis d’entre eux, ceux qui ne disposent que de sommes dérisoires, parce qu’ils ont joué leur solde aux cartes ou qu’ils la dépensent à boire… Delphine et les autres sont accueillies par la tenancière des lieux, une Noire énorme, qui tient à la main une lourde canne. Elle est entourée de deux Algériens tout maigres, qui doivent faire la moitié de son volume.

 

- Je m’appelle Marissa, mais vous devrez m’appeler ” Madame “. Voilà comment ça va se passer ici : vous allez faire trente clients par jour, pas un de moins. Vous n’aurez pas le droit de vous reposer avant. Pour celles qui n’auraient pas compris…

 

Elle brandit sa canne grosse comme un gourdin.

 

- J’ai ça à leur disposition… Maintenant, je vais vous montrer vos chambres.

 

Delphine Doucet est encore sous le coup des paroles de la tenancière, mais quand elle découvre sa ” chainbre “, elle se sent glacée d’horreur, malgré la chaleur d’étuve qui règne dans la pièce. Ce n’est pas une chambre, c’est une cellule de prison. Les murs et le sol sont en terre battue et le seul mobilier est constitué d’un lit métallique. Il n’y a rien d’autre, pas une armoire, pas une table de nuit, pas une chaise. Derrière une porte ouverte, elle peut apercevoir un minuscule cabinet de toilette, comprenant des WC à la turque et une douche faite d’une pomme d’arrosoir reliée à un bidon… Delphine est tellement accablée qu’elle est audelà de la révolte. Marissa se tient devant elle. Elle lui demande seulement, montrant sa valise

 

- Où vais-je mettre mes affaires ?

 

Un grand coup de canne dans l’estomac lui coupe le souffle.

 

- Tu dois dire ” Madame ” quand tu me parles… Les vêtements et produits de toilette sont fournis par la maison. Les objets personnels sont confisqués.

 

Et, joignant le geste à la parole, elle part, avec sa valise sous le bras. Après quoi, elle ferme la porte à clé derrière elle. Car les pensionnaires de la maison d’abattage sont bel et bien prisonnières et ce qui commence pour elles à partir de cet instant ne peut être comparé qu’à ce qui se passe dans les bagnes les plus impitoyables.

 

Le pire, ce sont les hommes, trente par jour, ainsi que l’exige le règlement. Il s’agit des soldats du 6e régiment de tirailleurs algériens cantonnés à Tiaret. Trente, pas un de moins ! Marissa, ” Madame “, est intraitable. Elle tient les comptes pour chacune de ses filles et ne les laisse pas se reposer avant. Elle fait également régner la terreur. Pour la moindre protestation, le moindre écart quelconque, c’est le bâton.

 

Toute sortie est interdite, même à l’intérieur de la maison, car les pensionnaires ne doivent pas se rencontrer. Et elles n’ont, bien sûr, pas le droit de recevoir ou d’envoyer aucun courrier. Elles sont totalement coupées du monde… À partir du moment où la porte de sa chambre s’est refermée pour la première fois sur elle, Delphine n’a plus eu d’autre univers. Le ciel, le beau ciel bleu d’Algérie, elle n’en aperçoit qu’un bout derrière ses barreaux. C’est la seule vision qu’elle ait de l’extérieur. Sa fenêtre est trop haute pour qu’elle puisse découvrir un être humain, un animal, un arbre…

 

Elle est bien nourrie, comme ses camarades, c’est la seule chose qu’on ne puisse pas reprocher à la maison d’abattage. Mais il ne s’agit pas d’humanité et encore moins de générosité, c’est purement intéressé. Les Arabes aiment les femmes bien en chair et il n’est pas question que les pensionnaires perdent leurs formes. Voilà pourquoi Delphine et les autres reçoivent une nourriture abondante, mais infecte, principalement à base de riz et de semoule, sans sauce, trop peu ou trop salée, selon l’humeur du cuisinier.

 

Dans ces conditions, il est bien difficile d’échapper au désespoir. Au bout d’un an, deux filles se suicident et il y a quatre autres tentatives. Pour essayer de les éviter, car c’est une perte financière importante, les pensionnaires n’ont droit ni aux couteaux ni aux fourchettes en fer, mais seulement à des cuillers et des fourchettes en bois. De même, elles n’ont pas de ciseaux : c’est Marissa qui leur coupe les cheveux et les ongles. Mais, bien sûr, il est impossible de les empêcher de se pendre avec leurs bas ou de s’ouvrir les veines avec les ressorts du lit.

 

Delphine Doucet, elle, ne pense pas au suicide. C’est la seule à ne pas céder au désespoir et la raison de la force qui est en elle n’est autre que la haine ! Elle veut se venger de celui à cause duquel elle est ici, du responsable de ce cauchemar, alors qu’elle n’avait rien fait pour le mériter, alors qu’elle avait toujours été obéissante et soumise.

 

L’image de Sauveur Santucci est sans cesse devant ses yeux : Sauveur l’abordant tout sourire sur le quai de la gare d’Orsay, Sauveur devenu une bête fauve, la saoulant de coups, l’écume à la bouche, et elle se fait un serment : elle tuera cet homme !

 

Bien sûr, cela semble fou. Il faudrait d’abord qu’elle puisse sortir et elle ne voit ni quand ni comment cela serait possible, mais elle se raccroche de toutes ses forces à cet espoir : tuer Santucci ! Non, elle lui ne fera pas le. cadeau de se suicider, ce qui le mettrait définitivement à l’abri de sa vengeance. Elle vivra tant qu’elle pourra, elle vivra pour le tuer ! …

 

La maison d’abattage de Tiaret est une maison close déclarée et, en tant que telle, soumise aux obligations sanitaires. Toutes les semaines, les pensionnaires doivent subir une visite médicale. Pendant deux ans, c’est le même médecin qui s’en charge, un docteur de Tiaret, une espèce d’ours, rouge de teint, visiblement alcoolique, avec lequel il est impossible d’échanger une seule parole. Mais il est brusquement remplacé par un médecin militaire.

 

Le sous-lieutenant Michel Lavergne effectue son service militaire en Algérie. Il vient tout juste d’obtenir son doctorat. Il a sensiblement le même âge que les pensionnaires de la maison. C’est un blondinet plutôt frêle ; il a l’air timide derrière ses lunettes et même un peu naïf

 

Dès qu’elle le voit, Delphine Doucet comprend qu’il est sa seule chance. Lui seul peut la sortir d’ici et, pour cela, elle n’a qu’un moyen : le séduire. Elle savait autrefois tourner la tête aux hommes, il faut qu’elle y parvienne de nouveau. Elle doit rayonner avec le petit docteur, comme elle savait si bien le faire avant.

 

Mais comment ? Sa magnifique chevelure blonde n’est Plus qu’un souvenir, ses cheveux sont devenus tout ternes et cassants et ils ont été massacrés par les ciseaux de Marissa ; sa peau, au teint de lait, est desséchée par les vents sahariens. Mais il lui reste ses yeux, les yeux sont la seule partie du corps qui ne change pas quoi qu’il arrive, ils sont toujours aussi grands et beaux : elle doit faire en sorte qu’ils retrouvent leur regard d’avant, prenant et envoûtant.

 

Alors, Delphine Doucet tente de tout exprimer dans le regard qu’elle lance au docteur, elle tente de provoquer son intérêt, sa pitié et son désir tout à la fois… Et cela réussit ! Il la regarde à son tour différemment, plus comme une professionnelle auprès de laquelle il doit accomplir une corvée, mais comme une femme. Il lui demande avec douceur :

 

- Qu’est-ce qui vous a conduite ici ?

- Le malheur…

 

Le lien est établi : ils se parlent et, les fois suivantes, ils continuent. Oh, pas longuement, car c’est interdit, Marissa n’est jamais loin et elle est toujours aussi vigilante. Mais visite hebdomadaire après visite hebdomadaire, Delphine lui raconte tout, à commencer par la vie à la maison d’abattage, les trente hommes par jour.

 

Michel Lavergne est horrifié et il l’est tout autant quand il apprend le destin de la malheureuse, la manière dont elle est tombée dans le piège du Corse en arrivant à Paris, puis la trahison de ce dernier, cet incroyable châtiment qu’il lui a infligé, alors qu’elle ne lui avait rien fait. Il est visiblement de plus en plus épris, à tel point qu’il lui déclare un jour

 

- Je te sauverai !

 

Et il lui explique ses intentions. Par des camarades qui connaissent les moeurs régnant dans ce genre de maison, il a appris qu’il était possible d’acheter la liberté d’une pensionnaire. Or, sa famille est riche et a toujours été généreuse avec lui. Il aura l’argent nécessaire.

 

Mais Michel Lavergne ne s’en tient pas là. Ce qu’il veut c’est plus que sa liberté, c’est elle, tout simplement ! Il est réellement tombé amoureux fou. Il lui dit avec flamme :

- J’ai encore un an de service à faire. Dans un an, je te rachète et nous rentrons ensemble.

 

Delphine tente de le dissuader. Après ce qu’elle a vécu, elle est indigne de lui. De plus, sa famille n’acceptera jamais une union avec une fille comme elle… Mais rien n’y fait, Michel Lavergne est dévoré de passion. Il veut l’épouser, il veut qu’ils aient des enfants, qu’ils vieillissent ensemble. Alors, Delphine Doucet cesse de protester. Elle capitule…

 

Si elle se refusait à lui, ce n’était pas parce que Michel Lavergne lui déplaisait. Il est doux, intelligent, honnête. De plus, devenir femme de médecin en venant d’où elle vient aurait été un sort inespéré, miraculeux. Non, elle agissait ainsi par honnêteté. Car ce qu’elle veut, ce qu’elle fera dès qu’elle sera retournée en France, c’est tuer Sauveur Santucci. Elle en a trop rêvé dans la maison d’abattage, sous l’étreinte des trente hommes par jour. Elle a trop souffert à cause de lui. Tant pis pour le sous-lieutenant : sa vengeance passe avant son bonheur !

 

Et ce qu’elle n’avait jamais cru possible arrive : trois ans après son arrivée dans la maison d’abattage de Tiaret, elle en sort au bras de Michel Lavergne, sous le regard respectueux de Marissa, qui tient entre ses mains l’argent de la transaction.

 

Ensuite, c’est le chemin du retour vers Alger, non dans un camion où elle était parquée comme du bétail, mais en voiture, auprès de Michel. C’est le bateau en sens inverse et en première classe, c’est le train de Marseille jusqu’à Paris…

 

C’est là qu’elle passe à l’action. Elle sait que ce qu’elle va faire est malhonnête, odieux même, mais elle n’hésite pas. Elle ira jusqu’au bout dans le projet qui est le sien et elle n’a pas le choix des moyens… Alors que Michel est allé aux toilettes, elle ouvre sa valise, la fouille. Elle y trouve une somme importante et la met dans son sac à main, un sac qu’il lui a offert. Il y a justement à cet instant un ralentissement dû à des travaux sur la voie. Elle ouvre la portière, saute et se retrouve à terre sans mal.

 

Un mois a passé, un mois pendant lequel Delphine Doucet, qui s’est installée dans un hôtel à Paris, a mis à profit l’argent volé pour faire ses préparatifs. Elle a d’abord changé sa physionomie. Elle s’est teinte en brune et elle s’est coiffée court, les cheveux rabattus sur les tempes, à la mode de ce début des années trente.

 

Ensuite, elle a engagé un détective privé pour retrouver Sauveur Santucci. Celui-ci n’a eu aucun mal à y parvenir. Santucci est aussi prospère que lors du départ de Delphine. Il possède plusieurs maisons de passe, des maisons de rendez-vous et un strip-tease-dancing très en vogue à Pigalle, le Charleston.

 

Il reste encore un dernier point à régler pour Delphine Doucet : l’arme du crime. Cela lui coûte cher, mais moyennant une somme importante, le même détective privé lui procure un revolver de petit calibre, suffisant pour ne laisser aucune chance à sa victime de près. Elle lui a dit qu’elle craignait une agression de Santucci et de ses hommes et il a fait semblant de la croire.

 

Elle peut maintenant passer au dernier acte. Il a lieu au Charleston, la boîte de nuit de Sauveur où, ainsi que le détective le lui a appris, il se trouve toujours en début de soirée. Quant au scénario, elle l’a mis au point minutieusement.

 

Elle y arrive habillée avec un luxe voyant : une robe du soir, un long collier de fausses perles, comme c’est la mode. Tout le reste de ce qu’elle a volé à Michel Lavergne y est passé et elle n’a plus un centime. Mais il est vrai que, maintenant, elle n’aura plus besoin d’argent… Le portier se précipite pour lui ouvrir et le maître d’hôtel est tout aussi empressé pour la placer.

 

Le Charleston est un endroit huppé où des tables sont disposées autour d’une scène qui fait également piste de danse. Delphine Doucet s’assied et commande une bouteille de champagne. Lemaitre d’hôtel s’incline respectueusement.

 

- Vous attendez quelqu’un, madame ?

 

Delphine sort de son sac à main un long fume-cigarette doré.

 

- Non, je suis seule…

 

Le maître d’hôtel s’empresse d’aller rapporter la nouvelle à Sauveur Santucci, qui se tenait dans l’arrière-salle.

 

- Patron, il y a une cliente toute seule !

 

Santucci sursaute. Une femme qui vient seule au strip-tease, c’est la première fois que cela arrive.

 

- Quel genre ?

 

- Très chic, femme du monde. À mon avis, c’est une lesbienne…

 

Sauveur Santucci est aussi de cet avis. En ce début des années trente, certaines femmes s’émancipent ostensiblement. Sans doute, en plus de voir des femmes nues, l’inconnue en cherche-t-elle une pour passer la nuit. Mais cela devrait pouvoir se faire. Il voit une ou deux de ses protégées qui pourraient s’en charger… De toute façon, il doit faire la connaissance de cette extraordinaire cliente. Il rajuste sa cravate et se passe les mains sur les tempes pour s’assurer que ses cheveux sont impeccablement coiffés.

 

- J’y vais !

 

L’instant d’après, il arrive dans la salle et va s’incliner devant elle.

 

- Sauveur Santucci pour vous servir, madame. Je suis le patron de cet établissement.

 

Delphine a un violent pincement au coeur… Il n’a pas changé ! Il lui sourit de ses dents éclatantes, il la fixe de son regard intense. Il est toujours aussi beau, il ressemble toujours autant à Tino Rossi… Il continue à la fixer en conservant son sourire. Il n’a pas eu la moindre réaction : il ne l’a pas reconnue. Elle repose son sac à main et tire une longue bouffée de sa cigarette.

 

- Asseyez-vous. Santucci obéit.

 

- Sachez bien, madame, que quels que soient vos désirs, nous sommes là pour les satisfaire, je dis bien quels qu’ils soient…

 

Comme Delphine Doucet savoure cet instant! Il est là, servile, à ses pieds… Mais c’est trop bref, hélas. L’orchestre se met à jouer, elle se lève.

 

- Faites-moi danser.

 

Subjugué, Santucci se lève à son tour et ils se retrouvent sur la piste… Le coeur de Delphine bat à tout rompre. C’est le moment, le moment qu’elle a tant attendu !

 

- Tu ne m’as pas reconnue, Sauveur… Ce dernier a un violent sursaut.

 

- Qui… êtes-vous ?

 

- Delphine Doucet, la gare d’Orsay, Riton Bel-OEil, tu te souviens ? Sais-tu où il m’a conduite, Riton ? Dans une maison d’abattage. J’y suis restée trois ans…

 

Sauveur Santucci recule légèrement et Delphine, qui tient son sac à la main devant elle, découvre une chose extraordinaire : il a peur ! De la sueur est apparue sur son front, il tremble légèrement. Il aurait certainement envie de prendre les jambes à son cou, mais il ne le fait pas. Les clients sont tout autour d’eux et sa fierté le lui interdit, sa fierté de mâle, de Corse, de maquereau ! Non, Sauveur ne fuira pas et c’est bien ainsi…

 

- J’en suis pourtant sortie et c’est grâce à toi !    … Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ? Tu n’as pas l’air de me croire.

 

- Delphine, je t’assure, je ne voulais pas…

 

- Je suis restée en vie pour te tuer. Trente hommes par jour, Sauveur…

 

Jouant le tout pour le tout, il s’est jeté sur elle, mais elle s’y attendait. Sa main, dans son sac, est crispée sur la détente du revolver et elle fait feu à travers la peau de crocodile. Il s’écroule, une balle en plein cceur.

 

Le procès de Delphine Doucet, qui a lieu un an plus tard, attire le Tout-Paris. On s’écrase dans la salle d’assises pour voir celle dont le calvaire a ému l’opinion. Et, dès qu’elle apparaît dans le box, la sensation est plus grande encore… Delphine Doucet a retrouvé l’allure qu’elle avait avant le drame. Sa chevelure, qui a de nouveau sa teinte blonde naturelle, est ample et magnifique, toute sa personne dégage un charme rayonnant.

 

L’assistance lui est tout acquise et l’émotion est à son comble lorsque son avocat raconte en détail la vie dans une maison d’abattage. Chacun peut alors voir distinctement que les deux femmes qui font partie du jury sont au bord des larmes.

 

L’émotion est tout aussi grande quand Michel Lavergne vient déposer à la barre des témoins. L’ancien sous-lieutenant, devenu un médecin établi dans la capitale, vient, lui aussi, parler en termes particulièrement impressionnants de la maison d’abattage. Mais ses propos les plus remarqués concernent l’accusée. Il dit son courage, sa détermination presque héroïque, qui lui a permis de s’en sortir. Il affirme hautement qu’il ne lui en veut pas pour le vol de son argent, que ses sentiments à son égard n’ont pas changé et il conclut :

 

- Je l’attendrai, mesdames et messieurs les jurés. Si vous la condamnez à dix ans, je l’attendrai dix ans, mais je n’aurai pas d’autre femme, mes enfants n’auront pas d’autre mère, je le jure !

 

Alors, spontanément, toute l’assistance éclate en bravos…

 

Faut-il préciser que les jurés n’ont pas condamné Delphine Doucet à dix ans de prison ? Au contraire, à l’issue d’une rapide délibération, elle est acquittée au milieu des ovations. Et, peu de temps après, lors d’une cérémonie tout aussi émouvante que son procès, elle devient Mme Lavergne, épouse d’un médecin issu d’une des plus honorables familles parisiennes. Le destin, après avoir été si cruel avec elle, avait fini par lui sourire.

 

Mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle y était pour beaucoup.