LA DISPARUE DE FOMBREUSE

 

Comme beaucoup de localités du Val-de-Loire, Fombreuse a son château. Pas de la taille de Chambord, mais tout de même. Construit au xviie siècle, il se laisse deviner plus que voir. On aperçoit sa silhouette depuis sa grille, au bout de l’interminable allée qui traverse le parc : deux étages, un corps central flanqué de deux tours, le tout couvert d’ardoise.

 

Le château appartenait à l’origine aux comtes de Fombreuse, mais la famille a disparu à la Révolution. Vendu comme bien national, il a été acheté par un riche bourgeois de la région, Horace Dufour, et, depuis, de génération en génération, les Dufour en ont gardé la propriété. Faut-il dire que le château est la fierté de tous les habitants de Fombreuse ? Même s’il ne se visite pas, il est inscrit sur la plupart des guides, qui le décrivent comme une demeure de caractère, et les villages d’alentour, qui n’ont pas ce privilège, en sont tous jaloux.

 

Pourtant, en ce début des années cinquante, le château de Fombreuse va faire parler de lui d’une tout autre manière. Il va être le cadre de la plus étrange des histoires…

 

À cette époque, le propriétaire des lieux s’appelle Maxime Dufour. C’est un personnage pour le moins particulier et, pour tout dire, peu sympathique. C’est un ours, qui déteste le monde et ses semblables. À part pour son service militaire et les quatre ans de la Grande Guerre, il n’a pas quitté le château. Il y est né et il y a vécu, sans jamais travailler, subsistant de ses rentes. Il s’est marié sur le tard, à quarante ans passés, avec une femme beaucoup plus jeune que lui, qui lui a donné deux filles, Suzanne et Amélie. Elle est morte en donnant le jour à la dernière. Si elle avait accouché à la maternité, peut-être aurait-elle pu en réchapper, mais Maxime avait exigé que cela se passe au château.

 

En cette année 1952, Maxime Dufour, qui vient d’atteindre ses soixante-cinq ans, vit donc seul, avec ses deux filles de vingt et dix-huit ans. Elles n’ont, tout comme leur père, jamais quitté le château ; elles n’ont pas été à l’école, un précepteur s’est chargé de leur instruction. Mais vont-elles supporter longtemps cette solitude, à l’âge où naissent les grands sentiments ? C’est de cette question que va naître tout le drame.

 

C’est tout naturellement Suzanne, la plus âgée, qui franchit le pas la première. Maxime Dufour ne se préoccupe guère des distractions de ses filles, mais il n’est tout de même pas un monstre, elles ne sont pas coupées du monde. Elles vont dans des réceptions données par les familles aisées des environs et lui-même organise une fois par an un bal au château. Y être invité constitue un privilège recherché, car le cadre est exceptionnel. Les danseurs évoluent dans la grand-salle du rez-de-chaussée, les musiciens viennent de l’orchestre symphonique de Tours, qui prête traditionnellement son concours pour la circonstance, les robes du soir et les habits sont de rigueur.

 

C’est au cours du bal de juin 1952 que se produit l’événement.

 

Chacun peut remarquer que Suzanne Dufour danse plusieurs fois de suite et fort tendrement avec le même cavalier, un jeune homme de son âge, d’ailleurs très beau garçon. Maxime Dufour finit par s’en rendre compte à son tour. Le jeune homme s’appelle Sylvain Berlier, il est étudiant en mathématiques. Le châtelain a invité ses parents, parce que ce sont des notables très en vue, niais les deux familles ne s’entendent pas. Au cours des décennies précédentes, des questions d’intérêt les ont opposées. Au sortir d’une valse, Maxime prend à part sa fille aînée et l’interroge sèchement.

 

- Vous vous connaissez depuis longtemps sans me le dire ou tu as pris l’habitude de tomber dans les bras du premier venu ?

 

Malgré la dureté du ton et l’acidité des propos, Suzanne Dufour tient tête à son père, ce qui ne lui arrive pas souvent. Elle a de grands yeux bleus, de longs cheveux blonds, une expression un peu mélancolique, tout à fait l’aspect qu’on attribue à l’héritière d’un château.

 

- Nous nous sommes rencontrés dans une réception. Il me plait beaucoup.

 

- Eh bien, pas à moi. Tu vas me faire le plaisir de ne plus l’approcher de la soirée !

 

Mais l’aînée des Dufour, jusque-là effacée, n’est pas décidée à se laisser faire. Elle s’exprime avec fermeté.

- Tu n’as pas compris, papa, je l’aime et il m’aime aussi. Il vient de me demander de l’épouser.

 

- Je te l’interdis

- Pourquoi ?

 

- Parce qu’il ne me plait pas, je te dis

 

- C’est cette vieille histoire entre nos familles ?

 

- Je n’ai pas de raison à te donner. Tu es mineure, tu dois m’obéir.

 

- Jamais !

 

- Puisque tu le prends comme cela, je t’ordonne de quitter le bal sur-le-champ. Monte dans ta chambre ! Suzanne Dufour refuse et le ton monte encore entre eux. Ils se mettent bientôt à crier. Tous les invités assistent à l’altercation. Les Berlier, pour éviter un incident, se retirent en compagnie de leur fils ; quant à Suzanne, elle s’enfuit en larmes et va se réfugier dans sa chambre, comme son père le lui avait demandé.

 

Et c’est cette vision de l’héritière du château, en robe du soir blanc et rose, le visage en pleurs, que garderont tous les témoins de la scène, car, à partir de là, plus personne ne revoit Suzanne Dufour.

 

Les Dufour n’ont jamais été très familiers avec les gens du village. Le père, on ne le voit jamais, mais les filles s’y rendent presque quotidiennement pour faire les courses. Ce sont elles, en effet, qui s’en chargent et non Leopolda, la vieille domestique presque aveugle. Or, à partir de ce fameux bal de juin 1952, il se produit un fait troublant : c’est Amélie toute seule qui vient faire les commissions.

 

Une drôle de fille, d’ailleurs, Amélie… Bien qu’elle n’ait que dix-huit ans, elle semble l’ainée de sa soeur. Elle est aussi brune que Suzanne est blonde, aussi bien bâtie qu’elle est frêle. Il y a quelque chose de terrien dans sa personnalité, de dur aussi, avec ses traits fortement marqués. Amélie Dufour n’est pas quelqu’un de commode, cela se voit tout de suite. D’ailleurs, elle ressemble à son père, alors que Suzanne tiendrait plutôt de sa mère, au dire de ceux qui se souviennent d’elle.

 

Et Amélie impressionne tellement ceux qui l’approchent que trois mois se passent sans que personne ose lui poser la moindre question, ni l’épicier, ni le boucher, ni le boulanger… Les conversations vont pourtant bon train, à Fombreuse. Le maire, Gilles Verger, est pressé par ses administrés de leur faire connaître la vérité. Car ils étaient plusieurs personnes au village, dont le maire lui-même, à avoir assisté à la dispute et cette disparition qui y fait suite ne peut pas être une coïncidence.

 

Finalement, Gilles Verger décide d’interroger la sueur de Suzanne, puisque personne n’ose le faire à sa place. Un jour qu’Amélie entre chez le boulanger, il y entre à son tour et engage la conversation.

 

- Belle journée, mademoiselle Dufour! Tout le monde va bien au château ?

 

Malgré son jeune âge, Amélie Dufour a une voix grave, sèche et dégageant une forte autorité.

 

- Tout le monde va bien, je vous remercie.

 

- Votre sueur aussi ? On ne la voit plus guère. Pas de réponse.

 

- Elle va bientôt avoir vingt et un ans. Elle devrait passer à la mairie pour s’inscrire sur les listes électorales. Dites-le-lui.

 

- Ce ne sera pas possible, elle est partie.

- Comment cela, ” partie ” ?

 

- Partie, c’est tout.

 

- Mais quand ? Avec qui ?

 

- Il y a trois mois. Toute seule. Maintenant, excusez-moi, je suis attendue. Ce sera un pain et demi.

 

Et l’air buté, sans ajouter un mot de plus, se contentant d’un bref salut de la tête au maire et aux nombreux clients - car une bonne partie du village est entrée dans la boutique -, Amélie Dufour s’en va, avec sa marchandise sous le bras.

 

Dès qu’elle est partie, avant même que le tintement de la clochette de la porte ait cessé, tout le monde se met à parler à la fois et les avis sont unanimes. Partie, Suzanne ? Ce n’est pas possible, à cause, justement, de ce que sa sueur vient d’emporter ! Un pain et demi, c’est exactement ce qu’elles achetaient avant, Suzanne et elle. De même, Amélie se fait remettre la même quantité de nourriture chez le boucher et l’épicier. Il y a donc le même nombre de personnes au château. Elle ment, Suzanne est toujours là.

 

C’est alors qu’un villageois émet une autre hypothèse.

 

- À moins que, tout à l’heure, elle aille le donner aux cygnes et aux canards, le demi-pain en trop

 

Le maire questionne, surpris :

 

- Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

- Cela veut dire que Suzanne est peut-être au château, mais qu’elle n’a plus besoin de manger… Enfin, au château, pas tout à fait : dans le pare, le petit bois ou la pièce d’eau…

 

Du coup, il se fait un grand silence dans la boulangerie. Une voix demande :

 

- Qu’est-ce qu’on peut faire ?

 

Et Gilles Verger répond, d’une voix sombre

- Rien.

 

On ne peut rien faire : c’est ce que ne cesse de se répéter le maire de Fombreuse, dans les mois qui suivent. Personne n’a plus vu Suzanne Dufour depuis la dispute avec son père. Vraisemblablement celui-ci la séquestre, avec la complicité de son autre fille Amélie. Quoiqu’il soit possible, évidemment, que la sinistre éventualité formulée par un de ses administrés soit la bonne : Maxime Dufour a tué sa fille et l’a enterrée quelque part chez lui…

 

Mais tout cela, ce ne sont que des suppositions. Pour agir d’une manière ou d’une autre, il faudrait un élément concret ou une plainte. Or il n’y a ni l’un ni l’autre. Bien sûr, il arrive que, dans ces cas, les gendarmes se déplacent quand même pour voir. Mais ce qui est possible pour un citoyen ordinaire ne l’est pas pour le propriétaire du château. Dufour est riche et influent. Il connaît tout ce qui compte dans la région; à son bal annuel, il y a le député et le préfet… Non, Gilles Verger ne fera rien. Il n’est pas un héros, il sait très bien que, s’il se mêlait de cela, il pourrait dire adieu à sa réélection.

 

Le temps passe encore. Au mois de juin 1953, Maxime Dufour ne donne pas, pour la première fois, son bal annuel. C’est peut-être un aveu ou, du moins, un indice, mais il faut dire que, s’il avait lancé ses invitations, personne ne s’y serait rendu. La réprobation qui entoure la vraisemblable séquestration de Suzanne est unanime dans la région. Maxime et Amélie Dufour sont traités comme des pestiférés, des parias. Mais ils s’en moquent l’un comme l’autre. Le père ne sort pas plus du château que par le passé et la fille méprise royalement les gens du village. D’ailleurs, maintenant qu’elle a dix-neuf ans, elle a passé son permis de conduire et va faire ses courses à Tours, dans une quatre-chevaux toute neuve qu’elle s’est achetée.

 

Un événement ayant un lien indirect avec ces faits vient y apporter une note tragique et renforcer encore la colère générale. Sylvain Berlier, le jeune homme éconduit, désespéré de se voir refuser la main de Suzanne, s’est engagé dans l’armée. L’armée, à l’époque, c’est la guerre d’Indochine. Mais le malheureux jeune homme ne parviendra pas jusqu’à la lointaine colonie : il meurt d’une fièvre, sur le bateau.

 

Un an a encore passé. Nous sommes en juin 1954, exactement deux ans après le bal fatidique où on a vu Suzanne Dufour pour la dernière fois. A Fombreuse, en apparence, rien n’a changé. C’est toujours le charmant et élégant village du Val-de-Loire, avec son château du  XVIle que lui envient ses voisins, mais dans les esprits, c’est l’effervescence. Il règne une atmosphère irrespirable. Le châtelain et sa fille cadette sont haïs de toute la population et le maire, qui ne veut rien faire, est considéré comme leur complice. Un ” Comité pour la vérité ” s’est constitué ; on y parle d’entrer de force dans le château pour perquisitionner. À plusieurs reprises, des groupes ont été vus, rôdant devant les grilles. Pour l’instant, il ne s’est rien passé, mais l’incident peut éclater d’un instant à l’autre.

 

Devant cette situation, Gilles Verger se décide enfin à agir. C’est tout autant pour connaître le sort de Suzanne que pour des motifs, il faut le dire, tout à fait égoïstes. Il avait pensé jusque-là que, s’il se mêlait de l’affaire, Maxime Dufour était capable d’empêcher sa réélection, maintenant il se rend compte que, s’il ne fait rien, ses administrés ne voteront jamais pour lui. Alors, un beau jour de fin juin, ayant mis un costume neuf et réuni tout son courage, il sonne à la porte du château.

 

C’est Amélie qui lui ouvre. Elle est aussi peu aimable qu’à l’ordinaire.

 

- Vous désirez ?

 

Mais Gilles Verger est décidé à ne pas reculer. Il répond avec énergie :

 

- Voir votre père, de la part de toute la population. Amélie ne réplique rien et le conduit à la bibliothèque, au rez-de-chaussée. Maxime Dufour s’y trouve, un livre en main. Il accueille le maire d’une manière tout aussi bourrue que sa fille, mais celui-ci n’en a cure.

 

- Je n’irai pas par quatre chemins, monsieur Dufour. Il s’agit de votre fille Suzanne. Pouvez-vous me dire où elle se trouve ?

 

Le châtelain répond sans s’émouvoir.

 

- Amélie vous l’a dit, je crois : elle a disparu le lendemain du jour où nous nous sommes disputés.

 

-  Comme cela ?

-  Comme cela.

 

-  En emportant ses affaires ?

-  Non. Elles sont toujours là.

-  Et depuis, aucune nouvelle ?

 

-  Pas la moindre. Elle n’a pas daigné me donner un seul signe de vie.

 

- Cela ne vous inquiète pas ? Vous n’avez fait faire aucune recherche pour la retrouver ?

 

Pour la première fois, Maxime Dufour, qui avait jusque-là affecté la plus grande indifférence, s’anime. Son visage se durcit.

 

- Jamais ! Elle m’a défié, elle ne m’intéresse plus. Qu’elle soit morte ou vivante, cela revient au même. Pour moi, elle est morte !

 

Malgré le peu de sympathie qu’il éprouve pour lui, Gilles Verger ne peut s’empêcher d’admirer le courage ou l’inconscience du châtelain, qui n’hésite pas à adopter une attitude aussi compromettante. Il garde, pour sa part, tout son calme.

 

- Dans ce cas, vous ne m’empêcherez pas de visiter les lieux, afin de vérifier vos dires,

 

- Il n’en est pas question. Je vous prie même de partir sur-le-champ !

 

- Je ne partirai pas, monsieur Dufour. À moins que vous ne préfériez que les gendarmes viennent à ma place.

 

- Vous êtes fou ? Vous n’avez pas le droit !

 

- Non seulement j’en ai le droit, mais c’est mon devoir de maire. On ne parle que de la disparition de votre fille à Fombreuse. La moitié du village vous accuse de la séquestrer, l’autre moitié de l’avoir tuée. Un comité s’est même formé et menace de passer à l’action. C’est un trouble à l’ordre publie et je n’ai qu’un seul moyen de le faire cesser : perquisitionner chez vous. Alors, les gendarmes ou moi, choisissez !

 

Maxime Dufour reste un moment bouche bée et devient tout pâle. C’est sans doute la première fois que quelqu’un ose lui parler sur ce ton. Mais il retrouve vite la maîtrise de lui-même. Il hausse les épaules.

 

- Eh bien faites ! Amélîe vous accompagnera. Et il reprend son livre et sa lecture.

 

Suivi de la cadette des Dufour, Gilles Verger commence donc son exploration. Son coeur bat très fort. Il va enfin connaître la vérité que tout le monde attend au village ! Quoique, dans le fond, ce ne soit pas certain. Ces vieilles demeures ont des passages secrets, des pièces cachées. Mais il se promet d’être attentif au moindre détail, de tout vérifier, malgré la présence d’Amélie, qui est visiblement là pour l’empêcher de trouver ce qu’il cherche.

 

La visite du rez-de-chaussée ne donne rien. Il ne comprend que la cuisine et les pièces de réception, où il est impossible de séquestrer quelqu’un. Mais le premier étage, où se trouvent les chambres, se révèle beaucoup plus intéressant. Et d’abord la chambre de Suzanne. Maxime Dufour n’avait pas menti : elle n’a emporté aucune de ses affaires. Tout est là : ses robes, ses objets de toilette, ses bibelots familiers et même un livre, sur la table de nuit, celui qu’elle devait être en train de lire, avec un marque-page encore en place. La vie semble s’être arrêtée, figée, ce soir de juin 1952. L’impression qui s’en dégage est des plus inquiétantes et même tragique.

 

Gilles Verger explore en long et en large cette pièce, qui contient peut-être la clé de l’énigme. Il frappe contre les parois, tape du pied sur le plancher, inspecte les placards, pour découvrir un réduit quelconque. Mais non, tout sonne plein, tout est normal. Pendant ce temps, immobile quelques pas derrière lui, Amélie Dufour ne fait pas le moindre commentaire, elle reste muette, impénétrable.

 

La visite des autres chambres, menée par le maire avec la même minutie, ne donne rien non plus. Il ne lui reste plus à voir que le deuxième étage et les caves, qu’il s’est réservés pour la fin… En arrivant en haut, il a une surprise : il se trouve dans un long couloir semblable à celui du premier étage, mais la poussière recouvre le plancher, la peinture s’écaille un peu partout, des toiles d’araignées pendent du plafond. Pour la première fois, Amélie Dufour prend la parole :

 

- L’étage est inhabité depuis la mort de maman. Le maire de Fombreuse se sent étrangement mal à l’aise. Cet environnement est sinistre au possible. C’est tout à fait l’endroit où on s’attendrait à rencontrer un fantôme. Et, soudain, il sent son corps se glacer des pieds à la tête : une des portes est en train de s’ouvrir, lentement, en grinçant, exactement comme dans les livres ou les films d’épouvante. Et, l’instant d’après, c’est pire encore : Suzanne Dufour apparaît devant lui. Elle est exactement telle qu’elle était lorsqu’elle a quitté le bal en larmes. Elle porte la même robe du soir blanc et rose…

 

- Je savais que vous viendriez un jour.

 

Gilles Verger s’adosse au mur et déboutonne le col de sa chemise. Il a les pieds sur terre, c’est un esprit rationnel, mais pour l’instant, il est totalement dépassé par la situation. La disparue s’approche de lui. Elle lui parle avec douceur.

 

- Rassurez-vous, je ne suis pas un fantôme. Regardez-moi. Je ne suis ni pâle ni squelettique. Je n’ai rien d’un spectre.

 

Le maire de Fombreuse retrouve l’usage de la parole.

 

- Mais que faites-vous ici ?

 

- C’est là que je vis depuis deux ans.

- Vous êtes séquestrée ?

 

- Vous avez bien vu que non…

 

Gilles Verger considère alors Amélie Dufour. Depuis qu’est apparue sa soeur, elle n’a pas manifesté la moindre surprise. Il la regarde avec des yeux ronds.

- Mais vous étiez au courant de tout

 

- Oui.

 

- Alors, je ne comprends plus rien!

 

- Venez dans ma chambre. Je vais vous expliquer… Les jambes tremblantes, il entre dans la pièce par la porte que la jeune femme vient d’ouvrir. L’endroit est très correctement aménagé, avec un lit, une armoire, un meuble de toilette, un bureau. Sur celui-ci, une assiette avec les restes d’un repas.

 

Le maire se laisse tomber sur une chaise. Suzanne Dufour s’assied sur son lit. Elle parle d’une voix calme. Et elle lui apprend enfin l’extraordinaire vérité. C’est l’histoire d’une vengeance qui ne ressemble à aucune autre, une vengeance purement féminine, faite de passivité, d’abstention et, pourtant, terrible !…

 

- Lorsque a eu lieu ce scandale au bal, j’ai compris que Sylvain était perdu pour moi. Jamais mon père n’aurait accepté une union contraire à sa volonté. Je le connaissais. Il aurait trouvé n’importe quoi pour la faire échouer. Si j’avais été plus forte, j’aurais pu l’affronter, le braver. Mais je savais que je n’étais pas de taille. Alors, puisque j’avais perdu, j’ai décidé de le faire payer !

 

Le maire de Fombreuse regarde, fasciné, cette jeune femme en robe du soir blanc et rose, aux grands yeux bleus, aux longs cheveux blonds et à l’allure mélancolique qui a entrepris devant lui une terrible confession.

 

- J’ai décidé de me cacher au château et de n’en plus bouger. À la fin, on allait croire que mon père m’avait séquestrée ou m’avait tuée. Ainsi, je jetterais le déshonneur sur lui et il ne s’en relèverait jamais

 

- Mais votre soeur était d’accord ?

 

Suzanne a un regard affectueux vers Amélie, qui lui renvoie un sourire complice.

 

- Sans elle, rien n’aurait été possible. Nous en avons parlé toute la nuit. Au matin, notre plan était au point. J’irais au deuxième étage où notre père n’allait jamais. Elle m’apporterait à manger et s’occuperait de toutes les nécessités de mon existence. C’est ainsi que nous avons vécu pendant deux ans. Puisque vous êtes ici, je suppose que nous avons réussi, qu’on s’inquiète à Fombreuse.

 

- On s’inquiète effectivement, mademoiselle, et pas seulement à Fombreuse, dans toute la région… Maintenant, puis-je vous demander ce que vous comptez faire à présent ?

 

- Descendre au rez-de-chaussée, retrouver mon père et lui raconter ce que je viens de vous dire.

 

— Vous n’avez pas peur du choc que vous allez lui causer ?

 

La disparue de Fombreuse se met en marche, elle commence à descendre l’escalier.

 

- Il arrivera ce qui arrivera…

 

Le maire se met en marche lui aussi. Il serait pourtant de son devoir d’empêcher ce qui ressemble à une tentative de meurtre. Il sait que le châtelain a déjà eu un incident cardiaque. Mais c’est plus fort que lui, il ne fait rien. Il est fasciné par cette extraordinaire volonté, cette extraordinaire haine. Une question vient sur ses lèvres :

 

- Est-ce que vous êtes restée dans votre tenue de bal pendant deux ans ?

 

Suzanne Dufour a, pour la première fois, un sourire.

- Non, bien sûr. Amélie s’occupait de m’habiller. Elle achetait du tissu en ville et me confectionnait des vêtements. Elle a toujours été une excellente couturière. Il n’y a que ma robe du soir que je gardais ici. Je la mettais de temps en temps, en souvenir de ma dernière danse avec Sylvain. Vous êtes arrivé à l’un de ces moments.

 

Le trio est arrivé au rez-de-chaussée. Suzanne passe devant les deux autres, pousse elle-même la porte de la bibliothèque et s’immobilise dans l’encadrement. Son père lève les yeux de son livre et… il ne se passe rien !

 

Le sang-froid de Maxime Dufour dépasse l’entendement. Non seulement il ne porte pas les mains à sa gorge ou à sa poitrine, ne se précipite pas à la fenêtre pour chercher de l’air, mais il n’a même pas une réaction de surprise. En découvrant Suzanne dans la tenue où il l’avait vue pour la dernière fois, deux ans auparavant, il se contente de dire

 

- Ah, c’est toi !…

 

Le maire de Fombreuse est plus fasciné que jamais. Il regarde cet homme, en apparence impassible. Il croyait pourtant sincèrement que sa fille s’était enfuie. Il n’avait pas le moindre soupçon de sa présence au deuxième étage. Avec le temps, son repli hors du monde s’était étendu au château lui-même; il n’en fréquentait plus qu’une partie. Et pourtant, devant cette incroyable réapparition, il reste indifférent, dédaigneux. Sa fille le regarde toujours fixement. Il finit par lui lancer :

 

- Tu es revenue, cela ne change rien. Pour moi, tu es morte.

 

Suzanne se met alors à parler. Elle lui fait le même récit qu’elle vient de faire un instant plus tôt, récit que son père écoute toujours sans broncher. À la fin, elle conclut :

 

- Cela change tout de même quelque chose, papa je vais vivre avec toi, maintenant. Tu vas devoir supporter ma présence. A moins que tu ne me chasses, bien entendu.

 

- Je ne te chasse pas.

 

En rentrant du château, Gilles Verger raconte l’extraordinaire épilogue de cette histoire. Tout Fombreuse se réjouit de la réapparition de Suzanne Dufour et applaudit à sa machination. Mais les gens font à peu près tous la même réflexion :

 

- Je n’aimerais pas être au château. Cela doit être terrible !…

 

Au château, effectivement, une terrible cohabitation s’installe entre les deux soeurs complices et leur père. C’est un affrontement muet, sans un cri, sans un éclat de voix, sans même un mot ou un geste agressif, mais d’une intensité inouïe, tant la haine est grande de part et d’autre.

 

Maxime Dufour n’y résiste pas longtemps. Il meurt moins de six mois plus tard, d’une crise cardiaque. Les deux soeurs ont gagné, elles lui ont fait payer jusqu’au bout la vie brisée de Suzanne.

 

Mais la mort de leur père ne désarme pas leur colère. Elles ne viennent pas à son enterrement. Seuls sont présents le curé, ses deux enfants de choeur et le maire, par obligation envers le châtelain du lieu. La cérémonie est vite expédiée, presque bâclée. Sur la tombe du défunt, il n’y a pas une fleur. Il n’y en jamais eu depuis.

 

Aujourd’hui, Suzanne et Amélie Dufour vivent encore. Elles habitent toutes les deux le château. Alertes septuagénaires, elles ont vécu, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, une vie pleine d’entrain, sortant souvent de leur demeure pour des séjours en France et dans le monde entier. Elles ne se sont pourtant mariées ni l’une ni l’autre. Elles seront les dernières des Dufour et mourront sans héritier.

 

D’ailleurs, il n’y aura rien à hériter. Elles ont, dans leur testament, légué le château à l’État. Après leur disparition, il s’ouvrira enfin aux visiteurs. Alors, peut-être ceux-ci pourront-ils aller au deuxième étage et contempler la porte par laquelle était apparue une jeune femme en robe de bal blanc et rose, la disparue volontaire de Fombreuse.