L’ORDRE DES MÉDECINS

 

- Personne suivante…

 

À l’appel de la secrétaire, Gaston Rethel se lève. Il fait particulièrement chaud dans la salle d’attente du docteur Abravanel, médecin généraliste au Havre. On est en pleine canicule, en cette fin juin 1956, et il s’essuie le front de son mouchoir. A part cela, il n’a pas l’air du tout en mauvaise santé. Il a la cinquantaine énergique, les cheveux courts coupés en brosse, l’oeil vif et la démarche volontaire. Mais il est vrai que les affections, même les plus graves, ne se voient pas toujours.

 

Et c’est exactement ce que lui dit le docteur Abravanel, en l’accueillant dans son cabinet.

- Prenez place, cher monsieur. Qu’est-ce qui se cache derrière cette bonne mine ?

 

Ce à quoi Gaston Rethel répond sèchement :

- Vous ne me reconnaissez pas ?

 

Un peu surpris par cette entrée en matière, le docteur Abravanel a un geste d’excuse.

 

- Je ne vois pas…

 

- Eh bien consultez vos dossiers. Je suis venu vous voir, il y a quatre ans et un peu plus d’un mois, le 13 mai 1952.

 

De plus en plus étonné, le praticien s’exécute. Il a effectivement un dossier ouvert, le 13 mai 1952, au nom de Gaston Rethel.                                             

 

- Je vois… J’avais noté : ” Se plaint de maux de tête et d’une fatigue généralisée. ” Mais je n’avais rien trouvé. J’avais prescrit des vitamines… Et depuis, comment est-ce que ces problèmes ont évolué ?

 

- C’est de pire en pire ! Je n’en peux plus, je suis à bout !

 

Et Gaston Rethel part dans une longue énumération des maux les plus divers… Après l’avoir écouté, le docteur Abravanel hoche la tête.

 

- Nous allons voir cela. Si vous voulez bien vous déshabiller…

 

Il examine longuement son patient, lui prend la tension, l’ausculte, vérifie ses réflexes, puis il se redresse avec un sourire.

 

- Eh bien, vous n’avez rien. Je vais vous donner des vitamines, comme l’autre fois…

 

Gaston Rethel se rhabille, puis reprend la serviette qu’il avait sous le bras en entrant et lui déclare

 

- Vous avez eu tort !

 

Le docteur Abravanel ouvre de grands yeux.

- Tort de quoi ?

 

- De me dire que je n’avais rien.

 

Gaston Rethel sort alors un revolver, avec lequel il vise posément… Le médecin a le temps de dire

 

- Mais qu’est-ce que vous faites ?

 

Et il s’écroule mort, une balle dans le coeur… Ensuite, avec beaucoup de sang-froid, Gaston Rethel quitte le cabinet. Il croise la secrétaire, qui accourt, alertée par le coup de feu. Il lui lance

 

- Il y a eu un accident…

 

Et il disparaît dans l’escalier.

 

Une demi-heure plus tard, la police est chez Mme Rethel. C’est une femme menue aux cheveux gris. Quand elle voit arriver le policier, elle a un cri :

 

- Il est arrivé quelque chose à mon mari ! L’inspecteur Granier, qui sort de chez le docteur Abravanel, après avoir constaté son décès et pris dans le dossier le nom et l’adresse du client meurtrier, secoue la tête :

 

- Pas exactement, madame. Il est arrivé quelque chose à cause de lui. Il a… tué un homme.

 

Mme Gaston Rethel a une exclamation

- Un docteur!

 

- C’est exact.

 

- Vous l’avez arrêté ?

 

- Non. Il est en fuite. Mais comment savez-vous qu’il s’agissait d’un médecin ?

 

Mme Rethel se laisse tomber sur une chaise.

- Parce que cela devait arriver!

 

Et elle raconte une incroyable histoire…

 

- Cela lui a pris il y a cinq ans environ. Il a commencé à se plaindre des maladies les plus diverses. Il a été chez un médecin, puis chez un autre. Et chaque fois, il revenait en me disant: ” Il ne m’a rien trouvé. ” Je lui disais que c’était tant mieux, que cela prouvait qu’il allait bien, mais il ne voulait rien savoir. Pour lui, c’étaient tous des ânes, ils s’étaient ligués contre lui pour refuser de le soigner.

 

Elle se lève et va ouvrir un secrétaire. Elle en sort des piles de papiers.

 

- Tenez, voilà ce qu’il rapporte à la maison depuis des années: des centaines d’ordonnances, toutes prescrivant des vitamines ou des fortifiants, des dizaines d’analyses de laboratoire, toutes négatives, des dizaines d’électrocardiogrammes montrant un coeur de jeune homme.

 

L’inspecteur contemple cet amoncellement effectivement impressionnant.

 

- Et ces derniers temps, il y a eu un changement dans son comportement.

 

- Oui. Il était devenu plus sombre, plus violent. Il n’arrêtait pas de dire : ” Un jour, je me vengerai d’eux tous ! “

 

- Le médecin qu’il a tué s’appelait Abravanel. Vous avez une idée de la raison pour laquelle il s’en est pris à lui ?

 

La pauvre Mme Rethel a un geste d’impuissance.

 

- Comment est-ce que je pourrais le savoir ? Je ne les connaissais pas, ces docteurs : il y en avait trop. Il a vu pratiquement tous ceux du Havre et il a même été plus loin, à Rouen et plusieurs fois à Paris !

 

- Il n’a rien dit qui puisse constituer un indice ? Cherchez bien…

 

- Je ne vois pas… Ah si, il y a peut-être quelque chose. Hier, je l’ai entendu répéter : ” L’ordre des médecins… L’ordre des médecins… ” et, chaque fois, il ricanait d’une manière méchante.

 

Il y a un instant de silence, pendant lequel Mme Rethel et l’inspecteur réfléchissent chacun de leur côté et, soudain, ce dernier a une exclamation.

 

- Je crois que j’ai compris ! Abravanel : c’est l’ordre alphabétique, tout simplement. Votre mari a décidé d’éliminer par ordre alphabétique tous les médecins qui l’ont soigné.

 

- Mais c’est monstrueux

 

- Certainement. Mais ne perdons pas de temps. Montrez-moi les ordonnances. Le prochain est celui dont le nom commence par un A ou un B…

 

Après consultation de la volumineuse pile, il s’avère que le suivant est un certain docteur Amanda, avenue de la République, au Havre. L’inspecteur Granier s’y précipite, en compagnie de Mme Rethel, car il n’a jamais vu Gaston Rethel et elle pourra éventuellement le lui désigner s’il se trouve de manière imprévue en sa présence. En agissant ainsi, il sait qu’il prend un risque, car l’homme est armé et il a montré qu’il n’hésitait pas à tuer. Mais demander des renforts prendrait trop de temps. Il faut avant tout empêcher qu’il y ait une victime innocente de plus…

 

En chemin, tandis qu’il conduit rapidement dans les rues du Havre, l’inspecteur questionne sa passagère.

 

- Comment se fait-il que votre mari soit armé ?

 

- Cela doit venir de la guerre. Il était dans la Résistance. Il m’a dit qu’il avait jeté ses armes, mais c’était sans doute faux.

 

- Il sait donc bien tirer ?

- Très bien.

 

L’inspecteur pile dans un crissement de pneus : c’est là. Il monte les escaliers quatre à quatre et sonne. Le cabinet du docteur Amanda est cossu et très fréquenté. Il est, bien sûr, arrêté par la secrétaire qui lui demande s’il a rendez-vous. Il sort sa carte de police et lui explique en quelques mots la situation. La jeune femme pâlit.

 

- Est-ce que Gaston Rethel est là ?

 

- Oui. Dans la salle d’attente. Normalement, il aurait dû déjà passer, mais le docteur a beaucoup de retard.

 

- Un retard qui lui a sauvé la vie… Je vais aller attendre avec les autres clients.

 

Et tandis que Mme Rethel reste en compagnie de la secrétaire, l’inspecteur Granier se mêle aux patients du médecin. La porte ne tarde pas à s’ouvrir. Celui-ci annonce:

 

- Monsieur Rethel!

 

L’effet de surprise joue pleinement. Le policier bondit et Gaston Rethel, encombré par sa serviette dans laquelle il dissimule son revolver, ne peut pas se défendre. L’instant d’après, il se retrouve les menottes aux poignets. Le docteur Amanda et ses collègues suivants sont sauvés… Car vérifications faites Gaston Rethel avait pris rendez-vous avec huit médecins dans la même journée, de demi-heure en demi-heure : Arpaillange, Astier, Bartholdy, Besson, etc. Il avait programmé l’extermination des praticiens du Havre, par ordre alphabétique !

 

Gaston Rethel n’a pas été jugé. Reconnu atteint du délire de persécution, il a été interné. Oui, interné, dans un hôpital psychiatrique ! À partir de ce moment, il a vécu entouré de médecins toute la journée et même toute la nuit, des médecins qui estimaient qu’il avait réellement quelque chose, qui s’intéressaient à son cas et qui voulaient le guérir. Il avait enfin réussi à être un vrai malade, un malade estampillé, officiellement reconnu et traité par la science, même si ce n’était pas exactement de la manière qu’il avait imaginée.