VENGEANCE ATOMIQUE

 

Qui ne connaît la Cogema, le centre de retraitement des déchets radioactifs de La Hague, au nord de la presqu’île du Contentin, qui apparaît régulièrement sur le devant de l’actualité ? C’est là, dans ce milieu qui reste mystérieux pour le grand public, que tout commence…

 

Gérard Lefèvre est chef d’équipe à la Cogema, et ce 22 novembre 1979, il rentre comme chaque jour de son travail. Il a un assez long trajet à faire en voiture pour rejoindre son domicile, un pavillon de la banlieue résidentielle de Cherbourg. Son travail est délicat et dangereux et c’est peut-être en raison de la fatigue accumulée qu’il ne fait pas preuve de tous ses réflexes lorsqu’un camion roulant pleins phares surgit devant lui.

 

C’est peut-être aussi en raison de l’état de sa voiture ; elle est vieille, les freins et les amortisseurs sont usés, il y a longtemps qu’il songe à la changer. Toujours est-il qu’il donne un coup de volant brusque, qu’il dérape sur la chaussée mouillée et se retrouve dans le talus.

 

En maugréant, Gérard Lefèvre sort sous la pluie pour examiner les dégâts. Le fossé du bas-côté n’est pas profond, cinquante centimètres tout au plus, mais sa voiture est tombée on ne peut plus malencontreusement sur une grosse pierre, qui a endommagé l’avant et peut-être même faussé l’essieu. Il va lui falloir faire marche arrière pour se dégager et rentrer tant que bien que mal à la maison. Quant à la voiture, il se demandait quand il allait en changer, maintenant il n’a plus le choix.

 

En prenant le volant, tout trempé et les souliers couverts de boue, Gérard Lefèvre étouffe un juron et lance :

 

- C’est bien ma veine !

 

C’est bien sa veine, effectivement, mais c’est plus tard qu’il mesurera à quel point.

 

Quatre mois ont passé et il y a longtemps que Gérard Lefèvre ne pense plus à l’accident du 22 novembre, pas plus qu’à sa voiture… Comme il l’avait prévu, il s’est traîné jusque chez lui avec son véhicule endommagé et, dès le lendemain, il s’est occupé d’acheter une nouvelle voiture.

 

Mais il n’a pas envoyé l’ancienne à la casse. Il se trouve qu’il a parmi ses amis un ferrailleur et il lui a demandé s’il ne pourrait pas mettre sa voiture dans sa décharge. Après tout, on ne sait jamais, il aura peutêtre une pièce détachée quelconque à récupérer…

 

L’accident, la voiture abandonnée dans un coin sans ces deux événements fortuits, rien ne se serait produit ; il n’en manque plus qu’un troisième pour que l’histoire de Gérard Lefèvre aille jusqu’à son terme l’anniversaire de son fils…

 

- Papa, j’ai envie de recevoir mes amis pour mon anniversaire.

 

- Mais c’est une très bonne idée

 

- Je peux te demander quelque chose ? On va manquer de sièges. Alors, j’avais pensé à la banquette de ta vieille voiture.

 

Bien entendu, Gérard Lefèvre n’y voit pas d’objection : c’est même précisément pour cela qu’il l’a mise de côté. Peu après, la banquette est chez lui, mais son fils vient vers lui avec un sac noir.

 

- Tu as dû oublier cela. C’était sous ton siège. Je me demande ce que cela peut bien être…

 

Son fils ouvre le sac, Gérard Lefèvre s’approche pour en examiner le contenu et pousse un cri d’horreur.

- Lâche ça tout de suite

 

- Mais…

- Lâche ça

 

Interloqué, le fils Lefèvre lâche le sac, qui tombe sur le sol avec un bruit métallique.

 

- Mais qu’est-ce que c’est ?

 

- Des queusots, voilà ce que c’est

 

À son fils qui l’ignore, Gérard Lefèvre explique que les queusots sont des bouchons d’aluminium servant à obturer les conteneurs où on place les barreaux d’uranium. Ils sont eux-mêmes contaminés par la radioactivité et il s’en dégage une irradiation mortelle. On les manipule à l’aide de robots, à travers une vitre blindée.

 

- Et tu dis que tu as trouvé cela sous mon siège ?

- Oui. Le siège du conducteur…

 

Gérard Lefèvre est livide.

 

- Alors, c’est… qu’on a voulu me tuer ! Et si je n’avais pas eu mon accident, je ne sais pas ce qui serait arrivé…

 

Peu après, c’est le branle-bas de combat à la PJ de Cherbourg. Le côté sensationnel de cette tentative de meurtre ainsi que son côté sensible, car tout ce qui touche au nucléaire est à prendre avec attention, mobilisent les autorités.

 

- Vous connaissez-vous des ennemis, monsieur Lefèvre ?

 

- Non…

 

- Avez-vous reçu des menaces d’une organisation quelconque, écologiste par exemple ?

 

- Absolument pas.

 

- Et dans votre travail ?

 

- Non plus. C’est vrai qu’on dit quelquefois que je suis un peu dur avec mon équipe, mais de là à imaginer…

 

- Et combien de personnes pouvaient avoir accès aux queusots ?

 

- Ceux qui s’occupent des barres d’uranium. Environ quatre-vingts personnes.

 

- Dont les membres de votre équipe ?

- Oui…

 

Tandis que les policiers commencent leur enquête, Gérard Lefèvre se rend sans plus attendre au centre de La Hague pour y subir des examens. C’est ce qu’il y a de plus urgent, en effet. Son accident lui a évité de continuer à être irradié, mais depuis combien de temps l’était-il ? Quand la main criminelle a-t-elle placé ses queusots sous son siège ?

 

Le résultat est heureusement rassurant. Il n’y a pas de trace d’une contamination dangereuse. Il reste donc à poursuivre les investigations. Les enquêteurs se penchent sur son passé en espérant y découvrir un indice, mais il n’y a pas grand-chose à dire. Issu d’un milieu modeste, Gérard Lefèvre a débuté à la Cogema en 1965, quand cette dernière s’est installée à La Hague, et il a gravi les échelons professionnels un à un. Marié, deux enfants, il a une vie privée sans histoire.

 

Il y a, en revanche, des éléments plus intéressants dans sa vie professionnelle. Il apparaît vite que Gérard Lefèvre n’était pas aimé de tout le monde, au sein de son équipe en particulier. L’entente était loin d’être excellente. Gérard Lefèvre, très exigeant avec lui-même, l’était aussi avec les autres. Et, en plus, il avait une manie : il ne fume pas et déteste qu’on fume. Il avait déjà fait des remarques à des employés qui fumaient en dehors du travail, ce qui, bien sûr, ne le regardait pas. Et ceux-ci l’avaient très mal pris. Évidemment, le mobile semble un peu léger pour un crime, mais les suspects sont quatre-vingts, pas un de plus : ceux qui avaient accès aux queusots.

 

Car une intervention de l’extérieur est exclue. Le centre de retraitement est gardé comme une forteresse, principalement les ateliers. De plus, seul un spécialiste pouvait s’emparer des queusots. Il faut revêtir une combinaison anti-radiations et manoeuvrer une longue perche pour les dévisser sous l’eau du bassin dans lequel ils sont immergés, un travail hautement qualifié et très dangereux, qui ne s’improvise pas.

 

Les policiers interrogent sans relâche leurs suspects. Il y a deux possibilités : ou une vengeance personnelle contre Gérard Lefèvre ou un acte de type terroriste. Dans ce dernier cas, le coupable se serait fait embaucher à la Cogema uniquement dans ce but. Il faut donc fouiller le passé de chacun d’eux à la recherche d’une activité politique quelconque.

 

Mais toutes ces recherches ne donnent rien, pas plus que l’interrogatoire de ceux qui avaient eu des mots avec Gérard Lefèvre… L’enquête piétine et elle n’aurait sans doute jamais abouti si, le 8 mai 1980, au cours d’une audition de routine, le coupable n’avait subitement craqué.

 

Cela faisait plusieurs fois déjà que les policiers avaient entendu Gilbert Barrier, un garçon de vingt-sept ans, qui travaille sous les ordres de Gérard Lefèvre. Ils ne l’avaient jamais suspecté, car, au dire même de Lefèvre, c’était celui avec qui il s’entendait le mieux. Il le citait en exemple aux autres quand quelque chose n’allait pas.

 

Et pourtant, c’est bien lui qui a commis cet acte insensé et cela, pour un motif dérisoire… Alors qu’on lui pose une question anodine pour vérifier un détail, Barrier s’effondre brusquement.

 

- C’est moi. Arrêtez-moi ! L’enquêteur n’en revient pas.

 

- Vous ? Mais vous vous entendiez très bien avec la victime.

 

- C’est vrai, mais je ne supportais plus le climat tendu qui régnait dans l’équipe… Je n’ai pas voulu le tuer, je vous le jure, mais seulement l’irradier, pour qu’il soit obligé de changer de service !  …

 

Et Gilbert Barrier fait le récit de son acte, qui est conforme en tous points à ce qu’on imaginait :

 

- Une nuit où j’étais de service et Lefèvre aussi, j’ai réussi à tromper la surveillance de mes collègues. J’ai mis ma combinaison anti-radiations, j’ai pris une gaffe et je me suis emparé de trois queusots et les ai placés sous le siège de la voiture. J’avais remarqué que Lefèvre ne la fermait jamais à clé…

 

Gilbert Barrier est inculpé de tentative de meurtre et emprisonné… Pourtant, au cours de l’instruction, le juge se convainc que, conformément à ce qu’il ne cesse d’affirmer, il n’avait pas l’intention de tuer et l’affaire ne va pas aux assises, mais en correctionnelle.

 

Il est remis en liberté après dix mois de détention préventive et c’est libre qu’il se présente devant la justice, le 31 mars 1981. Il est poursuivi pour vol et administration d’une substance nuisible à la santé.

 

L’avocat de la partie civile met l’accent sur les dommages subis par la victime.

 

- À côté des dangers physiques réels qu’il encourt, Gérard Lefèvre a subi un préjudice grave. Son état psychosomatique s’est détérioré. Désormais, il vit dans l’inquiétude.

 

 A l’issue des débats, Gilbert Barrier est condamné à deux ans de prison, dont quinze mois avec sursis. Sa peine étant couverte par la préventive, il ne retournera pas sous les verrous. Le premier criminel atomique est libre.