BORIS LE TERRIBLE

 

Le soleil se couche sur la plaine ukrainienne, la grande plaine sans fin, celle des terres noires, grenier à blé de toutes les Russies. L’astre, qui vire au rouge pourpre, est encore ardent et même chaud, car nous sommes le jour le plus long de l’année, précisément, le 21 juin 1906.

 

Une joyeuse animation règne dans le quartier juif de la petite ville de Preskoïe. Ce soir, il y a un mariage et toute la communauté y est conviée. Les femmes et les jeunes filles ont mis des roses dans leurs cheveux, les hommes ont sorti leurs chapeaux noirs brodés d’or.

 

Comme il fait beau, la noce aura lieu en plein air, sur la place principale du ghetto, qui est, contrairement à ce qu’on pourrait penser, un endroit charmant, entouré de maisons à colombages et au toit pentu, datant de la Renaissance. Une fontaine s’élève en son centre : c’est tout autour qu’ont été dressés les tréteaux où s’entassent les viandes rôties, les poissons du Don et de la mer Noire, les vins de Crimée et de Hongrie. Partout retentit le cri traditionnel des mariages juifs :

- Mazeltov !

 

Le jeune Cholom Schwarzbart, onze ans, qui arrive en compagnie de sa maman, n’est pas peu fier : c’est la première fois qu’il porte des pantalons longs et ses parents lui ont promis qu’il danserait avec les grands aussi tard qu’il le voudrait… Cholom aspire avec un grand sourire l’air parfumé, il est sûr qu’il se souviendra longtemps de ce 21 juin 1906 !

 

C’est d’abord un bruit de galopade qui l’a alerté et puis le silence des adultes, qui ont compris avant lui. Ils se sont figés sur la place, tendant l’oreille. Et soudain, tandis que le bruit des sabots se fait plus fort, les mêmes cris éclatent partout en même temps

 

- Les cosaques ! Les cosaques !…

 

Une fuite éperdue succède à ces exclamations. La noce s’égaille dans toutes les directions et, l’instant d’après, c’est l’horreur. Le jeune Cholom voit déboucher des cavaliers vêtus de noir, aux bottes rouges et à la coiffure d’astrakan. C’est un pogrom !… À intervalles réguliers, les cosaques, les terribles cavaliers du tsar, font irruption dans le ghetto et détruisent tout sur leur passage. Dans ces cas-là, il faut s’enfuir et se cacher en a1tendant que tout soit fini. Après, il n’y  a plus qu’à tout remettre en ordre et faire comme si rien ne s’était passé…

 

Les cosaques sont des brutes, mais jusqu’à présent ils se sont contentés de casser, de piller, de distribuer les injures et les coups, jamais ils n’ont tué. Pourtant, ce jour-là, chacun se rend compte que cela va être différent. Celui qui chevauche en tête sort brusquement son sabre, en lançant à pleine voix

 

- Hourra !

 

Cholom Schwarzbart sent son corps se glacer des pieds à la tête. Il l’a reconnu, c’est Boris Peliourka, leur chef, celui qu’on surnomme au ghetto ” Boris le Terrible “, le géant sanguinaire à la moustache noire tombante, que sa mère menaçait d’appeler lorsqu’il tardait à finir sa soupe… Cholom lève justement le regard vers sa mère et ce qu’il voit le terrifie tout autant que la vue des cavaliers noirs, qui dégainent à leur tour leurs sabres, dans un gigantesque ” Hourra ” : sa mère est livide, elle tremble, elle a aussi peur que lui. Il avait pensé, jusque-là, qu’elle le protégerait dans toutes les circonstances de la vie et voilà qu’il s’aperçoit que ce n’est pas vrai. Il est perdu ! Ils sont tous perdus !

 

Les cris de douleur ont succédé aux cris d’effroi. Un peu partout, les sabres s’abattent, lançant de grands éclairs. Visiblement, cette fois, les cosaques ne sont pas venus pour terroriser et détruire, mais pour tuer. Pourquoi ? Parce qu’ils sont ivres ?… On dit que, chaque solstice d’été, ils se livrent à d’abominables beuveries. Ou bien est-ce parce qu’ils ont des ordres venus d’en haut, du gouvernement, du tsar ? La Russie vient de perdre une guerre contre le Japon et, comme d’habitude, c’est sur les Juifs qu’on se venge…

 

Le jeune Cholom n’a pas à se poser longtemps ces questions. Le chef des cosaques, Boris le Terrible en personne, vient de mettre pied à terre et se dirige vers sa mère et lui. Il le voit éclater d’un rire énorme qui découvre ses dents d’ogre, dont on lui dit qu’elles lui servent à dévorer les petits enfants juifs. Mais ce n’est pas après lui qu’il en a. C’est vers sa mère qu’il va, c’est sur son bras qu’il referme sa main velue.

 

- Viens ici, toi !…

 

Cholom Schwarzbart se précipite pour s’interposer. Il a juste le temps de voir le sabre se lever dans sa direction. Il ressent une violente douleur et puis, plus rien…

 

Lorsqu’il reprend conscience, le silence est revenu. Le soleil s’est couché, mais ce n’est pas encore la nuit. Il se lève, passe la main sur son front. Il est plein de sang, mais il a eu de la chance : la lame a dévié sur l’os. Un gémissement attire son attention. Il se tourne dans cette direction et retient un cri d’horreur : sa mère est allongée sur le sol, au milieu des victuailles de la noce piétinées par les chevaux, dans les flaques de vin des tonneaux éventrés, elle a le ventre ouvert. Et Cholom découvre aussi son père, qui gît à ses côtés, la tête fendue de part en part.

 

Il se penche. La voix de sa mère n’est plus qu’un souffle, mais elle parvient tout de même à parler.

 

- C’est Boris le Terrible. Il a tué ton père qui voulait me défendre et moi, il m’a tuée après m’avoir… violée…

 

Elle réunit les dernières forces qui lui restent et prononce dans un souffle :

 

- Venge-nous, Cholom!

 

Cholom Schwarzbart rouvre les yeux qu’il avait gardés un moment fermés. Un tic-tac violent emplit la pièce où il se trouve. A vrai dire, ce n’est pas une pièce, c’est un magasin, le sien. Cholom Schwarzbart est horloger, il tient une petite boutique dans le quartier du Marais, à Paris. Nous sommes en 1926, vingt ans ont passé depuis le pogrom de Preskoïe, mais il le revit comme si c’était hier, il le revivra jusqu’à son dernier jour.

 

Il n’y a pas de clients et, comme toujours lorsqu’il n’a rien d’autre à faire, Cholom revit le passé. Il repart dans ses souvenirs… Il a essayé d’être fidèle à l’ordre de sa mère. Recueilli par un oncle et une tante à Moscou, il a poursuivi ses études pendant quelques années et il est entré dans la clandestinité. ” Se venger ” : il n’a pas voulu donner à ces mots un sens personnel, individuel. Il ne s’agissait pas de se venger du seul Boris Peliourka, il fallait aller plus loin, engager la lutte contre un régime capable d’engendrer de telles horreurs. Bref, Cholom est devenu un révolutionnaire et, plus précisément, un anarchiste.

 

Les révolutionnaires, ce n’est pas ce qui manque au début des années 1910, en Russie. Avec ses camarades, Cholom Schwarzbart pose des bombes, organise des attentats. À chaque fois qu’un officier ou un fonctionnaire du régime tsariste tombe sous ses coups, il repense aux corps sanglants allongés sur la place du ghetto et sa douleur s’apaise un peu.

 

Mais la police du tsar n’est pas composée d’incapables. Début 1914, Cholom Schwarzbart est arrêté, suite à la dénonciation d’un indicateur qui avait infiltré son groupe. Le voilà emprisonné, en grand danger d’être envoyé en Sibérie ou tout simplement fusillé, mais la chance lui sourit. Lors d’un transfert d’une prison à une autre, son véhicule a un accident et il s’enfuit. Il est recueilli par d’autres anarchistes, qui lui procurent des faux papiers, grâce auxquels il peut quitter le pays et parvient jusqu’en France.

 

Nous sommes alors à l’été 1914. La guerre vient d’éclater. En France, il est fiché comme anarchiste et il est arrêté au cours d’un contrôle d’identité. Mis devant le choix entre se battre ou être expulsé, il choisit de se battre et s’engage dans la Légion étrangère.

 

Ses années de lutte clandestine l’ont habitué au danger et, de toute manière, depuis le pogrom de Preskoïe, plus rien ne lui fait peur. Il se bat bien, héroïquement même, et il termine le conflit avec le grade de lieutenant et la légion d’honneur, qui lui donne la naturalisation d’office. Devenu français, il choisit de rester dans le pays. Mais le fait d’être un héros ne procure pas la fortune et, après plusieurs petits emplois, il parvient à réunir tout juste ce qu’il faut pour ouvrir une modeste échoppe d’horloger.

 

Voilà où il en est, en cette année 1926. Il végète dans cette rue pauvre, mais pourtant animée, de la capitale, où on ne trouve que des Juifs. Il s’est rangé. Il a cessé toute activité politique. Il se sent las, il s’est trop battu durant toute sa vie, et puis, le régime du tsar a disparu. Ce sont maintenant ses partisans qui sont traqués et exterminés par les rouges.

 

Cholom Schwarzbart sursaute. Le carillon de la porte le tire de ses pensées. Il affiche aussitôt un sourire commercial et s’empresse d’aller à la rencontre du client.

 

- Monsieur désire ?

 

L’homme sort un objet de sa poche et prononce, avec un accent guttural, en roulant les ” r “

 

- C’est pour réparrrer montrrre…

 

Cholom Schwarzbart manque défaillir et ce n’est que par un miracle de volonté qu’il parvient à ne rien laisser paraître… Cette voix, il l’a déjà entendue. C’était bien loin d’ici dans l’espace et dans le temps, c’était en Ukraine, il y a vingt ans. Elle ne parlait pas français, elle disait en russe, à une femme tremblante, qui serrait contre elle un enfant de onze ans : ” Viens ici, toi ! ” Il a devant lui son bourreau, Boris Peliourka, Boris le Terrible !

 

Il dévisage l’arrivant. Il n’y a aucun doute, c’est lui. Il a rasé sa grosse moustache tombante, qui ferait trop rustique à Paris, et ses cheveux ont grisonné, mais c’est bien la même carrure de bûcheron, la même bouche de jouisseur, les mêmes dents d’ogre… Avec un égal sang-froid, il s’empare de la montre pour l’examiner, tandis que l’autre le regarde, silencieux.

 

Tout en ouvrant le boîtier et en examinant le mécanisme, Cholom Schwarzbart s’interroge. Est-ce que Boris lui aussi l’aurait reconnu ? Est-ce qu’il ne va pas lui sauter dessus ? Fort comme il est, il ne ferait qu’une bouchée de lui… Mais il se rassure rapidement. Il y a longtemps que l’ancien cosaque ne doit plus penser à tout cela. Tant de choses se sont passées depuis. À présent, la Russie est loin, il n’est plus qu’un exilé comme lui.

 

Et puis, surtout, comment Boris le Terrible le reconnaîtrait-il ? Il n’était qu’un petit Juif, dont il convoitait la mère. Il n’a fait attention à lui que le temps de lui donner un coup de sabre. Il était ivre, il était en rut, sa vue était brouillée par la vodka et la concupiscence. Il n’a rien vu.

 

- Alors, pour réparrration ?…

 

Cholom garde tout son calme. Première chose : avoir confirmation de l’identité de l’homme. Il est certain de ne pas se tromper, mais un doute peut subsister quand même ; les sosies, cela existe. S’il doit passer à l’action, il ne peut se permettre un risque, même infime, d’erreur.

 

, - Cela prendra une dizaine de jours. Si vous voulez bien me la laisser, je vais vous faire un reçu. C’est à quel nom ?

 

- Peliourka, Boris… Voulez-vous, moi, épeler ?

 

- Non, ce n’est pas la peine. Pouvez-vous repasser en fin de semaine prochaine ?

 

- Je pouvoir…

 

Et l’homme s’en va, d’une démarche lourde. Il ouvre la porte à grelots, pour retourner dans le taxi qu’il avait garé devant le magasin. Boris Peliourka est chauffeur de taxi, comme nombre de ses compatriotes russes blancs.

 

Cholom Schwarzbart bondit sur le revolver qu’il a toujours derrière le comptoir, un souvenir, aussi, de ses années de clandestinité, durant lesquelles il était toujours armé. Car, bien sûr, il ne va pas attendre que l’individu retourne à la boutique pour le tuer. Il se pourrait, malgré tout, qu’un souvenir lui revienne, ou bien qu’il ait un empêchement quelconque, qu’il meure entre-temps - pourquoi pas ? - d’accident ou de maladie. Et cela, il ne le faut pas. Boris le Terrible doit mourir de sa main, pas autrement !

 

Ce dernier est déjà en train d’ouvrir la portière de son taxi lorsqu’il le rattrape. Il aperçoit le revolver, il tente de faire face et de saisir l’arme. Mais durant ses activités terroristes et ensuite dans les tranchées, Cholora Schwarzbart en a vu d’autres. Il vide son chargeur sans trembler. Un tir parfaitement groupé : les six balles ont atteint l’abdomen. Boris Peliourka s’écroule le ventre déchiqueté, comme sa mère vingt ans plus tôt.

 

Il se fait un grand remue-ménage dans la rue. Il y a des cris, une bousculade. Cholom Schwarzbart reste parfaitement calme. Lorsqu’un sergent de ville lui pose la main sur l’épaule, il lui remet son revolver, en le tenant par le canon. Puis, il se tourne vers sa victime, baignant dans une mare de sang, et dit simplement

 

- J’ai tenu parole…

 

Le procès de Cholom Schwarzbart, qui s’ouvre à la fin 1926, divise profondément le pays. La vie politique française est particulièrement agitée et violente à cette époque. Ce qui se passe en Italie, en Allemagne et dans l’URSS naissante, dresse deux parties du pays l’une contre l’autre. Le nom de Cholom Schwarzbart devient vite un symbole. Pour l’extrême gauche, ce pourfendeur de la barbarie tsariste est un héros ; pour la droite antisémite, au contraire, ce Juif venu régler ses comptes en France ne mérite aucune pitié.

 

Aussi, il y a foule dans la salle d’audience, une foule qui est quand même tout acquise à l’accusé. Car, pardelà les clivages politiques, l’histoire de Cholom, que la presse a abondamment relatée, a vivement ému l’opinion. Le meurtre affreux de ses parents, les derniers mots de sa mère, justifient amplement son geste. De l’avis de tous ceux qui sont là, si quelqu’un avait jamais eu le droit de se venger, c’était bien lui.

 

Aussi, est-ce sous un tonnerre d’acclamations que le président annonce la sentence du jury : Cholom Schwarzbart est acquitté !

 

Mais celui-ci préfère ne pas profiter de la popularité qu’il s’est acquise en France. Car, même s’ils sont peu nombreux, ses ennemis sont particulièrement acharnés, les anciens cosaques, notamment, qui ont juré de venger à leur tour Boris Peliourka.

 

Aussi, Cholom Schwarzbart accepte prudemment l’offre que lui fait une association américaine d’aide aux Juifs européens, d’émigrer aux États-Unis. C’est là qu’il terminera, fort âgé, sa vie mouvementée, puisqu’il s’est éteint en 1990, presque centenaire.

 

Il faut noter que pratiquement tous les habitants de sa rue ont été emmenés en déportation sous l’Occupation, lors de la rafle du Vél’d’Hiv’, et que bien peu sont revenus. Non seulement il n’a pas été puni pour sa vengeance, mais elle lui a sans doute sauvé la vie…