LE VALET DE PIQUE

 

La première qualité d’un voyant est de ne pas croire à la voyance. Cela peut paraître absurde, mais c’est parfaitement logique. S’il disait sans sourciller ce qu’il a cru voir dans ses cartes, sa boule de cristal ou son marc de café, il pourrait déclencher de véritables catastrophes. Admettons qu’il annonce froidement à son client : ” Vous allez mourir demain! “, on peut imaginer les conséquences pour le malheureux et son entourage. Le bon voyant, au contraire, doit s’efforcer de dire des choses suffisamment vagues et anodines pour que chacun les interprète à sa manière et s’en reparte satisfait.

 

Ce n’est pas le cas de Mme Zulma. Elle, elle y croit dur comme fer aux signes et aux présages. De son vrai nom Germaine Petit, elle a toujours eu pour passion de tirer les cartes. Du temps de son mari, employé du gaz à Strasbourg, qui considérait ces choses-là comme des fadaises, elle se contentait d’en faire son passe-temps. Mais après la mort de celui-ci, en janvier 1958, elle se décide à franchir le pas.

 

Profitant d’un physique très méditerranéen, elle se prétend gitane, se rebaptise ” Madame Zulma “, passe une petite annonce dans la presse du coeur et elle attend, pleine de confiance, dans son appartement du centre de Strasbourg, transformé en salon de voyance.

 

Contrairement à ce qu’elle imaginait, son premier client n’est pas une dame mais un monsieur de son âge aux allures de brave homme. Il doit avoir la soixantaine. Il se présente : Gérard Delorme, commerçant, et commence par des explications gênées.

 

- Je suis tombé par hasard sur la revue que lit ma femme et j’ai vu votre annonce, alors…

 

Germaine Petit, très à l’aise dans son rôle tout neuf de gitane, a un geste rassurant qui fait tinter ses bracelets dorés.

 

- N’en dites pas plus, cher monsieur, vous avez frappé à la bonne porte. Que voulez-vous savoir ?

 

- Eh bien, je ne sais pas, mon avenir… un peu tout, quoi.

 

La voyante prend sans un mot son jeu de cartes, le fait couper plusieurs fois et retourne une figure.

 

- La dame de coeur… C’est votre femme…

 

Chez Gérard Delorme, on perçoit une légère surprise. Il ne s’attendait visiblement pas à des révélations dans ce domaine. Sans prêter attention à lui, Mme Zulma tire une autre carte et annonce, imperturbable

 

- Le valet de coeur : elle a un amant Le commerçant bondit de son siège.

 

- Rosemonde ? Mais c’est impossible ! Nous sommes mariés depuis quarante ans. Il n’y a jamais eu le moindre nuage entre nous.

 

Germaine Petit-Zulma secoue avec assurance sa longue chevelure brune.

 

- Elle vous trompe. Les cartes ne mentent jamais. Voulez-vous savoir avec qui ?

 

Le malheureux client se rassied, défait sa cravate, bredouille quelque chose qui peut passer pour un oui, la voyante retourne une nouvelle carte et annonce, toujours aussi péremptoire :

 

- Le valet de pique : c’est votre frère

 

Nouveau bond et nouvelle exclamation de son visà-vis.

 

- C’est impossible !

 

- Vous n’avez pas de frère ?

 

- Si, mais cela fait vingt ans que je ne l’ai pas vu.

- Vous, peut-être, mais votre femme l’a vu et elle le voit encore.

 

- Mais il habite Perpignan, à mille kilomètres d’ici 1

- Ils se voient quand même. Les cartes ne mentent jamais ! Voulez-vous une preuve ? Je vais vous faire une prédiction et, si elle se réalise, vous serez obligé de reconnaître que j’ai raison.

 

Cette fois, Gérard Delorme est incapable de dire ni oui ni non. Il s’affale sur sa chaise, tremblant de tous ses membres. Mme Zulma, au contraire, parfaitement maîtresse d’elle-même, tire l’as de pique, le place à côté de la dame de coeur et déclare calmement

 

- Votre femme va mourir dans l’année. Puis, dans un grand silence, elle conclut

- C’est cinq cents francs !

 

Lorsqu’il rentre chez lui, Gérard Delorme est attendu impatiemment par sa femme, Rosemonde. N’osant lui avouer qu’il se rendait chez une voyante, il lui avait dit qu’il ne se sentait pas bien et qu’il allait voir le médecin. Aussi, dès qu’il a franchi la porte, elle lui demande :

 

- Alors, comment ça va ? Tu n’as rien ?

 

Mais à sa stupeur, sans prendre la peine de lui répondre, il lui réplique

 

- Et toi ?

- Moi?

 

- Oui. Tu es sûre que tout va bien ? Tu n’as pas de malaises, de douleurs ?

 

Rosemonde Delorme est abasourdie.

 

- Mais enfin, Gérard, c’est toi qui es allé voir le docteur. Moi, je me porte comme un charme. Et pourquoi me regardes-tu comme cela ? On dirait que tu me vois pour la première fois. Gérard, qu’est-ce que tu as ?

 

10 août 1958. Un cortège chemine dans les rues de Strasbourg. Malgré la canicule, les hommes sont en costume et cravate. Hommes et femmes sont en noir, car c’est d’un enterrement qu’il s’agit, celui de Rosemonde Delorme, décédée brutalement d’une congestion cérébrale.

 

Au premier rang, Gérard Delorme a du mal à marcher; on doit le soutenir. Mais ce n’est pas le chagrin qui le bouleverse, ce n’est pas la perte de son épouse, avec laquelle il avait connu une union de quarante ans sans le moindre nuage, comme il l’a dit à Mme Zulma. Ce qui l’anéantit, c’est ce que signifie cette mort.

 

Ainsi donc, c’était vrai ! Les cartes n’avaient pas menti. Contre toute attente, contre toute vraisemblance, l’inimaginable trahison était vraie !… Bien sûr, depuis sa consultation chez la voyante, il n’avait cessé d’épier Rosemonde. Il avait ouvert son courrier, il s’était dissimulé pour entendre ses coups de téléphone, il l’avait filée dans la rue, dans les magasins. Il n’avait pas découvert quoi que ce soit. En apparence, Rosemonde était la plus irréprochable des femmes.

 

Mais en apparence, car il y a cette mort, foudroyante, en pleine santé ! Il y a deux jours, à dix heures du matin, Rosemonde lui a dit

 

- Je vais promener le chien.

 

Il a attendu une minute pour la prendre en filature, comme il faisait toujours. Il l’a suivie dans les rues et il l’a vue tomber sur le trottoir. Il a couru. Elle ne bougeait plus. Quand les pompiers sont arrivés, ils lui ont dit qu’elle était morte.

 

” Je vais vous faire une prédiction et, si elle se réalise, vous serez obligé de reconnaître que j’ai raison… ” Comment douter, à présent ? S’il n’a rien découvert en espionnant sa femme, c’est que son frère et elle devaient prendre des précautions diaboliques. Leur trahison n’en est que plus ignoble. Non, ce n’est pas du chagrin que Gérard Delorme éprouve en cet instant. Rosernonde n’a eu que ce qu’elle méritait, le bon Dieu l’a punie. C’est de la haine qu’il ressent, un immense désir de vengeance, qui le submerge tout entier!

 

Et sa haine est d’autant plus forte que son frère est là. Michel, son frère aîné, Michel, le traître… Oui, il a osé. Il a fait les mille kilomètres qui séparent Perpignan de Strasbourg pour le narguer, à moins que ce ne soit pour pleurer sa maîtresse, ou les deux… Mais non, il n’a pas fait mille kilomètres. Il était tout près, dans leur lieu de rendez-vous que, malgré tous ses efforts, il n’a pas réussi à découvrir.

 

Michel Delorme, justement, s’approche de lui et, comme il vacille légèrement sur un pavé, se précipite pour le soutenir. Alors, Gérard Delorme n’y tient plus. Il avait réussi à se contenir jusque-là, mais il explose. Il le repousse avec violence et se met à le frapper, en hurlant :

 

- Salaud! Salaud!

 

On le maîtrise, on l’entoure, on répète autour de lui

- C’est le chagrin… Il n’a pas supporté, le pauvre. Gérard ne réplique rien. Il se laisse faire. Mais il a pris sa décision : il va se venger. Pour l’instant, toutefois, il ne peut rien faire ; il doit jouer la comédie. Il s’excuse auprès de son frère. Après l’enterrement, il va même s’expliquer auprès de lui.

 

- Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai perdu la tête. Et puis, je t’en voulais un peu de ne pas être venu nous voir, Rosemonde et moi, depuis vingt ans.

 

Michel Delorme prononce des paroles de circonstance, avec beaucoup d’émotion. Gérard ne peut s’empêcher d’admirer ses talents d’acteur, Cet air de sincérité, cette compassion : n’importe qui le croirait sincère. Heureusement que les cartes l’ont démasqué. Sa haine contre lui s’accroît encore.

 

Michel repart pour sa lointaine ville du Midi et oublie bien vite l’incident du cimetière. Gérard Delorme, lui, ne pense qu’à sa vengeance. Il retourne chez Mme Zulma pour la remercier de lui avoir ouvert les yeux, mais il n’y a plus de plaque à son nom sur la porte et la femme qui lui ouvre, si c’est bien la même, n’a plus ni bracelets dorés ni robe bariolée. Elle lui explique :

 

- J’ai arrêté la voyance. Les gens n’admettaient pas que je leur dise la vérité.

 

Il lui raconte alors toute son histoire. Elle n’en parait pas surprise. Elle conclut simplement

 

- Les cartes ne mentent jamais.

 

Lui n’ajoute rien et ils se séparent sur ces mots.

 

La vengeance de Gérard Delorme est simple : tuer son frère, et le moyen tout aussi simple : une arme à feu. Il en possède une de collection, un vieux revolver datant de la Première Guerre mondiale ; il emploie ses loisirs à le remettre en état de marche et, lorsque la chose est faite, il prend le train pour Perpignan.

 

Il y débarque le  1er septembre 1958. Il se rend aussitôt à l’adresse de Michel Delorme, une modeste villa de banlieue, et il attend. Michel ne tarde pas à sortir. Il accourt, tout joyeux, vers lui .

 

- Tu es venu ! Comme c’est gentil ! Mais tu aurais dû prévenir.

 

Gérard sort son arme.

 

- Le moment de payer est venu! Mais avant, je veux savoir comment vous avez fait.

 

Michel écarquille les yeux. Il a l’air absolument sincère. Quel comédien il est ! Quels comédiens ils étaient tous les deux !

 

- Écoute, Gérard…

- Réponds !

 

- Mais je ne comprends rien ! Payer quoi ? Fait quoi ?

 

Dans la rue, des gens ont vu la scène et un agent s’est mis à courir. Il n’est plus possible d’attendre. Gérard Delorme tire deux fois et son frère s’écroule dans une mare de sang.

 

Michel Delorme n’est pas tué sur le coup. Transporté en réanimation, il agonise longuement, en répétant toujours le même mot :

 

- Pourquoi ?

 

Aucun de ceux qui étaient présents, sa femme, ses enfants, le personnel médical, n’a apporté de réponse à cette question. Comment l’auraient-ils pu ? Comment auraient-ils pu deviner que Michel Delorme était la victime d’une vengeance absurde, d’une vengeance sans objet ? Tout cela à cause d’un valet de pique et surtout de la bêtise, de l’incommensurable bêtise humaine.