7
Une blonde
Elle ne portait pas d’alliance. Colette l’avait remarqué tout de suite. À peine assise en face d’elle, elle l’avait épiée longuement. L’un des rares avantages de la vieillesse était qu’on pouvait se permettre d’observer les gens sans qu’ils en prennent ombrage.
Il y avait quelque chose d’étrange en elle, une fraîcheur toute neuve à un âge où d’habitude, les premières rides, et plus encore une certaine fatigue, apparaissaient. Colette se souvenait de cette époque, la quarantaine. Chaque matin, elle s’examinait devant la glace avec une précision impitoyable. Elle observait le bas des joues qui s’affaissait, le bord des lèvres qui se fissurait. Tout cela annonçait une fin de partie, visible à de petits signes remarquables pour elle seule, un léger abaissement des épaules, un sourire qui laissait sur ses traits une empreinte de lassitude.
La femme en face d’elle semblait avoir été épargnée par cette lente usure. Plus exactement, Colette aurait dit qu’elle venait d’en être délestée.
— Vous êtes en vacances ?
— Oui…
— Toute seule ?
— En fait c’était pas prévu…
Ça, c’est certain, une vraie surprise, ce cadeau… Elle mettrait sa main à couper que ça venait de Martine, parfois elle avait des idées un peu strange. Sur la porte du hall d’entrée, il était écrit : « Prenez un nouveau départ »… et Martine et les autres avaient ri devant son air inquiet.
Généralement, Julia se confie à ses copines, autour d’un petit café. Mais elle trouve que Colette ressemble à sa grand-mère. Elles passaient le mercredi après-midi au bistrot, où la vieille dame avait ses habitudes, à siroter une limonade et un verre de blanc.
— C’est à cause d’une séance de relooking…, murmure Julia. C’est de l’anglais, poursuit-elle d’une voix plus forte. Ça veut dire qu’on change de look.
Et comme Colette lui jette un regard étonné.
— … D’aspect, de style. On va voir une femme dont c’est le métier et elle vous dit ce que vous devez faire pour mieux vous arranger…
— J’ai lu quelque chose là-dessus, s’en mêle Nicolas. Il paraît que cela donne des résultats « tip-top », comme disent mes étudiants.
Aude lui lance un regard tendrement admiratif. Elle aime la façon qu’a Nicolas, d’être au courant de tout, même des choses qui paraissent les plus éloignées de ses préoccupations. « Un chercheur doit savoir lever le nez de ses archives pour sentir le parfum de son époque », répète-t-il souvent.
— Mais cette relookeuse, elle décide selon ses goûts, ou bien elle applique une méthode ? interroge Nicolas.
— Ça s’appelle une conseillère en image, corrige Julia, agacée qu’il prenne part à sa conversation.
Une femme, très fardée, la cinquantaine entretenue, l’avait examinée. « Souriez… Tenez-vous droite… » « C’est Carola, lui avait glissé Martine, tu sais celle de “Prenez un nouveau départ”, dans Direct féminin. »
— C’est un genre d’esthéticienne, dit-elle en s’adressant à Colette, sauf que là, elle vous conseille pour tout, la coiffure, le maquillage, les bijoux, les vêtements que vous devez porter pour être plus féminine…
Un jeune gars tout mince, homo, elle avait pensé, tellement il faisait des manières, l’avait installée dans un fauteuil. « Mon Dieu ! Vous avez le cheveu terne ! » Ciseaux, papillotes en alu, crèmes, des mains tiraient, soulevaient, s’agitaient. Dans la glace, elle avait vu des filles, jeunes, jolies, attentives à la transformation. Elle n’avait pas entendu leurs commentaires, le souffle du sèche-cheveux dans les oreilles. « C’est bon ? » avait demandé la scripte, passant la tête par la porte. « J’ai presque fini », avait tempêté le coiffeur, lancé dans un défi dont lui seul connaissait l’issue. Soudain, il avait arraché la serviette des épaules. « Parfait ! » Elles avaient applaudi l’artiste qui avait fait la révérence en riant.
— Plus féminine ? interroge Colette.
— Enfin, c’est aussi pour se sentir mieux dans sa peau. Vous m’auriez vue avant…
Elle fouille dans son sac, sort son portefeuille et tend à Colette une photo de ses dernières vacances.
— Vous portiez des lunettes ? remarque la vieille dame.
— Oui. Mais Carola, enfin la conseillère en image, m’a suggéré d’oser les lentilles.
« Chérie. Tu as de très beaux yeux noisette. Mets-les en valeur, offre-les aux autres… »
Nicolas avance la main pour la voir. Vincent envie son aplomb.
Une scripte l’avait emmenée. « Au maquillage. » En même temps qu’elle lui appliquait ses produits, une jeunette, vingt-cinq ans à peine, les cheveux presque rasés et des cils très longs qui lui donnaient l’air halluciné, expliquait tout ce qu’elle faisait « pour l’article ». « Ça va passer dans le journal ? » Elles l’avaient fixée comme si elle était une demeurée. Puis direction l’atelier du look où l’attendait Carola. « Ah ! Mes chéris vous êtes formidables ! avait-elle crié à la cantonade. Vous avez fait un boulot merveilleux. » Elle n’osait plus bouger, l’impression d’être un sapin de Noël.
— Pour moi par exemple, elle a décidé que j’étais blonde. Alors que ma vraie couleur, c’est châtain foncé. Elle m’a examinée à peine cinq secondes et elle m’a dit que j’avais un visage de blonde, des attitudes de blonde…
La photo circule de main en main sans que Julia ait pu l’empêcher. Vincent essaie de deviner la vie de cette femme à travers les maigres détails, une façade de mobile-home, un tee-shirt publicitaire très large, un bermuda qui la serre, des tongs roses, de grosses lunettes, et l’homme à côté, hirsute, le sourire contraint, toutes les parties visibles de son corps, épaules, bras, cuisses, laissent une sensation de force brute.
Il observe Julia. Elle croit qu’il fait comme les autres, qu’il la compare avec celle d’avant, mais il cherche à cerner ce qui lui plaît en elle. Sa façon de regarder avec l’air de découvrir le monde ? Les petits plis sous les yeux quand elle sourit ? Sa nuque plutôt, forte et fragile à la fois, avec un grain de beauté en dessous de l’oreille.
— En tout cas, le résultat est impressionnant, commente Colette.
Julia ne sait pas comment elle doit le prendre.
Quand elle était revenue sur le plateau du photographe pour qu’il immortalise la transformation, les machinos l’avaient regardée avec respect. L’un d’eux lui avait tendu son manteau comme si elle était une star. Elle était aussi intimidée qu’eux. Elle n’avait pas l’habitude que les hommes la dévisagent ainsi.
— Je suppose que question vêtements, c’est toujours décolleté et talons hauts ? lâche Muriel.
Vincent tressaille. Il connaît trop bien ce ton qui trahit une exaspération grandissante et s’accompagne habituellement de l’apparition d’une ride sur le front.
— Pas forcément, répond Julia, soudain sur ses gardes.
Nouvel examen. « 90 C chérie ? » (Oui de la tête.) « J’ai l’œil ! » avait triomphé Carola. « Voyez-moi ça ! Un pantalon de jogging ! Ça fait négligé et en plus ça souligne vos formes. » (Oui.) « Bon il faut un décolleté mais pas trop plongeant. Dans ton cas, chérie, ça ferait vulgaire. » Elle lui avait sorti une robe rouge, droite, ni trop ample, ni trop moulante. « Les accessoires maintenant… Voilà un sautoir bronze et une paire de boucles d’oreilles discrètes et pas trop pendantes pour ne pas allonger le visage. » (Oui.) « Ah j’allais oublier, ma chérie. Des talons hauts et que l’on vienne me vernir ses pieds ! »
— Et c’est cher, ce genre de choses ?
Aude sourit. Le chercheur n’est jamais en repos chez Nicolas.
— J’ai rien payé. C’était pour sa chronique dans Direct féminin.
— Mais pourquoi vous y êtes allée ?
— Tout ça me déprime, maugrée Muriel, assez fort pour être entendue. En fait on exauce le vœu des beaufs qui rêvent d’échanger leur femme contre une bimbo…
Nicolas fait une moue désapprobatrice en direction de Julia. Muriel est coutumière de ce genre d’éclat. C’est à cause de cette attitude trop « pète-sec » comme disait Aude, que Nicolas l’avait quittée. Ils étaient sortis ensemble un moment, avant qu’elle ne lui présente Aude. Les deux femmes étaient restées amies.
Vincent rougit jusqu’aux oreilles. Il voudrait dire qu’il la trouve beaucoup mieux maintenant, mais il a peur que Julia se méprenne.
— C’est mes copines qui m’ont fait une surprise…, répond Julia, comme si elle n’avait pas entendu la remarque.
— J’aurais bien aimé que ça existe à mon époque, dit Colette, en fixant Muriel, par-dessus ses lunettes.
Seule Julia placée en face d’elle remarque la petite lueur espiègle dans les yeux de Colette, derrière ses lunettes aux verres épais. L’ironie passe souvent inaperçue chez les vieux, sans doute parce que, leur traits affaissés ne manifestant plus que des expressions en demi-teinte, on les pense indifférents. Peut-être aussi parce qu’au fil du temps leur ironie s’est émoussée jusqu’à n’être plus qu’une tendresse malicieuse – semblables en cela aux spectateurs qui, connaissant la fin de la pièce, se prennent de sympathie pour les personnages.
— Moi, je trouve cela très réussi, assure Nicolas, un sourire charmeur au coin des lèvres. Ça le fait !
Elle sent son regard sur elle. Elle n’ose pas lever les yeux. Elle le trouve séduisant. Malgré ses chaussures, jaunes et surpiquées, le genre anglais, qui font prétentieuses. C’est ce qu’elle remarque en premier avec les mains. Nicolas les a fines et soignées. Enfin c’est pas ce qu’elle veut dire. Il est mignon. Oui, mignon. Le genre intellectuel avec ses petites lunettes, les traits réguliers, aucune trace de barbe, et la mèche qui tient négligemment relevée au-dessus du front. Elle a toujours préféré les hommes costauds, un peu bagarreurs, comme Djamel. Comparé à lui, ce type, et l’autre aussi, font plutôt freluquets. On dirait que ses goûts changent aussi.
Colette lui rend la photo.
— Et lui, ça lui a plu… ? s’enquiert-elle, en désignant Djamel.
— Oui… enfin…
— C’est à cause de ça, les vacances imprévues… ?
Julia sursaute. Le téléphone vibre à nouveau.
— Excusez-moi.
Elle ouvre la porte du compartiment. Le bruit des essieux sur le rail se fait plus fort.
Vincent s’imagine la suivant. « Désolé… Muriel est un peu brutale dans ses jugements ». Un long moment dans le couloir, à discuter jusqu’à ce que le train arrive dans une gare. Ils descendraient et décideraient de louer une voiture pour rejoindre Toulouse, dans son esprit c’est une grosse américaine décapotable, il se voit, lunettes de soleil et chemise ouverte, sur une petite route de campagne, il lâche le volant et crie sa joie, il n’aura pas à faire sa communication au colloque et…
— Il serait bien bête de ne pas apprécier, conclut Colette.
Elle ne connaissait rien de plus beau que le regard d’un homme quand il désire sa femme.
Dans sa tête, elle avait toujours vingt-cinq ans.