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Une blonde
Elle ne portait pas
d’alliance. Colette l’avait remarqué tout de suite. À peine assise
en face d’elle, elle l’avait épiée longuement. L’un des rares
avantages de la vieillesse était qu’on pouvait se permettre
d’observer les gens sans qu’ils en prennent ombrage.
Il y avait quelque chose d’étrange en elle, une
fraîcheur toute neuve à un âge où d’habitude, les premières rides,
et plus encore une certaine fatigue, apparaissaient. Colette se
souvenait de cette époque, la quarantaine. Chaque matin, elle
s’examinait devant la glace avec une précision impitoyable. Elle
observait le bas des joues qui s’affaissait, le bord des lèvres qui
se fissurait. Tout cela annonçait une fin de partie, visible à de
petits signes remarquables pour elle seule, un léger abaissement
des épaules, un sourire qui laissait sur ses
traits une empreinte de lassitude.
La femme en face d’elle semblait avoir été
épargnée par cette lente usure. Plus exactement, Colette aurait dit
qu’elle venait d’en être délestée.
— Vous êtes en vacances ?
— Oui…
— Toute seule ?
— En fait c’était pas prévu…
Ça, c’est certain, une vraie surprise, ce cadeau…
Elle mettrait sa main à couper que ça venait de Martine, parfois
elle avait des idées un peu strange.
Sur la porte du hall d’entrée, il était écrit : « Prenez
un nouveau départ »… et Martine et les autres avaient ri
devant son air inquiet.
Généralement, Julia se confie à ses copines,
autour d’un petit café. Mais elle trouve que Colette ressemble à sa
grand-mère. Elles passaient le mercredi après-midi au bistrot, où
la vieille dame avait ses habitudes, à siroter une limonade et un
verre de blanc.
— C’est à cause d’une séance de relooking…,
murmure Julia. C’est de l’anglais, poursuit-elle d’une voix plus
forte. Ça veut dire qu’on change de look.
Et comme Colette lui jette un regard étonné.
— … D’aspect, de style. On va voir une femme
dont c’est le métier et elle vous dit ce que vous devez faire pour
mieux vous arranger…
— J’ai lu quelque chose là-dessus, s’en mêle
Nicolas. Il paraît que cela donne des résultats
« tip-top », comme disent mes étudiants.
Aude lui lance un regard tendrement admiratif.
Elle aime la façon qu’a Nicolas, d’être au courant de tout, même
des choses qui paraissent les plus éloignées de ses préoccupations.
« Un chercheur doit savoir lever le nez de ses archives pour
sentir le parfum de son époque », répète-t-il souvent.
— Mais cette relookeuse, elle décide selon
ses goûts, ou bien elle applique une méthode ? interroge
Nicolas.
— Ça s’appelle une conseillère en image,
corrige Julia, agacée qu’il prenne part à sa conversation.
Une femme, très fardée, la cinquantaine
entretenue, l’avait examinée. « Souriez… Tenez-vous
droite… » « C’est Carola, lui avait glissé Martine, tu
sais celle de “Prenez un nouveau départ”, dans Direct féminin. »
— C’est un genre d’esthéticienne, dit-elle en
s’adressant à Colette, sauf que là, elle vous conseille pour tout,
la coiffure, le maquillage, les bijoux, les vêtements que vous
devez porter pour être plus féminine…
Un jeune gars tout mince, homo, elle avait pensé,
tellement il faisait des manières, l’avait installée dans un
fauteuil. « Mon Dieu ! Vous avez le cheveu
terne ! » Ciseaux, papillotes en alu, crèmes, des mains
tiraient, soulevaient, s’agitaient. Dans la glace, elle avait vu
des filles, jeunes, jolies, attentives à la transformation. Elle
n’avait pas entendu leurs commentaires, le souffle du sèche-cheveux
dans les oreilles. « C’est
bon ? » avait demandé la scripte, passant la tête par la
porte. « J’ai presque fini », avait tempêté le coiffeur,
lancé dans un défi dont lui seul connaissait l’issue. Soudain, il
avait arraché la serviette des épaules.
« Parfait ! » Elles avaient applaudi l’artiste qui
avait fait la révérence en riant.
— Plus féminine ? interroge
Colette.
— Enfin, c’est aussi pour se sentir mieux
dans sa peau. Vous m’auriez vue avant…
Elle fouille dans son sac, sort son portefeuille
et tend à Colette une photo de ses dernières vacances.
— Vous portiez des lunettes ? remarque
la vieille dame.
— Oui. Mais Carola, enfin la conseillère en
image, m’a suggéré d’oser les lentilles.
« Chérie. Tu as de très beaux yeux noisette.
Mets-les en valeur, offre-les aux autres… »
Nicolas avance la main pour la voir. Vincent envie
son aplomb.
Une scripte l’avait emmenée. « Au
maquillage. » En même temps qu’elle lui appliquait ses
produits, une jeunette, vingt-cinq ans à peine, les cheveux presque
rasés et des cils très longs qui lui donnaient l’air halluciné,
expliquait tout ce qu’elle faisait « pour l’article ».
« Ça va passer dans le journal ? » Elles l’avaient
fixée comme si elle était une demeurée. Puis direction l’atelier du
look où l’attendait Carola. « Ah ! Mes chéris vous êtes
formidables ! avait-elle crié à la cantonade. Vous avez fait
un boulot merveilleux. » Elle n’osait plus
bouger, l’impression d’être un sapin de Noël.
— Pour moi par exemple, elle a décidé que
j’étais blonde. Alors que ma vraie couleur, c’est châtain foncé.
Elle m’a examinée à peine cinq secondes et elle m’a dit que j’avais
un visage de blonde, des attitudes de blonde…
La photo circule de main en main sans que Julia
ait pu l’empêcher. Vincent essaie de deviner la vie de cette femme
à travers les maigres détails, une façade de mobile-home, un
tee-shirt publicitaire très large, un bermuda qui la serre, des
tongs roses, de grosses lunettes, et l’homme à côté, hirsute, le
sourire contraint, toutes les parties visibles de son corps,
épaules, bras, cuisses, laissent une sensation de force
brute.
Il observe Julia. Elle croit qu’il fait comme les
autres, qu’il la compare avec celle d’avant, mais il cherche à
cerner ce qui lui plaît en elle. Sa façon de regarder avec l’air de
découvrir le monde ? Les petits plis sous les yeux quand elle
sourit ? Sa nuque plutôt, forte et fragile à la fois, avec un
grain de beauté en dessous de l’oreille.
— En tout cas, le résultat est
impressionnant, commente Colette.
Julia ne sait pas comment elle doit le
prendre.
Quand elle était revenue sur le plateau du
photographe pour qu’il immortalise la transformation, les machinos
l’avaient regardée avec respect. L’un d’eux lui avait tendu son
manteau comme si elle était une star. Elle
était aussi intimidée qu’eux. Elle n’avait pas l’habitude que les
hommes la dévisagent ainsi.
— Je suppose que question vêtements, c’est
toujours décolleté et talons hauts ? lâche Muriel.
Vincent tressaille. Il connaît trop bien ce ton
qui trahit une exaspération grandissante et s’accompagne
habituellement de l’apparition d’une ride sur le front.
— Pas forcément, répond Julia, soudain sur
ses gardes.
Nouvel examen. « 90 C chérie ? »
(Oui de la tête.) « J’ai l’œil ! » avait triomphé
Carola. « Voyez-moi ça ! Un pantalon de jogging ! Ça
fait négligé et en plus ça souligne vos formes. » (Oui.)
« Bon il faut un décolleté mais pas trop plongeant. Dans ton
cas, chérie, ça ferait vulgaire. » Elle lui avait sorti une
robe rouge, droite, ni trop ample, ni trop moulante. « Les
accessoires maintenant… Voilà un sautoir bronze et une paire de
boucles d’oreilles discrètes et pas trop pendantes pour ne pas
allonger le visage. » (Oui.) « Ah j’allais oublier, ma
chérie. Des talons hauts et que l’on vienne me vernir ses
pieds ! »
— Et c’est cher, ce genre de
choses ?
Aude sourit. Le chercheur n’est jamais en repos
chez Nicolas.
— J’ai rien payé. C’était pour sa chronique
dans Direct féminin.
— Mais pourquoi vous y êtes
allée ?
— Tout ça me déprime, maugrée Muriel, assez
fort pour être entendue. En fait on exauce le vœu des beaufs qui
rêvent d’échanger leur femme contre une bimbo…
Nicolas fait une moue désapprobatrice en direction
de Julia. Muriel est coutumière de ce genre d’éclat. C’est à cause
de cette attitude trop « pète-sec » comme disait Aude,
que Nicolas l’avait quittée. Ils étaient sortis ensemble un moment,
avant qu’elle ne lui présente Aude. Les deux femmes étaient restées
amies.
Vincent rougit jusqu’aux oreilles. Il voudrait
dire qu’il la trouve beaucoup mieux maintenant, mais il a peur que
Julia se méprenne.
— C’est mes copines qui m’ont fait une
surprise…, répond Julia, comme si elle n’avait pas entendu la
remarque.
— J’aurais bien aimé que ça existe à mon
époque, dit Colette, en fixant Muriel, par-dessus ses
lunettes.
Seule Julia placée en face d’elle remarque la
petite lueur espiègle dans les yeux de Colette, derrière ses
lunettes aux verres épais. L’ironie passe souvent inaperçue chez
les vieux, sans doute parce que, leur traits affaissés ne
manifestant plus que des expressions en demi-teinte, on les pense
indifférents. Peut-être aussi parce qu’au fil du temps leur ironie
s’est émoussée jusqu’à n’être plus qu’une tendresse malicieuse –
semblables en cela aux spectateurs qui,
connaissant la fin de la pièce, se prennent de sympathie pour les
personnages.
— Moi, je trouve cela très réussi, assure
Nicolas, un sourire charmeur au coin des lèvres. Ça le
fait !
Elle sent son regard sur elle. Elle n’ose pas
lever les yeux. Elle le trouve séduisant. Malgré ses chaussures,
jaunes et surpiquées, le genre anglais, qui font prétentieuses.
C’est ce qu’elle remarque en premier avec les mains. Nicolas les a
fines et soignées. Enfin c’est pas ce qu’elle veut dire. Il est
mignon. Oui, mignon. Le genre intellectuel avec ses petites
lunettes, les traits réguliers, aucune trace de barbe, et la mèche
qui tient négligemment relevée au-dessus du front. Elle a toujours
préféré les hommes costauds, un peu bagarreurs, comme Djamel.
Comparé à lui, ce type, et l’autre aussi, font plutôt freluquets.
On dirait que ses goûts changent aussi.
Colette lui rend la photo.
— Et lui, ça lui a plu… ?
s’enquiert-elle, en désignant Djamel.
— Oui… enfin…
— C’est à cause de ça, les vacances
imprévues… ?
Julia sursaute. Le téléphone vibre à
nouveau.
— Excusez-moi.
Elle ouvre la porte du compartiment. Le bruit des
essieux sur le rail se fait plus fort.
Vincent s’imagine la suivant. « Désolé…
Muriel est un peu brutale dans ses jugements ». Un long moment dans le couloir, à discuter jusqu’à ce que le
train arrive dans une gare. Ils descendraient et décideraient de
louer une voiture pour rejoindre Toulouse, dans son esprit c’est
une grosse américaine décapotable, il se voit, lunettes de soleil
et chemise ouverte, sur une petite route de campagne, il lâche le
volant et crie sa joie, il n’aura pas à faire sa communication au
colloque et…
— Il serait bien bête de ne pas apprécier,
conclut Colette.
Elle ne connaissait rien de plus beau que le
regard d’un homme quand il désire sa femme.
Dans sa tête, elle avait toujours vingt-cinq
ans.