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Une histoire de
fous
Elle a d’abord pensé
à demander à une choriste. Muriel se serait méfiée. Une fois, une
collègue avait fait appeler chez son amant, un homme marié, par un
copain, pour que la femme ne se doute de rien… Donc
Germinal. Il entre dans le compartiment, fait un signe à
Vincent. Ils sortent ensemble et rejoignent la tête de la
voiture où elle les attend. Elle n’a pu résister à l’envie de le
revoir, mais elle a peur de tomber sur Muriel. Elle rougirait rien
qu’en la voyant et ne veut pas poser de problème à Vincent.
Martine aurait pu faire ça. Elle et ses copines,
elles sont toutes pareilles, un mélange de mère courage et de
petites filles espiègles. Des ruses à deux balles. On dirait les
Feux de l’amour dans le train… Tant
pis. Elle veut juste lui parler une dernière fois. Ils ne se sont
même pas dit au revoir.
Elle cherche Germinal, mais il est introuvable,
alors elle se résout à changer ses plans. Elle passera dans le
couloir, s’arrêtera quelques secondes devant la porte vitrée pour
jeter un œil. Avec un peu de chance, peut-être que leurs regards se
croiseront.
Mais à peine elle arrive voiture 16 qu’elle
aperçoit Bruno, sa valise à la main, l’air très énervé.
Elle devine qu’il s’est passé quelque chose. Elle
sait reconnaître l’odeur du drame. Une sorte de prescience, acquise
au cours de son existence. Un certain regard étonné et affolé tout
à la fois, une certaine façon raide, saccadée d’agiter les mains,
qui annonce la catastrophe avant même que l’autre n’ait commencé à
s’expliquer.
« Ils se sont tapés dessus ! »
lâche-t-il à sa hauteur puis il continue son chemin sans
s’arrêter.
Elle tergiverse. Des passagers la bousculent. Elle
se dirige vers le compartiment, ralentit une fois devant la
porte.
Ce qu’elle voit la stupéfie. Muriel en larmes dans
les bras de Nicolas. Elle n’en croit pas ses yeux. Elle repasse une
deuxième fois. C’est bien ça. Muriel a la tête posée sur l’épaule
de Nicolas qui lui caresse les cheveux. On dirait qu’il la
berce.
Julia ne comprend plus rien. Ils sont
amants ? Elle n’ose pas repasser encore de peur de se faire
repérer. Elle se perd en suppositions. Bruno a parlé d’une
bagarre ?… Elle se décide à partir à la recherche de
Vincent.
Elle pressent, enfin espère, qu’il s’est passé un
truc énorme, Vincent a quitté Muriel, elle ose à peine le formuler.
Surtout pas se faire de films, tout en sentant monter une sensation
familière… quand tout se bouscule et qu’on ignore encore le fin mot
de l’histoire, les détails que l’on apprend par bribes, que l’on
tourne et retourne dans sa tête, jusqu’à ce que le récit prenne
forme. Vincent et Nicolas se sont bagarrés, la seule certitude. La
raison, elle l’ignore, comme avec Djamel, elle la découvrira plus
tard. À cause de leur machin à Toulouse ? Il a encore engueulé
Vincent qui a fini par se vexer ? Une pensée, un éclair,
qu’elle essaie de chasser, ils se sont battus à cause de
moi… ? Pas de films… De toute façon, dans leur cas, aucun
risque d’après-midi au commissariat avec un flic qui vous fait la
morale. À cause d’elle ? Stop ! Vincent n’est plus à sa
place, Muriel est avec Nicolas. Recoller les morceaux du
puzzle.
Elle examine les visages des passagers dans les
compartiments, dans les allées. Les battements de son cœur
s’accélèrent. Terrain connu. Une montée d’adrénaline où se mêlent
la peur et l’excitation. Quand Laura ou Djamel tardait un peu trop
à rentrer, c’étaient les seuls moments qui sortaient de
l’ordinaire, où elle se sentait exister. Qu’elle pouvait raconter
aux autres. Elle rit. Si elle revenait, elle en aurait des trucs à
dire, l’héroïne de tout le quartier pendant des semaines, « le
coup de chaud de Valérie », les copines, Martine en tête,
citeraient son exemple à chaque fois qu’il y
aurait des embrouilles dans un couple, en tout cas, elle passerait
désormais pour une allumée.
Mais là, c’est différent. Pas la certitude du
pire. Tout le contraire. Un espoir de plus en plus fort…
Elle arrive voiture 13. « Où es-tu, où
es-tu ? » Les choristes n’ont pas vu Vincent. Un stylo.
Un bout de papier. « J’ai des images qui s’entêtent… »
Son numéro de portable si jamais il passe ici. Promis. Elles sont
tout excitées. Une bagarre ! Il a largué sa femme, risque
l’une. « J’ai des mots qui frappent qui sonnent/Dans mon corps
et dans ma tête… » Des encouragements. « Où es-tu, où
es-tu ? » Elle repart. Elle sent l’émotion la submerger.
Elle marche main dans la main avec Vincent, il lui sourit. Ils
ont pris une chambre d’hôtel en attendant de voir. Elle s’arrête un
instant pour reprendre son souffle. Peut-être que lui aussi de son
côté la cherche ? T’es amoureuse ? Oui. Mais
sérieusement ? Aucun homme ne m’avait regardée comme ça.
« Avec toi, on peut jamais tirer un petit coup »,
l’engueulait Djamel, quand elle n’avait pas envie. « Si
seulement tu m’avais désirée vraiment, fait croire que j’étais
belle… »
Aude se tient debout, accoudée à une fenêtre, elle
fixe l’horizon.
— J’ai quitté Nicolas.
Julia n’est pas certaine d’avoir bien compris. À
nouveau un pressentiment. Un coup au cœur. Vincent est parti avec
elle…
Les deux femmes sont ballottées au rythme du
train.
— C’est dès la première fois qu’on devrait
réagir, poursuit Aude.
C’était couru, enfin logique. Quand Julia les
avait vus arriver dans le compartiment, elle avait d’abord pensé
qu’Aude était la femme de Vincent.
— On croit que les petites trahisons n’ont
pas d’importance. On s’accroche au grand dessein…
Elle trouvait qu’il était mieux assorti avec elle.
Plus douce, plus gentille.
— Je voulais qu’il m’aime pour ça, poursuit
Aude. Enfin parce que j’étais au-dessus de ça. Mais lui, il m’a
juste choisie parce que je ne disais rien…
Julia se sent rattrapée par le fatalisme de
Djamel, les pauvres avec les pauvres, les riches avec les riches,
pas d’exception, que des déceptions. Fugitive, l’image de sa maison
apparaît, son salon au papier peint qui par endroits se décolle à
cause de l’humidité, l’odeur de moisi dans les toilettes, le lino
abîmé de la cuisine.
Aude lui dit que Vincent était là à l’instant,
qu’il vient juste de partir.
Puis d’un ton soudain enjoué, elle lui
glisse :
— Je crois bien qu’il vous cherche…
L’émotion fait bredouiller Julia « Vous
n’êtes pas… » Aude sourit « Ensemble vous voulez
dire ! ». Elle éclate de rire. Julia aussi. Légère,
soudain tellement légère. Elle s’enhardit, elle voudrait savoir où
a lieu le colloque, au cas où elle ne
retrouverait pas Vincent dans le train. Aude fait une grimace. Elle
ne pense pas qu’il ira. Il a eu des mots, plus que ça même, avec
Nicolas.
Bruno a dit vrai, pense Julia. Elle voudrait
serrer Vincent dans ses bras, là tout de suite, un élan
irrésistible, l’embrasser, le consoler.
— Son numéro ? Vous auriez son
numéro ?
Aude fait non de la tête. Elle est l’amie de
Muriel… Julia fait une grimace. Mais Nicolas doit l’avoir. Julia
n’est pas sûre d’oser lui demander.
— « Sans amour on n’est rien du
tout… », fredonne Aude. Vous avez remarqué, les chansons de
variété ont toujours l’air un peu bêbête avec leurs paroles naïves
et leur musique facile ? Et pourtant, elles expriment
exactement ce que nous ressentons…
Julia lui fait un signe de la main et se met à
courir.
— C’est sans doute pour ça qu’on fait comme
si on ne les entendait pas…, ajoute Aude en la regardant
s’éloigner.
Julia se fraye un chemin parmi les passagers qui
encombrent le couloir. Et si Vincent avait juste envie d’une
oreille compatissante pour se faire consoler… ? Elle se
concentre sur ses escarpins pour ne pas penser à tous les yeux qui
se posent sur elle. Cours ! Peut-être qu’Aude a enjolivé les
choses… Ou alors… Ta gueule ! Cours ! Pardon !
Pardon ! Pas le temps de s’arrêter pour s’excuser… Voiture 16, elle ralentit. Comment elle va s’y
prendre ? Elle peut quand même pas entrer et réclamer tout de
go le numéro de Vincent. Une idée ! Une idée ! Mais avant
même qu’elle ait eu le temps de réagir, elle voit Muriel qui sort
du compartiment.
Julia fait demi-tour illico. Elle tente de se
réfugier aux toilettes. Elle appuie plusieurs fois sur la poignée
de toutes ses forces. Mais la porte reste obstinément close. Elle
remarque enfin le petit rectangle rouge au-dessus de la poignée.
Occupées ! Muriel se rapproche… Julia s’engouffre dans le
sas.