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« Je vous étonnerai… »
Vincent sursaute. La main énergique qui a essayé d’ouvrir la porte des toilettes le tire de ses pensées. Tout est allé si vite. Le coup de poing, la trahison de Nicolas, la rupture avec Muriel. C’est marrant mais ce qui l’impressionne le plus, enfin, l’image qui l’obsède, c’est Nicolas, allongé par terre, geignant. Muriel lui lance un regard horrifié et inquiet, comme si elle devinait la suite, Aude, très calme, n’esquisse même pas un geste pour porter secours à son mari et Bruno, recroquevillé sur son siège, terrorisé. Exactement tel qu’il l’avait imaginé. « Une caissière ! même pas, une caissière au chômage !… » Lui debout propulsé par un ressort. Muriel sans doute s’attend à ce qu’il s’excuse, la rassure. C’est une pauvre fille ou un truc du genre… Et lui qui fixe Nicolas. L’autre l’engage du regard à trahir Julia… Pam ! Nicolas s’écroule, la tête violemment en arrière et les jambes raides, glisse contre le siège, tombe au sol, Bruno qui écarte ses pieds, puis les cris de douleur. Et lui qui secoue sa main douloureuse… Le coup était parti tout seul. Enfin non, il s’était écoulé une petite fraction de seconde avant qu’il balance son poing. Le temps de réaliser que le destin lui avait donné une seconde chance. Ils n’avaient rien vu, mais lui, il savait. Par contre, le bras tendu pour prendre le sac, le silence obstiné aux questions de Muriel, la sortie sans un mot, tout ça oui, dans la foulée, entré dans une autre dimension. Comme le départ d’Aude, et ses explications sur les manigances de Nicolas, Machiavel au petit pied… Comment avait-il pu se laisser engluer dans une existence aussi minable et donner à cette connerie de colloque une telle importance… ? Il fait couler un peu d’eau froide sur ses doigts endoloris. Une bonne gauche ! Tout son corps en appui. Le sentiment d’être invincible.
Il s’assoit sur la lunette. Il sort son carnet, l’ouvre, en lit quelques phrases. « Quand il croise un noyé, le dauphin sent tout de suite si le défunt a mangé de la chair de dauphin durant sa vie… » Il s’amuse de son écriture appliquée, qui donne à toutes ses notes un air de cahier d’écolier – d’habitude, il forme à peine ses lettres, fait de longues incises en tous sens, souvent impossibles à déchiffrer ensuite, ce qu’il accepte avec une passivité qui rendait folle Muriel. Chaque poisson référencé, « la pieuvre possède des tentacules aussi larges que des troncs d’arbres… », devenus soudain des mots morts, des bancs entiers, vidés de leur sens comme de toute force, « Le porc marin vit au fond des mers et se nourrit de vase… », un véritable barrage sur l’océan du monde.
Il renifle sa main gauche mais l’odeur de Julia a disparu.
Le vrai se dévoile presque par hasard. À notre insu. Nous n’avons de cesse, dans l’amour comme dans tout le reste, que de nous créer des habitudes. Notre existence ne repose que sur une chose : la répétition. Le don juan, le globe-trotter ou même l’érudit cherchent chacun à apprivoiser le désir. Mais, au fond de nous, nous le savons, à la fin, nous ne garderons en mémoire que la première fois, cette première fois où, avec l’unique secours de notre imagination, nous nous sommes jetés à l’eau.
Il a définitivement perdu pied et, étonnamment, la peur s’est évanouie aussi. Tout le beau est dans la dérive.
Il sort un stylo et, sur la page de garde, écrit : « Je l’aime ! »
« Je l’aime ! » La révélation le secoue. Pour un peu il crierait. Julia le dérouterait toujours, le déborderait, il n’aurait qu’à la laisser faire et à la suivre, à s’agripper pour ne pas tomber – cette capacité, qu’ont certaines femmes d’enchanter le réel… Il s’en était rendu compte mais ne l’avait pas compris sur le coup. L’image qui lui vient est celle de la cellule en biologie. Julia enserre en elle toute l’énergie du monde, dépouillée de ses limites, elle est la vie même. L’océan et les poissons enfermés dans une goutte d’eau.
Il sait maintenant exactement ce qu’il doit faire. La retrouver.
Ils feront l’amour dans toutes les couchettes des wagons-lits de la planète, leurs ardeurs seront bercées par le rythme des rails, celui haletant des express, celui tendre, presque las des trains de longue distance. Au son des annonces dans toutes les langues, le monde défilera à travers la fenêtre, tel un tableau, paysage de champs, de forêts, de villages dont seule change la forme des toits ou la couleur des pierres, et de gares, toutes pareilles, avec leur foule de voyageurs aux regards inquiets. Ils se cacheront sous les draps pour ne pas être vus et tandis qu’ils entendront le bruit menaçant de pas et de valises, la peur qu’un étourdi tente d’entrer, il l’embrassera lentement sur l’épaule. Il y a quelque chose de si fragile et pourtant de vital, dans le contact de sa peau. Toutes ses pensées, toute sa vigueur, toute sa vie même seront dans ses lèvres qui effleureront sa nuque…
Il n’a ni téléphone ni son nom. Juste Julia… Peut-être que les choristes du Happy Days Band le connaissent ? Il n’a jamais eu l’esprit pratique. Il se tient la tête entre les mains. Fouiller tout le train ? On arrive dans moins d’un quart d’heure, il risque de ne pas avoir le temps.
Ils le feront à chaque anniversaire de leur rencontre, leur seule habitude, pas même, un rituel, il l’amènera à la gare et, devant les multiples destinations affichées, elle choisira, il prendra une cabine en première, pas de bagage, juste une couchette, tu auras un petit rire léger quand tu m’entendras fermer le loquet…
Et s’il ne la retrouvait pas ?
Il ne peut pas avoir fait tout ça pour rien. Pourquoi faut-il toujours qu’il cherche un sens aux choses ? Julia est la vie même.
D’un bond il se lève. Par la fenêtre entrebâillée, il jette son carnet. Plus besoin de présage.
Mais peut-être que pour elle, tout ça n’a pas d’importance ? S’il était juste une aventure, un truc marrant qu’elle n’avait jamais fait avant, baiser avec un inconnu dans un train.
Il saura la séduire, la conquérir. Un homme, désormais. « Je vous étonnerai… » Il la vouvoiera, comme il sied avec celle pour laquelle il a tout abandonné. Il se sent capable de consacrer sa vie à l’aimer.
Il va demander à Germinal de passer une annonce : « M. Vincent attend Mlle Julia, voiture 13… »
Mais si elle ne vient pas ?