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Toulouse
La vitesse du train diminue, dans le couloir, il y a foule. Il lui est impossible d’avancer. Par la fenêtre, Julia voit les immeubles peu à peu ralentir, puis s’arrêter. Elle se sent comme à l’étranger dans ce décor inconnu. Elle voudrait déjà être sur le quai, pour retrouver Vincent. Mais il y a tellement de monde. Deux hommes devant elle se retournent, la laissent passer. Elle leur jette un bref merci sonore et descend.
— La voilà, crie quelqu’un.
Aussitôt une vingtaine de personnes l’entoure.
— Pour Julia hip ! hip ! hourra !
Il y a là les choristes, Dick et Iannis, comme deux vieux amis, et Germinal avec Singh à ses côtés. En passant, les voyageurs la dévisagent et cherchent un nom connu à mettre sur ses traits.
Elle fait signe qu’elle est pressée…
— Vous l’avez vu… ? lui demande Germinal. Il vous attendait voiture 13…
— Mais personne ne m’a prévenue…
— J’ai passé une annonce.
Il l’attendait ! Et elle n’est pas venue ! Il a dû croire qu’elle n’avait pas envie de le revoir… Elle veut remonter dans le train mais Germinal l’arrête. Il n’y a plus personne.
Elle pleure maintenant. Son reste de rimmel coule. Elle sent qu’elle risque de perdre ses lentilles. Plusieurs mains lui tendent un mouchoir. Elle pousse un soupir rieur entre deux sanglots devant ce spectacle. Tous la réconfortent. Les choristes, chacune à leur tour, lui font la bise. Elle pleure de plus belle.
Germinal lui annonce qu’il part en Espagne. Il lui demande si elle veut venir avec eux. Singh a un cousin qui travaille à Barcelone et qui peut les héberger…
Elle décline son invitation et l’embrasse.
— Votre père aurait été fier de vous, lui dit-elle.
Singh s’incline pour la saluer.
— Vus pas plourer. Le monde est noir quand on a les youx fermés.
Un chagrin d’amour pour commencer sa nouvelle vie. Elle tente de se convaincre qu’elle ne peut pas effacer tout ce qui s’est passé depuis le départ à cause du rendez-vous raté. Les happy end, c’est bon au cinéma.
Son téléphone sonne.
— Maman ?
Ça fait combien d’années qu’elle ne l’a plus appelée comme ça ?
— C’est vrai t’es partie ? Complètement ?
Elle a la même voix que quand elle était gamine. Douce et pénétrante, Julia n’en a jamais connu de pareille et ressent instantanément le même réconfort qu’autrefois. Alors tout, les contrariétés au boulot, son épuisement à endiguer les coups durs, les conneries de Djamel, tout, absolument tout s’effaçait sans effort, rien qu’à l’écouter raconter sa journée à l’école.
— Je te comprends…
Julia lui promet de la faire venir dès qu’elle aura un logement.
Elle aperçoit son image sur la vitre du train. Son maquillage défait la fait rire. « Ça c’est vraiment toi/ Ça se sent… », se met à chanter Dick. Aussitôt les autres reprennent « Ça se sent que c’est toi/ Et rien d’autre que toi/Non rien d’autre que toi… »
Elle fait signe aux choristes et à Germinal que ça va, elle leur adresse à tous de grands gestes d’adieu, puis se retourne encore deux ou trois fois, avant de s’éloigner, lentement.
L’anonymat des grandes gares fond sur elle. Sa vie, sa vraie vie commence. Un bref pincement au cœur. Si seule soudain. Enfant, chaque année, elle partait avec sa grand-mère dans une petite station balnéaire bretonne. Au retour, sa mère venait au train la chercher. Et la certitude de cette présence faisait de l’arrivée un moment agréable, elle serrait la main de sa grand-mère, marchait le plus lentement possible pour le faire durer.
Son émotion est si forte qu’elle s’attache à fixer l’horizon. Encore cinquante mètres et elle sera dans le hall.
Plus elle regarde devant elle, plus le décor devient flou, un brouillard d’images, de couleurs, l’odeur lasse et chaude du train, les bruits de pas.
Mais peu à peu son attention est attirée par un point qui grossit au fur et à mesure qu’elle avance, un détail, une scène plutôt. Au bout du quai, sous le panneau d’arrivée, son sac posé sur le sol à côté de lui, un homme semble chercher quelqu’un du regard. Soudain il la repère. Ses yeux s’illuminent. Il esquisse quelques pas au-devant d’elle, mais, peut-être veut-il savourer cet instant, il s’arrête et rougit.
Alors elle lui sourit.
Comme dans un film dont elle serait l’héroïne.