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Histoire sans
parole
Il repassera quand
il aura fini avec les autres voyageurs.
Germinal l’a tout de suite repéré. Le coup
classique du type qui quitte précipitamment son siège quand le
contrôleur arrive et s’enferme dans les WC.
Il termine la voiture et revient sur ses pas. Il
frappe à la porte. « Contrôle des billets ! » Pas de
réponse. Il laisse passer trente secondes, toque à nouveau. Aucune
réaction. L’idiot ! Il ne sait même pas qu’avec sa carré,
Germinal peut actionner le loquet.
Il n’est pas pressé. Dans un quart d’heure on
arrivera à Châteauroux. D’ici là, il n’a rien de plus important à
faire. Au bout de quelques minutes, les toilettes s’ouvrent, un
homme jeune, le regard apeuré, en sort. Il grimace en
apercevant Germinal, esquisse un mouvement de repli. Germinal lui
crie : « J’ai la clef ! », en la lui
montrant.
— Billet !
L’autre fait non de la tête.
— D’accord !
Germinal sort son carnet d’amendes et prend un
stylo :
— Vous… vous… vous allez,… vousallezoù…
monsieur s’il vous plaît ?
L’autre ne bronche pas.
Germinal le regarde intrigué.
— Bon, si vous… si vous persistez dans votre
silence, onvapass’ensortir. J’ai… j’aibesoinde votre
destination !
L’autre, affolé, lui fait signe de patienter et
tire de sa poche des dizaines de petites croix sous plastique et
une carte qu’il lui tend.
Germinal lit :
« Bonjour, je m’appelle Gheorje.
J’arrive Roumanie. Je suis pas un mendian. Je suis
sourd et muet. Acheté la croix de Saint-Jean, apporte l’argent, la
chance et l’amour pour vous et votre famille. Grace à vous je mange
et je reste propre. Merci pour votre généresité. »
Germinal porte sa main à sa boucle
d’oreille.
— Mais comment… comment… ? lâche-t-il.
Habituellement, tu… tu… Enfin tu poses tes, tes… tes machins sur
les sièges, tu les reprends et tu descends avant
queletraindémarre !
Le plus difficile pour un révolutionnaire tel que
Germinal, ce n’est pas d’avoir une vision précise de l’avenir du
capitalisme mais plutôt, au quotidien, d’adopter l’attitude politique juste. Aussi quand il
ne sait pas quelle décision prendre, il se demande ce qu’aurait
fait Trotski. C’est d’autant plus étonnant que Germinal n’a jamais
été trotskiste, mais il est secrètement convaincu que l’esprit
méthodique du Russe, sa capacité à théoriser chaque événement
constituent une bonne méthode pour y voir clair. Dans les cas les
plus embrouillés, Rosa Luxemburg ou Buenaventura Durruti,
l’anarchiste espagnol, interviennent aussi. L’esprit de Germinal
ressemble alors à un vaste meeting et les mots se bousculent dans
sa bouche, comme si chacun cherchait à imposer son point de
vue.
Sur le coup, Trotski reste muet, si l’on peut
dire.
« Interroge-le pour savoir comment il a fait
son compte pour se mettre dans une telle situation ? »
suggère Rosa Luxemburg.
— Maisjepeuxpas ! Il… il… il est sourd…
et muet aussi !
« Tu n’as qu’à lui donner ton stylo »,
intervient Trotski.
Germinal note sur un papier :
Pourquoi tu n’es pas descendu du
train ?
L’autre lit et écrit :
On ma empêché
« Orthographe défaillante, commente Trotski.
Certainement un membre du sous-prolétariat. Méfie-toi, il ne doit
pas avoir de conscience de classe. »
« C’est un exploité comme les autres, le
rabroue Durruti. À Barcelone, les aveugles, qui vendaient les
billets de loterie, avaient eux aussi un syndicat. »
« Demande-lui donc qui l’en a
empêché ? » (Luxemburg)
1 homme dan le vagon la ba
« Qu’il te le montre » (Trotski)
« Tu travailles pour la police
maintenant ? » (ironise Durruti)
Le sourd-muet, accompagné de Germinal, s’avance
parmi les choristes et se plante à côté d’un type assis devant un
ordinateur.
— C’est lui ?
Le type, la cinquantaine grisonnante, la mèche en
banane, un chewing-gum à la bouche, relève la tête.
— Mais c’est notre petit sourd-muet !
T’as pas réussi à descendre aux Aubrais ! raille-t-il.
— D’après ce qu’il dit, enfin façon… façon de
parler, ce serait vous qui… qui l’avez empêché de descendre du
train à Austerlitz ?
Rires.
Une femme aborde Germinal.
— C’est vrai. C’est de la faute de cette
andouille de Dick…
Nouveaux rires.
— Il lui a fait une mauvaise blague. Au
moment où il est repassé prendre ses croix, il l’a bloqué jusqu’à
ce que le train démarre.
Rires à s’en étrangler.
« Humour petit-bourgeois typique »
(Trotski)
« Tu devrais le balancer du train »
(Durruti)
— Il a pas de billet ! s’exclame hilare
Dick. Faut lui coller une amende, monsieur le
contrôleur !
— Mais pourquoi… pourquoi, pourquoi vous avez
fait ça ?
Les ricanements de Dick redoublent, sans que
Germinal sache si c’est à cause de sa question ou de sa
diction.
— Ce n’est pas de sa faute ! proteste la
jeune femme qu’il a vue fumer sur le quai aux Aubrais.
— C’est que… c’est que… il… enfin
ilpeutpasvoyagersansbillet !
— Tiens écoute, c’est pour toi, lance Dick en
direction du muet. La chanson du
Roumain ! C’est de Johnny…
« Quand j’étais enfant/Je vivais très
loin… »
Julia insiste. Le muet n’a qu’à descendre à la
prochaine gare.
Germinal frotte nerveusement sa boucle
d’oreille.
— Mais même si,… si… si… si je fermais les
yeux, il fait co… co… comment pour le train du retour ?
Silence consterné des choristes. Dick brandit le
pouce en signe de soutien à Germinal.
— Bon OK, dit Julia. C’est combien son billet
pour le retour ?
Il consulte les tarifs.
— Le mieux serait qu’il aille jusqu’à…
jusqu’à Limoges. S’il descend à,… à… à Châteauroux, il devra
attendre 17 h 15 pourreprendreuntrain vers Paris. Alors
qu’à Limoges,… il y a le… le 13 h 02. DirectParis. On
arrive là-bas à… à 12 h 32, ça lui fait juste… juste… ça
lui fait juste une demi-heure d’attente.
— Je me suis enfui/Vers d’autres pays,
fredonne Dick, J’ai pris des chemins/Interdits…
— Avec l’aller aussi… ça fait…
Julia lève les yeux d’agacement.
— 80 euros.
— Allez, chacun file quelque chose, lance
Julia en direction des choristes.
« La générosité spontanée des masses »
(Luxemburg)
— Ah non, crie Dick. Si vous l’aidez, cela
l’incitera à continuer ses petites magouilles.
— Il a raison ! intervient Jean-Pierre.
Faut lui donner une bonne leçon.
— Mais c’est à cause de sa blague
stupide ! réplique Julia.
Vincent tend un billet de 20 euros. Il a hésité à
payer la totalité. Il trouve l’idée très romanesque, mais il a peur
de paraître vouloir jouer au héros et puis il pense aussi qu’il
devra essuyer la colère de Muriel.
Julia le félicite d’un sourire et ouvre son sac
pour chercher son porte-monnaie. Il l’arrête.
— Voilà pour ma femme et moi, explique-t-il,
faisant un effort pour ignorer les regards qui
se tournent vers lui.
Une choriste sort quelques pièces de sa poche,
puis deux autres, puis encore quatre. Finalement toutes finissent
par participer.
« Il faudrait un représentant du Parti pour
les aider à s’organiser » (Trotski)
— Vous êtes toutes des cruches !
s’énerve Dick.
— 95 euros. Il y a 15 euros de
trop, conclut Germinal qui finit de recompter.
— Y’a qu’à lui donner, suggère une
choriste.
— Non mais vous êtes tombées sur la
tête ! s’emporte Dick.
— Ce sera pour le dédommager de ta connerie,
lui rétorque une fille.
« Je suis le Roumain/Je viens de très
loin… »
Le muet prend l’argent, porte la main à son cœur
et fait signe de l’adresser à chacun.
— C’est ça ! Regardez-le ! Il peut
être content, l’enfoiré, enrage Dick.
Germinal remplit le billet et le tend au
muet.
Des hourras fusent.
« Les femmes sont l’avant-garde du
prolétariat » (Luxemburg)
Elles conduisent le muet jusqu’à un siège
libre.
— Vous avez été super ! glisse Julia à
l’oreille de Vincent. Quand on sera revenus à nos places, je vous
rembourserai.
Mais Vincent refuse absolument. Il imagine la
tête de Muriel voyant Julia lui donner
20 euros, ses explications embarrassées et son air
penaud.
— Vous me paierez un café…
Sans réfléchir, elle lui saute au cou et lui donne
un baiser sur la joue.
— On remercie son homme d’avoir adopté un
petit muet ? raille Jean-Pierre.