12
Histoire sans parole
Il repassera quand il aura fini avec les autres voyageurs.
Germinal l’a tout de suite repéré. Le coup classique du type qui quitte précipitamment son siège quand le contrôleur arrive et s’enferme dans les WC.
Il termine la voiture et revient sur ses pas. Il frappe à la porte. « Contrôle des billets ! » Pas de réponse. Il laisse passer trente secondes, toque à nouveau. Aucune réaction. L’idiot ! Il ne sait même pas qu’avec sa carré, Germinal peut actionner le loquet.
Il n’est pas pressé. Dans un quart d’heure on arrivera à Châteauroux. D’ici là, il n’a rien de plus important à faire. Au bout de quelques minutes, les toilettes s’ouvrent, un homme jeune, le regard apeuré, en sort. Il grimace en apercevant Germinal, esquisse un mouvement de repli. Germinal lui crie : « J’ai la clef ! », en la lui montrant.
— Billet !
L’autre fait non de la tête.
— D’accord !
Germinal sort son carnet d’amendes et prend un stylo :
— Vous… vous… vous allez,… vousallezoù… monsieur s’il vous plaît ?
L’autre ne bronche pas.
Germinal le regarde intrigué.
— Bon, si vous… si vous persistez dans votre silence, onvapass’ensortir. J’ai… j’aibesoinde votre destination !
L’autre, affolé, lui fait signe de patienter et tire de sa poche des dizaines de petites croix sous plastique et une carte qu’il lui tend.
Germinal lit :
« Bonjour, je m’appelle Gheorje.
J’arrive Roumanie. Je suis pas un mendian. Je suis sourd et muet. Acheté la croix de Saint-Jean, apporte l’argent, la chance et l’amour pour vous et votre famille. Grace à vous je mange et je reste propre. Merci pour votre généresité. »
Germinal porte sa main à sa boucle d’oreille.
— Mais comment… comment… ? lâche-t-il. Habituellement, tu… tu… Enfin tu poses tes, tes… tes machins sur les sièges, tu les reprends et tu descends avant queletraindémarre !
Le plus difficile pour un révolutionnaire tel que Germinal, ce n’est pas d’avoir une vision précise de l’avenir du capitalisme mais plutôt, au quotidien, d’adopter l’attitude politique juste. Aussi quand il ne sait pas quelle décision prendre, il se demande ce qu’aurait fait Trotski. C’est d’autant plus étonnant que Germinal n’a jamais été trotskiste, mais il est secrètement convaincu que l’esprit méthodique du Russe, sa capacité à théoriser chaque événement constituent une bonne méthode pour y voir clair. Dans les cas les plus embrouillés, Rosa Luxemburg ou Buenaventura Durruti, l’anarchiste espagnol, interviennent aussi. L’esprit de Germinal ressemble alors à un vaste meeting et les mots se bousculent dans sa bouche, comme si chacun cherchait à imposer son point de vue.
Sur le coup, Trotski reste muet, si l’on peut dire.
« Interroge-le pour savoir comment il a fait son compte pour se mettre dans une telle situation ? » suggère Rosa Luxemburg.
— Maisjepeuxpas ! Il… il… il est sourd… et muet aussi !
« Tu n’as qu’à lui donner ton stylo », intervient Trotski.
Germinal note sur un papier :
Pourquoi tu n’es pas descendu du train ?
L’autre lit et écrit :
On ma empêché
« Orthographe défaillante, commente Trotski. Certainement un membre du sous-prolétariat. Méfie-toi, il ne doit pas avoir de conscience de classe. »
« C’est un exploité comme les autres, le rabroue Durruti. À Barcelone, les aveugles, qui vendaient les billets de loterie, avaient eux aussi un syndicat. »
« Demande-lui donc qui l’en a empêché ? » (Luxemburg)
1 homme dan le vagon la ba
« Qu’il te le montre » (Trotski)
« Tu travailles pour la police maintenant ? » (ironise Durruti)
Le sourd-muet, accompagné de Germinal, s’avance parmi les choristes et se plante à côté d’un type assis devant un ordinateur.
— C’est lui ?
Le type, la cinquantaine grisonnante, la mèche en banane, un chewing-gum à la bouche, relève la tête.
— Mais c’est notre petit sourd-muet ! T’as pas réussi à descendre aux Aubrais ! raille-t-il.
— D’après ce qu’il dit, enfin façon… façon de parler, ce serait vous qui… qui l’avez empêché de descendre du train à Austerlitz ?
Rires.
Une femme aborde Germinal.
— C’est vrai. C’est de la faute de cette andouille de Dick…
Nouveaux rires.
— Il lui a fait une mauvaise blague. Au moment où il est repassé prendre ses croix, il l’a bloqué jusqu’à ce que le train démarre.
Rires à s’en étrangler.
« Humour petit-bourgeois typique » (Trotski)
« Tu devrais le balancer du train » (Durruti)
— Il a pas de billet ! s’exclame hilare Dick. Faut lui coller une amende, monsieur le contrôleur !
— Mais pourquoi… pourquoi, pourquoi vous avez fait ça ?
Les ricanements de Dick redoublent, sans que Germinal sache si c’est à cause de sa question ou de sa diction.
— Ce n’est pas de sa faute ! proteste la jeune femme qu’il a vue fumer sur le quai aux Aubrais.
— C’est que… c’est que… il… enfin ilpeutpasvoyagersansbillet !
— Tiens écoute, c’est pour toi, lance Dick en direction du muet. La chanson du Roumain ! C’est de Johnny…
« Quand j’étais enfant/Je vivais très loin… »
Julia insiste. Le muet n’a qu’à descendre à la prochaine gare.
Germinal frotte nerveusement sa boucle d’oreille.
— Mais même si,… si… si… si je fermais les yeux, il fait co… co… comment pour le train du retour ?
Silence consterné des choristes. Dick brandit le pouce en signe de soutien à Germinal.
— Bon OK, dit Julia. C’est combien son billet pour le retour ?
Il consulte les tarifs.
— Le mieux serait qu’il aille jusqu’à… jusqu’à Limoges. S’il descend à,… à… à Châteauroux, il devra attendre 17 h 15 pourreprendreuntrain vers Paris. Alors qu’à Limoges,… il y a le… le 13 h 02. DirectParis. On arrive là-bas à… à 12 h 32, ça lui fait juste… juste… ça lui fait juste une demi-heure d’attente.
— Je me suis enfui/Vers d’autres pays, fredonne Dick, J’ai pris des chemins/Interdits…
— Avec l’aller aussi… ça fait…
Julia lève les yeux d’agacement.
— 80 euros.
— Allez, chacun file quelque chose, lance Julia en direction des choristes.
« La générosité spontanée des masses » (Luxemburg)
— Ah non, crie Dick. Si vous l’aidez, cela l’incitera à continuer ses petites magouilles.
— Il a raison ! intervient Jean-Pierre. Faut lui donner une bonne leçon.
— Mais c’est à cause de sa blague stupide ! réplique Julia.
Vincent tend un billet de 20 euros. Il a hésité à payer la totalité. Il trouve l’idée très romanesque, mais il a peur de paraître vouloir jouer au héros et puis il pense aussi qu’il devra essuyer la colère de Muriel.
Julia le félicite d’un sourire et ouvre son sac pour chercher son porte-monnaie. Il l’arrête.
— Voilà pour ma femme et moi, explique-t-il, faisant un effort pour ignorer les regards qui se tournent vers lui.
Une choriste sort quelques pièces de sa poche, puis deux autres, puis encore quatre. Finalement toutes finissent par participer.
« Il faudrait un représentant du Parti pour les aider à s’organiser » (Trotski)
— Vous êtes toutes des cruches ! s’énerve Dick.
— 95 euros. Il y a 15 euros de trop, conclut Germinal qui finit de recompter.
— Y’a qu’à lui donner, suggère une choriste.
— Non mais vous êtes tombées sur la tête ! s’emporte Dick.
— Ce sera pour le dédommager de ta connerie, lui rétorque une fille.
« Je suis le Roumain/Je viens de très loin… »
Le muet prend l’argent, porte la main à son cœur et fait signe de l’adresser à chacun.
— C’est ça ! Regardez-le ! Il peut être content, l’enfoiré, enrage Dick.
Germinal remplit le billet et le tend au muet.
Des hourras fusent.
« Les femmes sont l’avant-garde du prolétariat » (Luxemburg)
Elles conduisent le muet jusqu’à un siège libre.
— Vous avez été super ! glisse Julia à l’oreille de Vincent. Quand on sera revenus à nos places, je vous rembourserai.
Mais Vincent refuse absolument. Il imagine la tête de Muriel voyant Julia lui donner 20 euros, ses explications embarrassées et son air penaud.
— Vous me paierez un café…
Sans réfléchir, elle lui saute au cou et lui donne un baiser sur la joue.
— On remercie son homme d’avoir adopté un petit muet ? raille Jean-Pierre.