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Paris-Austerlitz
Devant les voies, se croisent et s’ignorent le flot des banlieusards affairés et les voyageurs des grandes lignes aux lourdes valises. Les trains de banlieue ressemblent à des boîtes de conserve, avec leur carcasse grise, on dirait du fer-blanc, et leurs écussons ridicules qui portent le nom des villes desservies. Elle leur jette un dernier regard puis s’éloigne.
8 h 50. Elle s’arrête devant le panneau indicateur où s’égrènent les destinations, comme autant de vies possibles. Perpignan ? Biarritz ? Irun ? Elle n’y a pas réfléchi. C’est seulement quand elle se retrouve au guichet des départs immédiats, face à l’employé, que l’idée lui vient. Toulouse ! Le visage de sa cousine lui est apparu comme une évidence. La seule qui puisse la comprendre, du moins qui ne la jugera pas. Elle l’a un peu perdue de vue, mais autrefois elles étaient inséparables, toujours partantes. Tout ce qu’elles ont pu faire ensemble, et les crises de fou rire… Elle se revoit en auto-stop avec elle, au bord de la route. Dès qu’une bagnole apparaissait au loin, bling, le sourire aux lèvres. Et si elle s’arrêtait sur le bas-côté, courir, courir comme des folles. Voilà exactement ça : une envie monstrueuse que ça rigole un peu ! Pour le reste, elle verra. Mais souffler, souffler et profiter.
Elle ralentit devant un kiosque. S’acheter un journal. Se faire un petit plaisir. Elle hésite. Elle vient déjà de dépenser pour son billet. Au guichet, elle avait regretté de ne pas avoir ses chèques-voyages. Les mêmes vieux réflexes… Un bref moment de déprime. À quoi bon une nouvelle vie si c’est pour vivre en soldes ? Soudain la peur de faire une énorme connerie, elle ne trouve pas d’autres mots, la saisit. Ça lui rappelle la fois où, à la fin de son service, elle s’était rendue avec sa collègue chez un client à qui elle avait oublié de faire signer son chèque. Un trou important dans sa caisse. Elle ne savait pas comment elle se débrouillait. Elle qui faisait attention à tout, si minutieuse. Et patatras. Quand ce n’était pas Laura ou Djamel, c’était elle qui foutait tout par terre. Des gaffes. Trop de choses à penser. La tête du type quand elles avaient sonné à sa porte. Deux caissières en uniforme, pas eu le temps de se changer. Il les avait invitées à boire un verre et cela avait débordé sur la soirée. La gueule de Djamel, quand elle était rentrée. Il ne s’intéresse jamais à elle, mais quand il ne sait pas où elle est… Elle n’existe à ses yeux que par ses absences…
9 h. Normalement, elle a déjà récupéré son caisson avec l’argent, rejoint sa caisse, compté son fonds de roulement, réglé son siège. À cette heure, surtout des vieux. Les mères de famille arrivent un peu plus tard. La plupart déposent leur môme à l’école et passent chez une amie prendre un petit café.
Elle remonte le quai à la recherche d’une place. Un visage de femme reflété dans la fenêtre d’une voiture l’arrête. Ses cheveux sont relevés en chignon. Quelques mèches s’échappent librement, retombent avec souplesse le long de ses joues et lui donnent une expression gracieuse, fragile. Sa veste laisse entrevoir une robe rouge au décolleté profond. Elle a l’air jeune, enfin léger, attirant. Elle met quelques secondes à se reconnaître. « Tu es belle. » Elle s’envoie un baiser de la main. « Bon voyage ! »
Elle s’installe dans le premier compartiment vide. Près de la fenêtre.
9 h 05. Dehors des jeunes fument une cigarette avant de monter, leurs sacs à dos en tas contre un pylône. Un homme dit au revoir à sa femme et à son fils.
Elle serait bien descendue aussi en fumer une, mais la crainte que le train parte sans elle la retient à sa place.
Dans son idée, enfin tel qu’elle s’est imaginé les choses en arrivant à Austerlitz, elle aurait dû prendre son train au vol, ne pas avoir le temps de réfléchir. Ces minutes d’attente arrêtent le mouvement, qui, depuis ce matin, l’a propulsée jusqu’ici. Sa lassitude habituelle resurgit. Toujours un peu patraque, l’air contrarié dès que Laura ou Djamel s’approchent d’elle. « Faites doucement. » Méprisable. Un vrai légume… Elle se cale au fond du siège. Elle se masse nerveusement les cuisses. Le rythme de ses mains la berce. Elle ne peut détacher son regard du billet. Toulouse ! Elle n’a même pas pris de retour.
9 h 13. Le train démarre à 9 h 32. Elle ne comprend pas pourquoi les trains ont des horaires aussi bizarres.
Cela fait bien cinq ans qu’elle n’a pas voyagé seule. Oui facile. La dernière fois, c’était pour chercher sa fille en vacances chez sa grand-mère en Bretagne. C’est ça, cinq ans. Laura petite riait tout le temps. Une enfant contente de vivre, qui passait ses journées dans l’eau, tandis qu’elle restait sur le bord, à la surveiller, à attendre qu’elle veuille bien sortir… Est-ce qu’une mère peut abandonner sa fille, comme ça ? Elle efface la vision d’un revers de la main. C’est pas pour les dix minutes par jour qu’elles se croisent, petit-déj et dîner compris, que cela va changer grand-chose. De toute façon, maintenant Laura a sa vie. Elle le lui balance assez à la figure, chaque fois qu’elle se permet de lui demander où elle était.
9 h 16. Dans quatorze minutes, le gnome fera son tour. Il constatera sa caisse fermée. Il montera voir Josette et lui demandera qui est absent. Ils appelleront. Djamel tombera des nues. Il cherchera à la joindre sur son portable.
Elle le sort de sa poche, le pose sur la tablette. En fond d’écran, il y a une photo d’elle avec sa fille, l’année dernière à La Rochelle.
Elle pourrait l’éteindre. Mais elle a envie malgré tout d’affronter Djamel. Essayer de le convaincre. L’affaire d’un jour ou deux, pour souffler. En fait non, l’entendre gueuler la rassurerait. Le prix à payer, parce qu’on ne peut pas partir ainsi. Elle devine déjà son air moqueur, méprisant même, si elle essaie de lui expliquer qu’elle est à saturation. Tu veux lui dire quoi ? Que tu as tout envoyé bouler juste pour pouvoir te sentir vivante sous le regard des hommes. Parce que tu te crois belle ? Juste goûter un répit. « Tu es belle ! »
Elle ferme les yeux. Un autre souvenir : la fois où elle avait fait l’amour avec deux hommes. C’était bien avant la naissance de Laura, bien avant de connaître Djamel. Les frères Bruneau. Elle sortait avec l’un mais l’autre était mignon aussi. Pas vraiment prévu. Un soir, ils s’étaient retrouvés dans sa chambre et avaient fini dans son lit. Elle avait surtout aimé l’idée, coucher avec les deux sans les tromper.
Bizarres les pensées qui lui viennent depuis ce matin.
L’arrivée d’autres voyageurs dans le compartiment l’obligerait à tenir en place.
Elle se figure Laura en tête à tête avec son père, ce soir, perdus devant le frigo. Le même sentiment d’incrédulité sans doute qu’elle en ce moment. Pour un peu, elle lui enverrait un SMS, avec ce qu’elle a prévu à dîner. Une grimace. Si elle n’avait qu’une seule bonne raison, au-delà de tout le reste, ce serait celle-là. Avec Djamel et Laura, il fallait toujours anticiper, ne pas oublier… La bouffe, la bouteille d’eau, le linge de rechange… Elle les connaissait par cœur et savait, avant eux, quand ils auraient faim, quand ils auraient soif, froid ou chaud, quand ils auraient besoin de leur pull, de leur serviette, de leur… Épuisant. L’esprit occupé en permanence, rempli de leur vie, de leurs habitudes. Penser à tout, même quand c’était pas elle qui faisait. Leur dire quoi et comment. Jamais en repos… Elle s’accordait seulement quelques minutes le soir, avant de se coucher, lire dans le lit son magazine ou un roman, et encore, la tête farcie de la liste des choses à faire le lendemain. Laura et Djamel la trouvaient pesante, mais au fond ils n’auraient pu se passer de cet ordre, tant ils dépendaient de son attention et de sa vigilance.
Elle se sent déchargée soudain, légère. C’est ça le plus agréable. Seule, enfin seule, complètement seule.
Un employé de la SNCF, un talkie-walkie à la main, examine le train.
9 h 20. Elle suit le mouvement de la trotteuse. Tout se décompose, des plans arrêtés, ou plutôt absurdement grossis.
Elle se revoit à sept ans, avec sa première paire de lunettes, une large monture rouge qui lui mangeait le visage. Son univers soudain avait cessé d’être flou. Elle avait passé la soirée à examiner les motifs de la toile cirée. Des fleurs. Comme si elles avaient poussé dans la journée. D’une bouillie de verts et de jaunes avaient surgi des tiges onduleuses, des feuilles aux contours dentelés, des pétales rebondis.
Les jeunes ont fini leurs cigarettes et chahutent. Tout s’imprime dans son esprit. L’homme, sur le quai, grimace en direction de la vitre. Elle devine le petit garçon en train de rire. Elle cherche un signe prouvant qu’elle n’est pas la seule en ce moment à accomplir quelque chose d’extraordinaire. À nouveau, un court instant, la tentation de se rattraper, de rentrer au plus vite. Non, on va jouer à un jeu. C’est toi, mais ce n’est pas ta vie. Rappelle-toi quand ton père t’engueulait. C’était une autre qui prenait la raclée, une gamine dont tu jouais le rôle. Tiens, t’as qu’à prendre un autre nom. Valérie, c’est un peu nul pour tout envoyer valser. Le genre série télé des années soixante : Valérie quitte son mari. Valérie se fait la malle… Valoche comme dit Djamel en parlant d’elle à ses potes. Valoche fait ses valoches… Et qu’est-ce que tu dirais de Julia ?… Elle se lève et s’observe dans la glace au-dessus des sièges, arrange une mèche. « Salut, je m’appelle Julia. » Hilare.
Une annonce retentit.
« Mesdames et messieurs, bonjour. Vous avez pris place à bord du train Teoz no 4763 en direction de Toulouse. Ce train desservira les gares des Aubrais, Vierzon, Châteauroux, La Souterraine, Limoges, Brive, Uzerche, Souillac, Cahors, Montauban et Toulouse. Il partira à 9 h 32. Nous vous rappelons que l’étiquetage de vos bagages est obligatoire. La SNCF, son personnel d’accompagnement et votre chef de bord vous souhaitent un agréable voyage. »
Elle a encore le temps de descendre. Elle ne pourra pas y arriver ! Djamel le répète assez et elle a fini par le croire, contaminée. Une femme seule peut pas s’en sortir.
Elle s’affale, les fesses presque sur le rebord du siège, puis se redresse, appuie l’arrière de son crâne contre le repose-tête. Elle entortille fébrilement son sautoir autour de ses doigts.
Elle aurait dû laisser un mot. On s’en fout ! Est-ce que Julia Roberts laisse un post-it sur le frigo quand elle se barre ?… Elle éclate de rire.
— Excusez-moi, mais vous êtes assise à ma place. J’ai réservé la 54, la 55, la 56 et la 57. On est bien voiture 16 ?