CHAPITRE II

La scène s’était passée dans l’écurie, alors que Goubi pansait la jument Charlotte tout en l’entretenant de choses qui jamais ne retinrent l’attention de la race chevaline, en particulier la production de caviar en U.R.S.S. dont Radio-Luxembourg avait ce matin-là touché quelques mots. Le facétieux Jean-Marie Laprune survint, mû par une idée nouvelle. Il se campa d’emblée devant Goubi et lui ordonna :

— Tire la langue.

— Pour qui faire donc ?

— Tire la langue, que je te dis.

Goubi douta des facultés mentales de Jean-Marie mais s’exécuta. Laprune prit un air soucieux.

— C’est bien ce que je pensais.

— Qui que t’as pensé ?

— Donne ton poignet, que je te prenne le pouls.

Goubi obéit encore, inquiet cette fois. Laprune prit sa montre pour mieux impressionner son sujet. Après avoir longuement tripoté le poignet enduit d’une croûte de bouse vieille d’une semaine, il le laissa retomber en murmurant, accablé :

— C’est bien ça.

Les larmes montèrent aux yeux d’un Goubi épouvanté :

— C’est ça ?

— Oui.

— Mais qui donc qu’est ça ?

Laprune, faussement ennuyé, considéra l’innocent d’un œil sévère :

— T’es un beau cochon, Goubi. Un beau pourciau. Y a que… j’ose pas même t’y dire… Y a que t’es enceinte. Que t’attends un petit.

Cette révélation pétrifia trente secondes le simple. Mais il était capable de réflexion et le prouva en haussant hardiment les épaules :

— T’es fou, mon pauvre Jean-Marie. Pour être enceinte, faut être une femme, et j’en suis point une.

Jean-Marie fut péremptoire :

— Tu connais rien de rien à la science. C’est un cas rare, je dis pas, mais y en a déjà eu en Amérique. Je peux même te dire le pourquoi, c’est de la faute aux poulets aux hormones. T’as été à Moulins, hein, y a trois mois. T’as pas mangé du poulet ?

Goubi pâlit :

— Si…

— Eh bien, cherche pas. Il était aux hormones, ton poulet.

— Ah non ! Il était à la cocotte.

— Aux hormones ! Qu’y soye rôti ou à la cocotte, il était aux hormones. Les hormones, c’est des bestioles qu’on voit pas. Y en a des mâles et des femelles, comme partout. Et le poulet c’est plein d’hormones femelles.

Goubi fut écrasé par l’évidence. Laprune n’inventait rien. De ces poulets du diable, on en avait assez causé dans le poste il y avait deux jours. Mais déjà Jean-Marie relevait d’un doigt le menton de Goubi :

— Naturellement, c’est pas tout. Ça suffit pas, le poulet. Quand t’as été à Moulins, sûr que t’as été aux Six-Fesses.

On avait ainsi baptisé un bistrot de Moulins tenu par la mère et les deux filles, toutes allègres du séant et mises à l’index par l’évêché. Goubi se récria :

— J’y ai point été, aux Six-Fesses ! Je t’y jure !

— Tu mens. Quelqu’un t’a vu sortir.

— Ah bon ?… Ben oui, j’y ai été. Mais pas longtemps. Et seulement qu’avec la patronne.

— Et comment que tu l’as arrangée ?

Goubi, à l’évocation de ces minutes célestes, eut un sourire béat. Jean-Marie le secoua :

— Comment ? Dis voir !

Ravi, Goubi lui chuchota quelques mots à l’oreille. Ce n’était pas des choses à dire devant la jument. Laprune éclata :

— Fallait le dire ! Tout s’éclaire ! Ça a fait marche arrière ! T’y comprends, maintenant ? Marche arrière !

Goubi sidéré en ôta sa casquette avant de convenir :

— C’est ben possible…

— Oh, y a pas de c’est ben possible ! T’es enceinte de trois mois, espèce d’apôtre. Tu peux y demander au docteur.

Goubi s’assit lourdement sur une botte de foin. Laprune leva les bras aux poutres :

— T’assis pas comme ça de tout ton haut, misérable, tu vas le tuer !

— Qui que je vas tuer ?

— Ton petit !

Goubi se dressa, effaré. Il ne s’était pas encore fait à sa position intéressante. Il joignit les mains :

— Ah non ! C’est un malheur qui m’arrive, un grand malheur, sûr, mais y a pas, je l’élèverai, mon chtit. T’y verras, Jean-Marie, que je serai pas une mère indigne !

Laprune dut s’enfouir à la hâte la face dans son mouchoir, en proie à un rire monstrueux. Rasséréné, il réapparut et souligna :

— C’est qu’y faudra que t’en prennes des précautions ! T’es primipare. Oui, quoi, c’est la première fois que t’as un enfant. Ça t’est jamais arrivé avant, au moins ?

Goubi remua le tas obscur de ses souvenirs brumeux avant d’affirmer que non. Laprune en arriva où il voulait en venir :

— C’est pas le tout, faut que t’ailles voir le maire, pour qu’y te prépare tout ça, les papiers, la clinique, les allocations familiales et la prime à la première naissance. Vas-y tout de suite, je finirai de panser la jument.

— J’irai ben après.

— Tout de suite ! T’es déjà pas en avance. Et parles-en pas au père Catolle, il y verra bien assez tôt. Les journaux en causeront bien assez.

Cette perspective fut pour Goubi une forte compensation à sa disgrâce. Il s’illumina :

— T’y crois que j’aurai ma photo dans la Tribune ?

— Sûr !

— Et dans la Montagne ?

— Aussi. Je t’y répète, c’est rare, ces cas-là. Tu dois être le premier en France. En Amérique, y en a une douzaine, mais c’est un pays qu’est immense.

Goubi rêvait. Il se voyait déjà en première page, son bébé dans les bras.

Jean-Marie l’entraîna hors de l’écurie.

— Allez, file chez le maire.

— J’y vais, acquiesça Goubi, j’y vais fond de train sur mon vélo Mercier.

Son clou sans âge ni garde-boue n’ayant pas de marque avouée, Zézé le peintre l’avait du pinceau haussé à la dignité de Mercier sur la prière de Goubi. Laprune s’indigna :

— En vélo ! T’iras à pied, oui ! C’est pas de la soupe aux choux que t’as dans le ventre, à cette heure, mais un enfant. Pas d’imprudences. Fini le vélo, finis les durs travaux. Maintenant, t’aideras les femmes et tu tricoteras jusqu’à ta délivrance.

Goubi réprima un soupir quant au vélo Mercier et partit à travers champs, la cervelle sens dessus dessous et la grossesse à l’âme.

Jean-Marie put enfin s’écrouler tout raide sur un sac d’avoine pour y mourir de rire.

Goubi trottinait avec d’infinies précautions, tenant son précieux ventre dans le berceau de ses deux mains. Il s’arrêtait parfois, attentif, et s’enchantait :

— C’est vrai que ça bouge, là-dedans. C’est bien un chtit. Jean-Marie s’est pas trompé. C’est vrai qu’il a l’habitude, avec les vaches. Y s’y connaît sûr mieux qu’en conquête de l’espace, comme y disent à Radio-Luxembourg.

Pataud, le chien du domaine – ainsi nommé en fonction de l’imagination fertile des Catolle – Pataud, donc, qui traînait par là en quête de chienne volage, remua la queue à la vue de Goubi et le rejoignit en jappant d’allégresse. Pataud était le grand ami de Goubi, son principal confident, corniaud comme lui, innocent comme lui. Goubi, content, s’assit sur une souche afin d’apprendre plus commodément la grande nouvelle à ce La Boétie velu :

— Oui mon frère, je vas être mère d’un chtit. Faut pas qu’y connaisse la misère que j’ai connue, moi qu’avais point de parents. Ça, sûr que j’ai eu tort d’aller aux Six-Fesses, mais c’est la nature qui causait, tu sais ben ce que c’est, toi qu’es un peu pourciau aussi. Pourvu que je soye pas forcé de m’habiller en femme. Le monde rigolerait trop, à Jaligny. Et pis, j’ai peur que ça me fasse bien de la douleur. Par où qu’y va sortir, ce chtit gars-là ? Vont être forcés de m’ouvrir au couteau. Enfin, ça fait rien, y a les allocations et ma photo dans la Montagne ! Fallait pas y faire, Goubi, fallait pas y faire !

Par malheur, un lièvre passa, et Goubi se vit aussitôt privé de son compagnon lancé, écumant, aux trousses de l’ennemi. Il reprit son chemin et les perdrix, les écureuils, les musaraignes, les crapauds se rassuraient et retournaient à leurs occupations en disant : « N’ayez pas peur, c’est que Goubi. Voilà-t-y pas qu’il est enceinte ! » Et les fleurs riaient, et les champignons, et les chouettes dans le creux des vieux arbres.

Goubi, soutenant toujours des deux mains le fruit de ses entrailles, enjamba un dernier barbelé, entra dans Jaligny.

— Salut Goubi, lui cria Chérot le marchand de vêtements, viens donc boire un canon.

— Salut, salut, répliqua Goubi sans dévier de son objectif et en marmonnant pour lui seul : « Boire un canon ! C’est du lait que je vas boire, oui, des pleins siaux. Faudra bien que je le nourrisse, mon chtit, et je me demande ben avec quels nichons… »

— Bonjour Goubi ! lui fit la belle Aimée, la jolie fille du café. Viens, j’ai un paquet de tabac pour toi.

— Merci, répondit-il sans s’arrêter, je fume plus, c’est mauvais comme tout pour les enfants, la fumée.

Le maire, qui était photographe et se nommait Chavon, tenait boutique près du pont. Goubi poussa la porte :

— Ici, Radio-Luxembourg ! Où qu’est le maire ?

Mme Chavon ôta ses lunettes pour le mieux voir.

— Tu pourrais dire bonjour, Goubi.

— Pas le temps. Faut que je voye le maire, c’est rapport aux allocations familiales.

Mme Chavon remit ses lunettes pour ne plus le voir.

— Que le bon Dieu veille sur toi, mon garçon. Le maire est dans le jardin.

Goubi s’y rua.

Le maire, homme d’ordre, comptait ses poireaux, les divisait par le nombre de soupes qu’il en pensait tirer :

— Soixante-dix-neuf, quatre-vingts…

— Monsieur le Maire ! tonitrua Goubi.

Chavon eut un geste d’humeur :

— Bougre de cornichon, j’étais en train de compter.

Goubi bêla un rire interminable et lâcha :

— C’est rien, c’est rien. Fallait que je vous voye et vite.

— Ça presse tant que ça ?

— Hé, ça a déjà trois mois.

— Qui qu’a trois mois ?

— Voilà, monsieur le Maire, voilà. Vous allez dire que c’est pas bien de la bonne conduite de ma part, je dis pas non, mais voilà : j’attends un enfant.

Les yeux du maire eurent des reflets de faucille :

— Tu te fous de moi, Goubi, tu vas prendre mon pied au cul.

— Je me fous de personne. Oh, moi aussi, j’ai eu du mal à y croire, c’est pas faisable, que je disais, mais c’est vrai comme la vérité.

— Et avec qui que t’aurais un enfant, trancha Chavon, avec qui ? Avec une chèvre ?

Goubi fut froissé et le prit de haut :

— Ma foi non ! Avec une femme, et une sacrée belle, et qu’a de quoi s’asseoir qu’on en aurait plein une douzaine de mains ! Avec la patronne des Six-Fesses à Moulins, parfaitement, même qu’on m’a vu en ressortir. Du bistrot, précisa-t-il, pas de la patronne.

Chavon ouvrit des yeux à y ranger deux tracteurs côte à côte :

— La patronne des Six-Fesses ? C’est-y pas Dieu possible que t’aurais enceintré la patronne des Six-Fesses !

Goubi frappa le sol des deux sabots devant tant d’incompréhension de la part d’une personnalité politique :

— Bien sûr que non que je l’ai pas enceintrée ! C’est elle qui m’a enceintré, de la faute tout ça aux poulets aux hormones et à la marche arrière. Monsieur le Maire, c’est moi que je suis enceinte, et je viens pour causer d’allocations familiales.

Devant la tête de plus en plus arrondie de stupeur de Chavon, Goubi, pour mieux s’expliquer, se caressa l’abdomen d’une paume empreinte de douceur maternelle :

— Y a pas ! Je le sens bouger !

Chavon réprima son premier mouvement qui était d’assommer froidement Goubi à coups de manche de râteau. Il eut des crispations des mâchoires comme pour casser des noix puis, enfin maître de lui, lança :

— T’as vu le docteur ?

— Non, mais quelqu’un qui s’y connaît dans les vaches, les veaux et les couvées, Jean-Marie Laprune.

— Il s’est foutu de toi, mon pauvre vieux. T’auras point de bébé.

Le maire avait l’air convaincu. Goubi balbutia :

— J’aurai point de bébé ?

Chavon eut pitié.

— Jamais, mon Goubi. Je vas te l’engueuler, ton Jean-Marie ! On n’a pas idée de te mettre des idées pareilles dans la tête, toi qu’en as déjà guère. Jean-Marie, il a dû te voir manger des cerises. Ton chtit, c’est rien d’autre que du mal au ventre.

Il y avait un banc dans le jardin, un banc d’où le maire pêchait le gardon dans la Besbre. Goubi s’y laissa choir et se mit à pleurer, ce qui embarrassa fort le brave Chavon.

— Pleure pas comme ça, Goubi, ou je te flanque des calottes. Pourquoi que tu pleures d’abord ? Qui que t’en aurais fait, de ce chtit malheureux ?

Goubi pleurait toujours, et ce n’était pas agréable à regarder, la crasse délavée dessinant des grillages sur son visage désespéré. Chavon prit, derrière un chou, un litre de vin, emplit un verre qu’il tendit au plus modeste de ses administrés. Mû par un réflexe, Goubi but d’un trait, se calma enfin et demeura songeur.

— Ce que j’en aurais fait, monsieur le Maire, de mon chtit ? J’en sais trop rien. Tout ce que je sais, c’est que je l’aurais bien aimé, que j’aurais passé bien du temps à le biser, et qu’y m’aurait aimé aussi, vu que j’aurais été sa mère. On aurait été tous deux en photo dans la Tribune et la Montagne. J’y aurais acheté une belle voiture d’enfant, sûr que la mairie elle me l’aurait payée. On s’aurait aimés, vous auriez vu ça. Y a que Pataud qui m’aime. Moi aussi, je l’aime. Y a que moi qui l’embrasse, au domaine. Mais y cause pas, Pataud, y dit jamais rien. Mon chtit, y m’aurait dit « Maman ». Quand qu’il aurait été grand, il m’aurait même appris à lire. C’est bien du chagrin…

Chavon saisit le litre et le lui tendit.

— C’est pas le tout, Goubi. Faut que j’aille photographier une noce à Vaumas et puis après les enfants des écoles à Treteau. Faut que je m’apprête. Prends-moi ça, et fous-moi le camp.

Goubi renifla, remercia, cala le litre sous son bras et disparut avec.

Plus tard, on lui donna un vieux bébé en celluloïd qu’il serrait contre lui, le soir, avant de se coucher, en regardant la lune.