CHAPITRE IV
Pataud courait la gueuse, Chavon le maire pêchait l’ablette, Dudusse Grafouillère et Jules Courniaulon buvaient chopine à la terrasse de chez l’Aimée, le soleil du Ier avril avait des blondeurs de Moët et Chandon, le rouge-gorge éclatait dans l’aubépine, la Besbre s’étirait en fille heureuse sous ses deux ponts, le printemps remontait du puits avec le seau de gouttes d’eau, ciel de guitares sur terre d’accordéons, Chérot étalait en vitrine des tabliers à fleurs, un vrai baiser d’amour ouvrait ses pétales derrière une meule, Ballon le buraliste germait d’aise au milieu des sachets de graines, les chats se frottaient aux pneus de la camionnette du boucher, le printemps soupesait tous les soutiens-gorge, le coiffeur vendait des asticots, les vastes focs des culottes roses volaient à la brise sur le fil à linge des domaines où la nourriture passait avant la poésie de Saint-John Perse, les corbeaux ricanaient dans les champs, les seize ans du fils de l’épicier se sentaient tout chose devant tout ce printemps qu’exhalaient les lentilles, ce printemps que rien ne pourrait arrêter pas même les gendarmes de la brigade, encore une main – la vingtième du matin – sur le genou rond de l’Aimée, c’est Grafouillère, ou Courniaulon, une autre chopine, au lavoir les vandoises soufflaient des bulles de savon de Marseille, une vache dans la prairie se croyait à Longchamp, le Bourbonnais riait aux cours de fermes avec les poules, aux buissons avec les lièvres, aux bois avec les feuilles, au bourg avec les femmes, le printemps plein de ballons rouges arrivait sur l’hirondelle, l’abeille et l’escargot, une grenouille entrait dans une mare, l’eau était bonne aujourd’hui, le soleil à travers les vitres, à travers le curé, à travers la vieille et l’enfant de Marie, le printemps, le soleil, le poisson de lumière d’avril, Pataud courait la gueuse, et, là-bas, en veste de toile bleue, en pantalon raccommodé aux deux genoux, en sabots, Goubi bêchait le potager des Patouilloux, en bordure de la route de Sorbier, à la lisière du printemps, sans même penser à couper en deux les vers de terre, sans même songer à dire bien du mal du monde.
Il se crachait dans les mains et rigolait aux anges comme un bon idiot qu’il était. « Vains dieux ! » gloussait-il parfois, à moins que ce ne fût « Vingt dieux ! »
Il bêchait comme on doit bêcher, comme il avait appris tout jeune, et cet inintelligent, ce fruste, avait dans son travail des perfections quasi électroniques, et bêchait comme salue militairement un saint-cyrien.
La petite Chantal, l’un des nombreux enfants – sans télévision, les soirées d’hiver étaient longuettes aux Patouilloux – de Jean-Marie Laprune, vint à lui. Elle s’ennuyait le jeudi. Elle était la préférée de Goubi car elle louchait. Cet handicap la rapprochait de l’innocent.
— Goubi, fit-elle en le regardant, un œil sur la bêche et l’autre au poirier proche, Goubi, raconte-moi une histoire.
— C’est que j’ai point le temps, t’y vois bien.
— Si, raconte. Quand je serai grande, je serai maîtresse d’école, alors il faudra que je raconte des histoires aux enfants. Il faut que j’en apprenne. Raconte, et malgré que ma maman elle dise que t’es sale, je te ferai un bibi sur la joue.
Goubi sortit de sa poche un mégot juteux, alluma son briquet qui fonctionnait au mélange de cyclomoteur et dégageait des panaches de fumée noirâtre. Il fit, sentencieux, après deux bouffées :
— C’est que, ma chtite, je connais que des histoires qu’ont existé et qui me sont arrivées à moi Goubi.
— Ça fait rien.
— Je vas te raconter comment que j’ai eu la Croix de guerre.
— T’as la Croix de guerre, toi ?
— Parfaitement ! Et avec palmes ! Comme un canard ! Et je peux te la montrer quand tu veux.
Il y croyait fermement, c’était là sa grande qualité.
— C’était pendant la guerre. Pas celle de 14, j’étais point né. Celle de 39. Y avait à l’époque que je te cause, entre Vaumas et Dompierre une ligne qui s’appelait de démarcation et qu’embêtait ben le monde, sûr, vu qu’y fallait se mettre à plat ventre dessous pour passer. A force d’y entendre dire : « C’te putain, c’te vache de ligne de démarcation », un jour, je prends le coup de sang et je me dis : « Goubi, c’est le moment de te rendre utile au pays, vu que t’es le fils du Tigre, l’enfant de Clemenceau, et que t’es rusé comme un renard… » Tu me suis ? ajouta-t-il, effaré par les yeux du louchon posés sur deux mottes de terre distantes de plusieurs mètres l’une de l’autre.
— Bien sûr, fit-elle, agacée.
— Ah, bon ! Alors que je me dis, si cette saloperie de ligne rend chèvres tous les gens, y a pas de bon Dieu, y a qu’à la couper ! J’attrape une pince universelle, pauvre ami, je mets du cavoutchouc après le manche pour pas m’électrifier et me v’là parti comme un bolidre sur mon beau vélo Mercier qu’était tout neuf dans ces temps-là que je te cause. Ça faisait une nuit comme dans le trou du cul d’un nègre, sauf votre respect, messieurs-dames. Qui que tu regardes ?
— Toi, bien sûr, pas le poirier.
— Ah bon… J’arrive sous la ligne. Je la voyais même point. Ça faisait noir comme…
— Ça, tu l’as déjà dit.
— Bon, bon. C’était une ligne solide, en fil de fer extra. C’est le vieux Pétain et le vieux Hitler qui l’avaient tendue tous deux de toutes leurs forces et y z’étaient costauds, crois-moi. D’un coup de briquet vite fait, hop, je me repère, hop, je grimpe après le poteau, malin comme un singe et clic ! Plus de ligne ! J’étais content, tu penses ! C’est la France qu’allait se faire rire les deux coins de la gueule en se réveillant ! Seulement, hein, les Allemands, qu’étaient dans une cabane à côté, la ligne est tombée patatras sur leurs têtes ! Et c’est qu’y z’y tenaient pire qu’à leurs yeux à leur démarcation du diable ! Pire que fous, pauvre ami, les voilà-t-y pas qui sortent au grand galop avec canons, mitrailleuses, baïonnettes ! Je me dis, futé comme tout : « Goubi, c’est peut-être ben le moment de t’enlever de là ! » Je saute sur le vélo Mercier et hardi, Pélissier, vas-y, c’est toi le premier. Ah, ma chtite !… (il s’épuisait en gestes désordonnés pour mimer cette scène d’action) les voilà-t-y pas qu’y me tirent dessus comme des enragés, les Prussiens ! J’en remercie encore le bon Dieu, mais j’ai point eu de mal, y tiraient trop bas. Seulement, hein, quand je me suis débarqué à Jaligny, y avait plus un rayon, plus un, tu m’entends, aux deux roues de la bicyclette ! Les balles y avaient tout emporté, tout piraté. Je m’y demande encore ben comment que j’ai pu rentrer.
Il s’arrêta, hors d’haleine. La petite fit, sévère :
— Moi aussi, je m’y demande.
— La vitesse, faut croire, la vitesse ! Je roulais ben à soixante, soixante-dix, expliqua Goubi, persuadé de la véracité des faits. Il reprit sa bêche, satisfait de remuer de la bien bonne terre. Il n’osait pas pisser devant la petite depuis qu’il s’était, dans le même cas, à la sortie de l’école, violemment fait morigéner par des parents d’élèves qui voyaient le mal partout et là en particulier.
Chantal fredonnait « Oua oua oua oua, c’est toi que j’aime », paroles d’un twist poétique qui éclipsait, à l’époque « Une vache sur un mur – Qui picorait du pain dur ». Elle appréciait la compagnie du bredin, le seul autour d’elle à ne jamais parler d’hygiène, d’argent, de politique. Moins avancé, Goubi chantonnait la Marseillaise, un air qu’interprétait souvent un général sur les ondes de Radio-Luxembourg.
Dudusse Grafouillère et Jules Courniaulon, après leurs chopines jalignoises, s’en étaient allés à Sorbier quérir les cochons dans leur beau camion rouge d’un beau rouge de cardinal écrasé. Les porcs ont un point commun avec les militaires : quand ils roulent en camion, ils poussent des cris affreux.
— C’est du beau temps, fit Grafouillère, qui tenait le volant.
— Sûr, répliqua Courniaulon après cinq minutes d’intense réflexion. Il ajouta, car Grafouillère freinait :
— Qui que tu fabriques ?
Dudusse, du doigt, lui désigna Goubi :
— J’ai comme une idée. On va lui faire une blague.
— J’y veux bien, mais laquelle ? On y a tout fait.
— On y a tout fait, mais pas celle-là. T’y verras bien.
Le camion s’était arrêté. Par la vitre baissée, Grafouillère passa la tête :
— Ho ! Goubi ! Ho !
Goubi, ravi, brandit sa casquette au bout du manche de la bêche en guise de salut.
— Viens donc voir là, Goubi. Laisse ta bêche où elle est.
Goubi obéit. Souvent, Dudusse lui donnait du tabac.
— Monte donc à côté de Jules, on va boire une chopine à Chapeau.
— C’est que je suis en plein boulot, comme t’y vois, et pis je suis pas habillé pour aller à Chapeau…
— Monte, que je te dis. On est de retour dans un quart d’heure. Pas vrai, Jules ?
— Sûr ! On est pressé. Viens, Goubi, on mangera une andouillette sur le pouce.
La tentation était forte. Goubi aimait l’andouillette, aimait parader en camion, surtout en camion rouge. Il se tourna vers la petite-fille du père Catolle :
— T’y diras à ton grand-père que je suis parti à Chapeau faire une course. S’il est pas content, t’y diras aussi que… Que…
— Que t’es pas un esclave, lui souffla Grafouillère.
— C’est ça ! Que je suis pas un esclave, cré bon Dieu !
Jules ouvrit la portière et Goubi enchanté grimpa auprès de lui. C’était une sacrée aventure que d’aller à Chapeau, quatorze kilomètres et plus en camion rouge. Celui-ci démarra.
Pendant la traversée de Jaligny, Goubi ne cessa pas de saluer les villageois à grands coups de casquette.
— Je vas à Chapeau, cria-t-il. Je vas à Chapeau avec des amis !
Grafouillère et Courniaulon échangèrent un coup de coude discret. Dès qu’il voyait quelqu’un sur le bord de la route, Goubi hilare tendait la main et appuyait sur le klaxon afin de signaler sa présence à bord du camion. Le maçon Dubois qui travaillait au moutier dit à ses compagnons :
— Tiens, Dudusse et Jules ont capturé Goubi. Vont encore le faire saouler par là.
A Thionne, la Jacotte Bouillot, la fille du bistrot, dit à sa mère :
— Ça me semble qu’il y avait Goubi avec Jules et Dudusse dans le camion. Sûr qu’ils l’emmènent saouler…
Et elle enchaîna pour demander au Baptiste Desmolles et au Louis Guerret : « Qui qu’vous buvez, les hoummes ? »
Le camion passa dans Chapeau sans ralentir, et Goubi protesta :
— Eh ben, les vieux gars, vous arrêtez pas la berline ? J’y ai ben vu que c’était Chapeau !
— Comment que t’y saurais, rétorqua Dudusse, tu sais point lire les pancartes.
— Je sais point lire, mais Chapeau, j’y connais. C’est là que j’ai appris à danser avant d’être nommé professeur de danses modernes au Rex à Vichy et au Trianon à Moulins.
— En parlant de Moulins, fit Courniaulon, on va te dire la vérité pure, c’est là qu’on va manger l’andouillette, chez Roux, place d’Allier. Tu serais peut-être pas venu si on t’y avait dit. Alors on t’y a pas dit.
Goubi se lamenta :
— Sûr que le père Catolle va m’engueuler.
— Mais non ! On y prend tout sur notre dos. Ça le fera rigoler. Laisse-toi vivre, Goubi, laisse-toi vivre !
Goubi se consola vite et se laissa vivre. C’était une encore plus sacrée aventure d’aller à Moulins, trente kilomètres en camion rouge, que de se rendre à Chapeau.
— On ira aux Six-Fesses ? questionna-t-il, intéressé.
— Pas question, grogna Grafouillère, réprobatif. On est mariés, nous autres deux, Jules et moi. En plus, les Six-Fesses, on les a arrangées la semaine dernière, faut pas jouer avec la santé.
Les deux marchands de porcs en parlèrent, de leur santé. Dudusse souffrait de varices, Jules prenait des gouttes pour dormir. Ils s’animèrent ensuite à propos du cours scandaleusement bas des porcins.
— Ah, soupira Courniaulon, t’es bien le plus heureux, mon vieux Goubi, t’as point ces soucis-là.
— Possible, fit le bredin, mais j’ai point de sous.
Courniaulon mit précipitamment la main sur son sein pour s’assurer de la présence de son portefeuille plus épais qu’une édition des Misérables en un volume, et soupira derechef.
— Y a pas que les sous dans la vie, va, y a pas que ça.
Chez Roux, charcutier, l’apparence voulait que la charcuterie ne fût qu’une charcuterie comme cent mille charcuteries. Mais, après la charcuterie proprement dite s’ouvrait une arrière-boutique qui tenait de la buvette de campagne et du bouchon parisien des années 1900. On y buvait des chopines sur des tables qui n’avaient rien de la matière plastique, on y mangeait la pompe aux grattons, l’andouillette, les tripes et le boudin. Les trois Jalignois entrèrent dans ce haut lieu de la gastronomie moulinoise.
— Salut, Boubou, salut Nonoche, cria Grafouillère à deux consommateurs de sa connaissance.
— Ah ! jubila le nommé Nonoche en gobant des rondelles de saucisson à une allure de distributeur automatique, vous nous avez amené monsieur Goubi !
L’innocent ne soupçonnait pas l’étendue de sa renommée. Quand Boubou, après avoir essuyé ses doigts couverts de sauce dans sa chevelure opulente, l’eut à son tour accueilli par un déférent : « Bonjour, monsieur Goubi ! », Goubi se rengorgea et murmura pour ses compagnons :
— Y a pas, y sont drôlement corrects et d’aplomb, en ville. C’est pas chez nous qu’on m’appellerait monsieur. Même pas les chtits gars. Ça leur écorcherait pourtant point la gueule d’être un peu polis.
Sans qu’on ait consulté les arrivants, trois culs de chopine vinrent claquer sur leur table.
— Andouillette, fit, laconique, Grafouillère. Goubi se justifiait aux yeux des citadins, ses voisins :
— Faut pas croire que j’ai pas d’habits et de chaussures, à l’ordinaire. Si je suis comme ça, c’est que mes amis m’ont pris comme j’étais, que je bêchais le jardin. On devait boire un canon à Chapeau, mais ces deux apôtres m’ont amené jusqu’à Moulins.
— Vous êtes tout excusé, monsieur Goubi, dit le courtois Nonoche.
— Vous êtes ici chez vous, monsieur Goubi, ajouta l’affable Boubou. Goubi n’osait plus attaquer l’andouillette à la pointe du couteau. Il eut même l’insolite envie d’aller se laver les mains.
— Je vas me laver les mains, déclara-t-il avec courage.
— C’est dans la cour à droite, monsieur Goubi, le renseigna Nonoche.
— Faites attention, monsieur Goubi, il y a une marche, précisa Boubou.
— Merci, messieurs-dames, merci, balbutia le bredin en s’éclipsant et en veillant à ne pas trop fort claquer du sabot.
Dans son dos ce fut tout un ronronnement de rires étouffés.
Dudusse tendit la main vers Courniaulon :
— Tu as tes gouttes pour dormir ? Passe-moi ça vite.
Courniaulon lui donna son flacon.
— Combien qu’y faut de gouttes, pour cinq-six heures ?
— Quatre gouttes à l’heure.
Grafouillère lâcha vingt gouttes et un peu de rabiot dans la chopine de l’absent.
— Vous verrez tout à l’heure, dit-il pour répondre à l’interrogation muette des Moulinois.
Goubi revint. Ayant trouvé une fleur dans une poubelle, il se l’était mise à la boutonnière.
— Mangeons, ça va être froid, grogna Courniaulon.
— Et puis, Jules, faut pas oublier qu’y faut qu’on rentre à Jaligny. Goubi a pas que ça à faire de se promener, et nous non plus. Goubi ! bois un coup, t’es en train de t’étrangler !
Goubi avala, sans trop de fracas de glotte, la moitié de sa chopine en une seule lampée.
— Vous aviez soif, monsieur Goubi, remarqua l’amène Nonoche.
— C’est qu’il travaille comme une bête fauve, vous savez, où il est placé, expliqua Courniaulon. Jamais de repos et, en guise de manger, un chtit bout de pain le midi, un autre le soir, pas vrai, Dudusse ?
— Sûr et certain. S’y a un pauvre homme qu’a connu toutes les misères dans le département, c’est bien Goubi. Y couche par terre, y prend des calottes, c’est une honte d’y voir. Bois un verre, mon pauvre vieux.
Goubi pleurnichait, secoué par cette peinture atroce de sa vie, y croyant déjà dur comme la table où crépitaient ses larmes.
— Ça oui, j’ai souffert, et je souffre encore. Je suis un martyr de la terre, de la faute à mes parents qui sont péris, Clemenceau mon papa, mon pauvre petit papa chéri…
Il se mit à sangloter, à piailler de chagrin, à bramer de douleur. On le força à vider sa chopine pour reprendre des forces, on le consola, Nonoche et Boubou le prirent aux épaules :
— Voyons, monsieur Goubi, un peu de caractère ! Un peu de primesaut, vous qui êtes si primesautier à l’ordinaire.
— Ne pleurez plus, monsieur Goubi, c’est trop déchirant de voir un gaillard de votre trempe s’abandonner à la détresse.
Goubi se frotta des deux manches le visage, et comme s’il avait pris son élan, bâilla si grandement que l’assistance s’éloigna par prudence de ce gouffre. Quand il eut refermé la bouche, ce fut pour bredouiller :
— Faites excuse, mais je m’y demande ce qui me prend, à croire que j’ai sommeil.
Grafouillère explosa, Courniaulon l’imita :
— C’est un scandale dans la commune, la façon qu’on traite ce chrétien. Couché à des minuit mort de fatigue, levé à des quatre heures pour trimer…
— … Sans rien dans le ventre qu’un verre d’eau. Bien sûr qu’il en peut plus ! Même un chien y laisserait la peau ! Allonge-toi, Goubi. Repose-toi dix minutes.
— Dix minutes, j’y dis pas non… Pas plus… Faudra me… me…
— Oui, on te réveillera.
Rassuré, il s’étendit sur la banquette et ferma les yeux un à un. Tous l’épiaient en se touchant du coude. Un sabot tomba sur le carrelage, puis un autre. Un ronflement de batteuse s’éleva enfin, majestueux, libérant la rate des assistants.
— Ça y est, il est cuit, gloussa Grafouillère. Un coup de main, vous autres. Tout le monde, chacun un abattis.
Nonoche et Boubou se chargèrent des bras, Grafouillère et Courniaulon des jambes, le commis charcutier de la casquette et des sabots.
Dans la boutique, deux religieuses se signèrent au passage de cette procession rationaliste.
Le groupe, place d’Allier, connut un triomphe. L’équipage atteignit le camion rouge dans la liesse populaire.
— Où qu’on le met ? demanda Courniaulon.
— Avec les porcs, pardi. Vont pas le manger.
— De toute façon, t’as raison, s’y commencent à le bouffer, il se réveillera ben et on l’entendra gueuler.
Ils soulevèrent la bâche et projetèrent Goubi au milieu des gorets qui se mirent à brailler comme autant d’idoles des jeunes.
La bâche refermée, Grafouillère se tourna vers les deux Moulinois :
— Vous allez comprendre. Il voulait aller à Paris. Il a cassé les pieds à tout Jaligny avec son Paris par-ci, Paris par-là. Eh bien on y va, à Paris ! A La Villette ! Alors, on lui fait la surprise, le poisson d’avril ! Quand il aura fini son petit somme, il y sera, dans son Paris ! Ah, t’as voulu y aller, Goubi ! Eh ben, vas-y.
Et les deux autres firent, toujours civils :
— Bon voyage, monsieur Goubi.