CHAPITRE VI
Rue Quincampoix, Goubi s’était couché sur des vieux sacs, dans un recoin face au passage Molière. Un sabot sous la nuque en guise d’oreiller, il avait dormi de solide façon malgré le fracas des diables et des « cabrouets », les dégringolades de caisses, les manœuvres des quinze-tonnes, les cris des ivrognes et les râles d’agonie des riverains des Halles, les plus forts consommateurs de somnifères de Paris.
Quand il s’éveilla, l’aube pointait, sale comme ses pieds. Il découvrit avec surprise à ses côtés un tout petit clochard épaté dans le sommeil, la chaude couverture du beaujolais tirée jusqu’au menton. Goubi avait déjà vu passer sur les routes des vagabonds qu’en Bourbonnais on traitait du joli nom de « roulants ». Il ne douta pas que son voisin fut un « roulant » et cette compagnie le hérissa. A Jaligny, on serrait les poules et rangeait les marmots quand cette espèce humaine, souci des gardes champêtres, était signalée à l’horizon. Il le secoua sans hésiter :
— Qui que tu fous là, toi ?
Le clochard de poche ouvrit deux yeux bleu lavande et grogna :
— Et toi ?
— Moi, je viens de Jaligny.
— Où que c’est, ce bled ?
— C’est dans l’Allier. Même qu’on est chef-lieu de canton.
— Alors, t’es qu’un étranger. Si tu me casses les valseuses, j’appelle tous les clodos du coin et on va te souhaiter ta fête en beauté.
Bien que privé d’une traduction littérale, Goubi saisit la menace et jugea plus prudent de composer, instruit qu’il était à présent de l’humeur exécrable, voire belliqueuse, des Parisiens.
— C’était pour rigoler. Je m’appelle Goubi, mon papa c’était Clemenceau, ma maman Mistinguett.
Le clochard ne s’en formalisa pas autrement. Il en avait vu d’autres, en vingt ans de poubelles.
— Ah, bon ! T’es dingue ! Fallait prévenir !
Sans comprendre, Goubi approuva.
— Moi, mon nom, c’est Bidesque. Enfin, c’est pas mon nom, mais ça me suffit largement. Et je suis le neveu de tante Yvonne. On le dirait pas à me voir, mais on a eu des mots, tous deux.
Bidesque s’étira, examina son compagnon :
— T’as l’air instruit, avec tes sabots.
Goubi soupira :
— J’y sais ben, mais y m’ont pris que j’étais en train de bêcher. Alors que des souliers, tu penses si j’en ai ! J’en ai deux pour aller au bal. Faut te dire que je suis professeur de danses modernes au Trianon de Moulins et au Rex à Vichy.
Bidesque ne sourcilla pas et entreprit de fouiller dans une musette si vaste qu’elle eût pu lui servir de sac de couchage. Il en extirpa à la longue une paire d’espadrilles qu’il offrit à Goubi :
— Tiens, prends ça. Et file-moi tes sabots, je les vendrai à un maraîcher par là.
Goubi remercia avec chaleur, chaussa les espadrilles, les déclara magnifiques :
— Au moins, avec ça, on peut aller partout sans se faire remarquer, même dans le grand monde.
— Tu parles ! souligna Bidesque. Elles étaient au mari de tante Yvonne. Ça fait qu’elles étaient un peu grandes pour moi.
Il engloutit les sabots dans sa musette, tendit à Goubi le litre de vin qui lui avait tenu lieu de traversin :
— Comme ça, sous ma tête, on peut pas me le chouraver, tu piges ? Allez, bois. Si tu m’aides à sortir les poubelles, t’auras du camembert.
Goubi but, non sans regretter la bonne soupe chaude des Patouilloux, et emboîta le pas au tout petit clochard.
Ils entrèrent dans maints immeubles, y cueillirent beaucoup de poubelles qu’il fallait ensuite sortir sur le trottoir. Goubi ne saisissait pas le pourquoi de ce travail bizarre rémunéré au mois par les concierges. Parfois, Bidesque s’emparait d’un objet précieux – vieux chiffon ou fémur – qu’il enfouissait dans sa musette. Ils revinrent ensuite à leur point de départ, dans ce recoin qui semblait réservé à la cloche. Deux haillonneux y cassaient la croûte. Bidesque et Goubi s’assirent près d’eux. Bidesque expliqua à ses pairs, tout en déballant son fromage et son pain :
— C’est un glaiseux qui débarque. En plus, il est siphonné. C’est rare, par chez nous, le branque de village. Mange, Goupille.
— Goubi !
— Si tu veux. C’est le fils de Clemenceau. T’entends, La Vache ?
La Vache s’en contrefichait.
— Je me demande ce qu’y va devenir ici, soupira Bidesque. Il a pas de défense.
Le troisième clochard eut un sourire exquis :
— L’a qu’à crever.
— T’es rien fumier, Suzanne.
Le nommé Suzanne daigna enfin détailler un Goubi affairé à dévorer et lâcha son verdict :
— Y peut faire la manche. Il a le physique. C’est une question de physique. Regarde-moi cet air con. Un rêve ! A croire qu’il a appris dans une école.
Le gentil Bidesque convint que l’idée était valable. Il l’exposa sans trop d’argot à Goubi qu’un éclair de compréhension frappa entre les deux yeux :
— Ah ! C’est donc ça que quand je pose ma casquette à côté de moi y a des andouilles qui jettent des sous dedans !
Il narra ce qui lui était arrivé la veille. Suzanne triompha.
— Tu vois, Bidesque ! Il est doué ! Sans causer, ça lui tombe ! C’est un génie. Ecoute, Goupille, on change de gueule toi et moi.
Suzanne n’avait plus une dent. Goubi repoussa le troc avec effroi, repoussa de même la perspective de vivre d’aumônes :
— Je suis pas un mendiant, moi. J’ai ma fiertise. J’ai un métier. Je suis travailleur agricole.
Bidesque découragé baissa les bras :
— Faites donc quelque chose pour les paumés ! Travailleur agricole ! Eh ben, mon pote, va te faire embaucher au Champ-de-Mars !
— Sûr que j’irai, aux champs de ton monsieur Mars, glapit Goubi, je suis pas un feignant, moi. Et monsieur Mars y verra tout de suite que je suis un bon ouvrier !
Suzanne, que le mot de feignant avait choqué, voulut porter un coup de son cran d’arrêt à l’imprudent. Bidesque sortit un sabot de sa musette, étendit le susceptible pour le compte.
— Maintenant, conseilla-t-il à Goubi, tire-toi de là, et vite. Y peut avoir le réveil mauvais.
Goubi s’en alla non sans l’avoir bien salué. Tous les roulants n’étaient pas malhonnêtes, mais lui, Goubi, n’avait pas été élevé de la sorte et gagnait sa vie depuis l’âge de douze ans sans rien devoir à personne, ce qu’il expliqua avec véhémence à un balayeur noir qui n’entendait pas le français.
— Me réponds pas, toi, le nègue, me réponds pas, fulminait Goubi. T’as beau être de Paris, je suis pas plus bête que toi !
Le Mauritanien apeuré finit par le menacer de son balai et Goubi dut encore une fois mettre une distance raisonnable entre les Parisiens et lui.
Il se retrouva devant les pavillons des Halles et, parmi fruits et légumes, en pays de connaissance. Il soupesait les pommes, reniflait les radis, tripotait les salades, sans embarras. N’était-il pas un peu le père de tous ces produits du sol ?
Un monsieur bien coiffé d’un beau chapeau s’approcha de lui :
— Ça t’intéresse, mon gars ?
— Ça, c’est de la belle salade, sûr. Si c’est chez vous qu’elle pousse, vous avez pas à vous plaindre, vous avez un terrain pas fait pour y mettre des morts.
Son accent amusa le monsieur.
— Tu n’arriverais pas de la campagne ?
— J’en arrive d’hier. Je suis aux Patouilloux, à Jaligny, pas loin de Moulins. J’y suis depuis qu’on m’a sorti de l’Assistance, y a des années de ça.
Le monsieur devint sérieux :
— Tu es de l’Assistance ? Moi aussi.
Dans le cas de Goubi, ce n’était pas du mélodrame, mais de la chance. S’il est un bon Dieu pour les ivrognes, il en est un autre, tout aussi efficace, pour les innocents.
Goubi eut un geste désinvolte, revint à ses salades en proférant un « On n’est pas les seuls, allez, faut pas avoir honte. Tout ce que je sais, c’est que mon papa c’était Clemenceau et ma grand-mère c’était Jeanne d’Arc » qui riva le cigare au coin des lèvres de son vis-à-vis. Celui-ci, ayant compris à qui il avait affaire, mit avec un sourire la main à son portefeuille. Goubi hurla :
— Non, monsieur le Maire, non ! Je vous y répète pour la dernière fois, je suis pas un mendiant. Je suis travailleur agricole et le premier qui me donne des sous comme à un roulant je le cabosse à le laisser sur le trottoir !
Le monsieur lui posa la main sur l’épaule :
— Mon petit, tu es un homme. Tu m’es sympathique. Je suis parti comme toi, de rien, et je peux dire que je suis aujourd’hui un des plus importants mandataires des Halles.
— Moi, fit étourdiment Goubi, je serai vedette de music-hall.
— Je m’appelle Léon Dessertine. Et toi ?
— Goubi. Pas Goupille, Goubi.
— Qu’ est-ce que tu fais à Paris, Goubi ?
Volubile et brouillon, Goubi narra son odyssée sans que M. Dessertine y saisît grand-chose, confondant en son esprit ces personnages de Grafouillère et de Courniaulon que déjà Goubi mélangeait à tour de bras.
— Et tu as mangé où ?
— Des frites.
— Et couché ?
— Par terre.
M. Dessertine soupira :
— Il faut que tu rentres chez toi. Je vais te payer le train. Je te laisserai mon adresse. Tu me rembourseras.
Goubi fut catégorique :
— Merci bien, mais faut que je reste. Je rentrerai pas avant qu’y me soye arrivé quelque chose.
— Quoi ?
— J’y sais pas, mais je reste. J’attendrai.
Ce Goubi fleurait bon les campagnes, ces campagnes où M. Dessertine avait été élevé. Il respirait sur lui des odeurs d’étable, de sueur, de soleil, de pluie, tout le bouquet, par bouffées, de sa jeunesse. Attendri, il hocha la tête :
— C’est bien. Mais je n’aimerais pas que tu aies des ennuis. Prends ma carte. Range-la.
— Je sais point lire, avoua Goubi, piteux.
— Ça ne fait rien. Si on t’embête, tu la montreras, tu diras que tu es un ami à moi.
Il écrivit quelques mots sur la carte, une recommandation sans doute, la fourra dans une des poches de son protégé. Il étendit ensuite le bras :
— Tu vois ce bistrot-là ?
— Celui qu’est bleu ?
— Oui. Si tu as faim, si tu n’as pas d’argent, vas-y de ma part. Compris ?
— Oui, chef. Là-dessus, vous êtes bien aimable, mais faut que je file aux champs de Mars.
— Tu sais comment y aller, au moins ?
— Bah ! J’y trouv erais ben !
— Ça m’étonnerait. Tu vas y aller en voiture. En DS.
La face de Goubi se couvrit de printemps.
— En DS ?
— Parfaitement. Tu vas prendre ce taxi. Je te le paie. Attention, je ne te traite pas en mendiant, mais en camarade. Entre camarades, on a le droit de se faire des cadeaux.
De toute façon, pour monter dans une DS, Goubi eût passé sur bien des blessures d’amour-propre. En proie à une vraie joie d’enfant, il entraînait M. Dessertine vers la belle voiture blanche. Il s’arrêta pourtant, bloqué par un scrupule :
— Quand même, c’est de la jolie auto, la DS. Je suis pas tellement bien habillé, rapport à Courniaulon et Grafouillère…
— Mais si !
— Remarquez… je suis pas mal chaussé. Elles vous disent rien, mes espadrilles ?
— Je ne vois pas…
— Vous savez pas à qui elles ont été, avant qu’elles soyent à moi ? Je vais vous y dire : au mari de tante Yvonne.
M. Dessertine lui mit vivement la main sur la bouche :
— Tais-toi, malheureux. Si quelqu’un t’entend, on va te flanquer en prison ou t’interdire à l’affichage !
Sous la paume qui le bâillonnait à demi, Goubi protesta :
— Allons, chef ! On est en République !
La paume s’aplatit davantage sur ses lèvres :
— Tais-toi, malheureux ! Il n’y en a qu’un seul, en France, pour se croire encore en République. Mais je ne te dirai jamais son nom, je n’ai pas envie d’avoir des ennuis avec les barbouzes et les gorilles. Tiens ta langue, Goubi, si tu veux revoir Jaligny un jour.
Il s’approcha du taxi, tendit un billet au chauffeur :
— Conduisez Monsieur au Champ-de-Mars. Vous garderez la monnaie.
M. Dessertine tapota la joue de Goubi :
— Va, mon gars. Sois honnête et travailleur. Et n’oublie pas : si tu es dans la peine, tu vas aux Halles et tu me demandes.
Goubi souriait niaisement, les doigts brûlants d’impatience sur la poignée de la portière. M. Dessertine devina sa hâte et rit :
— Allez, monte. A un de ces jours.
Goubi ouvrit et, plutôt qu’il ne s’assit, se posa sur le coussin avec respect, grâce et lenteur. Il salua M. Dessertine d’un coup de casquette. Il y avait des braves gens partout, même à Paris. La DS partit, aiguillonnée par les jurons que poussait déjà le chauffeur à l’intention des piétons, ces inutiles, ces malfaisants, ces coprophages, et des autres conducteurs, ces incapables, ces peigne-moumoutes, ces pédérastes ou, pire encore, ces bonnes femmes.
— Bref, gronda le chauffeur pour se résumer, quand on conduit, on est entouré que de saloperies.
Goubi, insoucieux des humeurs de son cocher, avait baissé une vitre et, comme un chef d’Etat, saluait les foules qui, selon lui, béaient d’admiration sur le passage d’un si bel homme dans une si belle voiture.
Le chauffeur jeta des coups d’œil inquiets dans son rétroviseur avant de ravaler ses insultes et de demander :
— Y a longtemps que vous le connaissez, Dessertine ?
— On a été élevés ensemble à l’Assistance publique.
— Ah, bon ! C’est pour ça ! Parce que moi, je fais souvent les Halles et on m’en a causé de Dessertine. Paraît que c’est une vache. Un sans-cœur. Tout ce qui sort pas de l’Assistance, pour lui c’est des bandits. Comme si c’était de la faute des gens d’avoir vécu dans leur famille ! On choisit pas…
Goubi n’écoutait plus, rongé par les vers du regret. Jamais, à Jaligny, on ne saurait qu’il s’était pavané dans une DS. Il aurait fallu des preuves, des certificats, des photos…
Il entendit le chauffeur grogner entre ses dents un « fripouilles » pesant de rancœur, suivi tout aussitôt d’une intelligence du texte :
— C’est pas pour vous que je dis ça. C’est pour la Chambre des Députés.
Goubi se découvrit devant le Palais-Bourbon et chantonna la Marseillaise. Le chauffeur l’interrompit :
— C’est toujours pas moi qui les ai envoyés là-dedans, ces voleurs. J’ai toujours voté, mais j’ai jamais gagné. Un peu comme au tiercé, quoi. Mes candidats à moi, ils ont toujours ramassé le bouillon. A vous dégoûter de tout ! Les seuls qu’étaient honnêtes et sincères. Si les autres m’avaient écouté, on n’en serait pas là. Faut être trop nombreux, aussi, pour faire de la politique. Pour faire un gosse, faut être que deux. Pour faire un député, faut être des mille et des mille. Ça va pas, quoi ! Enflé ! Binocard ! Tante ! C’est pas à vous que je dis ça. C’est à l’économiquement faible dans sa deux-chevaux pourrie…
Plus loin, il désigna à Goubi le dôme des Invalides :
— C’est là qu’est enterré Napoléon.
Goubi se découvrit encore et fredonna encore la Marseillaise. Il éprouva le besoin de se vanter un peu :
— Napoléon, je l’ai point connu, mais c’était un petit cousin à moi, par son arrière-grand-mère qu’était parente avec la mienne. Il était de Cusset, à côté de Vichy. J’ai l’air de rien comme ça, mais si je vous disais, tiens, d’où qu’elles viennent mes espadrilles – mais je peux pas y dire – vous en tomberiez sur les fesses. Vous y demanderez à M. Dessertine parce que moi j’ai pas envie de coucher en prison.
Le chauffeur faillit en emboutir un autobus. Cet exorde l’avait éprouvé. Il murmura, au bord de la défaillance :
— Sans être indiscret, on peut savoir ce que vous allez faire au Champ-de-Mars ?
Détendu, Goubi s’étala davantage sur son coussin :
— Travailler, pardi. Le travail me fait point peur, si vous voyez le père Catolle un jour, vous pourrez y en causer. Je suis cultivateur. Décoré du Mérite agricole avec palmes. Les dindes de Jaligny, ça vous dit rien ? Les meilleures dindes de France. Les bourgeois, y mangent que de ça, matin, midi et soir. C’est moi que je les panse, aux Patouilloux. Les dindes, pas les bourgeois. Là, je suis en voyage, mais faut que je gagne mon pain. Ça fait que je vais voir monsieur Mars pour qu’y m’embauche dans ses champs.
Le chauffeur en oublia de vouer à Sodome l’auteur d’une queue de poisson. Enfin le printemps lui entrait par les oreilles, lui tirait un sourire :
— Justement, il embauche, en ce moment. Vous tombez bien.
— Ça serait-y que vous le connaissez ?
— On voit que lui dans Paris, avec sa brouette. Il est resté très simple.
— Il a des chevaux ?
— Ah non, pas lui. C’est Marly qui a des chevaux. Les chevaux de Marly, c’est réputé, dans Paris.
— Comme les dindes à Jaligny, quoi !
— Un peu.
Le chauffeur s’arrêta devant la tour Eiffel, ce qui mit illico Goubi en transe.
— Je veux la voir, criait-il en battant des mains, je veux la voir ! Y en a des tas chez moi qui l’ont point vue !
— Eh bien, descendez. Le Champ-de-Mars, c’est juste derrière, y a pas à se tromper.
Goubi était déjà descendu, était déjà loin, elfe hilare bondissant et rebondissant sur ses illustres espadrilles.
Le chauffeur était plié de joie sur son volant quand un agent chagrin le ramena durement sur cette terre de douleur :
— Pouvez pas circuler, non ?
Une vague d’orgueil roulait Goubi d’un pilier à l’autre de la tour, piliers qu’il embrassait avec transports. Pour peu qu’on l’en priât, il eût construit le monument à lui seul, avec peut-être un coup de main de Clemenceau. Goubi sous la tour Eiffel ! Il en avait rêvé cent fois dans sa soupente des Patouilloux en regardant la lune errer de nuée en nuée. Il en perdit son peu de sens et se mit à valser.
Un suicidé vint s’écraser sur sa gauche, un autre sur sa droite sans qu’il s’en aperçût. Des fonctionnaires blasés empilaient les corps des désespérés dans un camion aux armes de la ville. C’était une matinée chargée pour cause de date limite d’un tiers provisionnel.
Goubi aurait aimé prendre l’ascenseur, mais il se rendit compte que les visiteurs lâchaient du lest avant de s’élever, en l’occurrence de la monnaie.
— Je reviendrai quand j’aurai des sous, soupira-t-il, de toute façon mon travail sera à côté.
Il prit avec courage la direction du Champ-de-Mars, vit avec satisfaction des jardiniers à l’œuvre.
— Pour une fois, on m’a point menti. Mais y m’ont pas l’air de faire beaucoup de légumes. Que des fleurs et que de l’herbe. J’ai rien contre les fleurs, mais c’est pas avec ça qu’on trempe la soupe ou qu’on accommode le pot-au-feu. L’herbe, je vois point de bêtes pour y manger, c’est ben du gaspillage, au lieu d’y mettre des moutons.
Il s’approcha d’un jardinier, retira sa casquette :
— Ça va-t-y comme vous voulez ?
L’autre, qui s’affairait autour de « Madame Edouard Herriot » et de « Madame René Coty », variétés de rosiers, ne leva pas la tête.
— Ça va…
— C’est le printemps, ajouta Goubi lyrique.
— Oui…
— Vous êtes-t-y bien payé, au moins ?
Le jardinier marqua un temps d’arrêt avant de lâcher :
— A peu près… Y a une retraite…
— Et le patron, est-y plaisant ?
— Pas à se plaindre. Mais…
Il se redressa enfin, intrigué, considéra avec méfiance un Goubi ravi d’être en vie :
— …Vous êtes bien curieux.
Jovial, Goubi lui tapa sur le ventre :
— Hé ! Je me renseigne, l’ami. Je viens pour de l’embauche.
— De l’embauche ?
— Ben oui. Je voudrais voir monsieur Mars.
— Monsieur Mars ?
— Ben oui, quoi, le propriétaire du champ.
— Du champ ? Quel champ ?
— Le champ de Mars, pardi, pas les Champs-Elysées. On m’a dit d’aller au champ de Mars, qu’il y avait du travail pour un cultivateur. Et pour être cultivateur, y a pas à tortiller, j’y suis, cultivateur. Même que ça y plaira, à monsieur Mars, de voir quelqu’un de la partie, lui qu’est resté simple, même qu’il doit être dans le coin avec sa brouette.
Le jardinier ne douta pas être en présence d’un fou. Comme il ne savait dans quelle espèce le ranger, la dangereuse ou l’inoffensive, il fut calme et aimable :
— Mon pauvre garçon, vous n’avez pas de chance, monsieur Mars n’a pas besoin de cultivateurs mais d’horticulteurs. Et, à la campagne, ce n’est pas votre spécialité, les fleurs.
— On en fait un peu, surtout les femmes, mais pas comme vous, bien sûr. Vous ne faites pas de betterave, de luzerne, de pommes de terre ?
— L’an prochain, on compte en faire. Revenez l’an prochain.
Déçu, Goubi tourna le dos et, prenant au plus court, s’engagea sur la pelouse. Le jardinier, horrifié, le rappela :
— Hé ! Qu’est-ce que vous faites !
— Ma foi, pas grand-chose, je marche, répondit Goubi avec un semblant de finesse.
— C’est défendu ! Vous savez pas lire ? cria l’autre en désignant une pancarte. Goubi dut encore avouer que non et quitta le gazon.
— Mais alors, à quoi qu’elle sert, votre putain d’herbe ? Vous avez pas de moutons, on n’a pas le droit de marcher dessus. A quoi qu’elle sert ?
— On la regarde.
Goubi s’en alla, secoué de rires.
— Sacrés comédiens de Parisiens, pouffait-il, y regardent l’herbe ! Et quelle herbe ! Elle fait bien trois centimètres. Ah non ! y me font trop rire. Regarder l’herbe ! Qu’est-ce qu’y vont pas chercher !
Il regarda, lui, la tour Eiffel trois bons quarts d’heure, puis repartit, empruntant fidèlement le chemin qu’avait pris le taxi pour venir.
— En tout cas, marmonnait-il, j’ai point de travail. Et remettre ma casquette à côté de moi sur un banc, ça, j’y veux pas. Rien à faire. Evidemment, je pourrais me proposer pour panser les chevaux de Marly, j’en sais un bout sur les chevaux, mais comment qu’on me recevra encore, là-dedans. Doivent pas attendre après moi.
Morose, boudeur, il traversa la rue au grand dam d’un quarteron d’automobiles lancées à toute vitesse et qui n’eurent que le temps d’encadrer de part et d’autre ce plot d’un nouveau genre.
Un agent qui ne supportait pas la vue du sang en tituba d’horreur et, plus blême qu’un yaourt, s’adossa à un mur.
Goubi, tranquille comme Baptiste, poursuivait déjà sa route quand un coup de sifflet retentit.
Imperturbable, Goubi méditait toujours sur les moyens de subsister à l’ombre de la tour Eiffel quand le même agent, cette fois d’une coloration de steak tartare due à la rage, se planta devant lui :
— Pouvez pas vous arrêter, quand je siffle ?
Goubi haussa une épaule désinvolte :
— Chez moi, dans l’Allier, c’est les chiens qu’on siffle. Et y répondent même pas, les carnes.
— Oh oh ! s’extasia l’agent, on fait la forte tête, on fait de l’esprit ! Vos papiers !
Goubi sortit de sa poche la carte de visite de Léon Dessertine, la tendit d’un geste altier au gardien de la paix qui lut : « Ne faites pas d’ennuis à ce pauvre idiot qui ne sait même pas lire. Je réponds de lui. Signé Dessertine, mandataire aux Halles, beau-frère du sénateur, officier de la Légion d’honneur. »
L’agent se dégonfla à vue d’œil de son courroux, tel un ballon. Il rendit le bristol à Goubi et l’admonesta avec douceur :
— Ça ira pour cette fois. Mais à l’avenir, passez aux feux.
— Quel feu ? Je vois point de feu, moi.
— Si. Vous voyez bien, là. Les feux verts. Les voitures passent. Hop, c’est rouge, elles s’arrêtent. Rouge, vous passez, vert vous passez pas.
— Rouge, je passe, vert je passe pas. Rouge, je passe, vert, je passe pas.
— Voilà !
— Vu ! J’y oublierai pas.
Il lui restait une pièce de 1 NF, il la glissa dans la main de l’agent qui n’osa pas protester :
— Voilà pour vous payer chopine, mon vieux.
Il rectifia :
— Excusez, c’est mon pote que je voulais dire, mon pote.
Et se mit à traîner ses espadrilles quai d’Orsay en répétant sa litanie : « Vert, je passe, rouge, je passe pas. Rouge, je passe pas, vert je passe pas… »
Chez l’Aimée, à Jaligny, Chavon le maire avait réuni à la hâte quelques notables – Ballon le buraliste, Margelle le pharmacien, Chérot le marchand d’habits, tous conseillers municipaux, pour entendre en confession des Grafouillère et Courniaulon peu fiers d’eux-mêmes. Il résultait de la consultation que le bredin était perdu.
— Perdu ! geignirent l’un après l’autre, écrasés par l’ahurissante nouvelle, les trois conseillers. Et le maire atterré conclut par un « Bravo ! » qui fit cascader comme des cubes de glace dans la chemise des responsables.
— C’était pour lui faire une blague, souffla Grafouillère piteux.
— On pensait pas… commença Courniaulon lamentable.
Le poing du maire tomba sur la table à la façon d’un couperet modèle 1793.
— Silence ! Le pays vous jugera ! Vous êtes deux saligauds !
— Surtout Dudusse, insinua vaillamment Courniaulon.
— Répètes-y voir ! brailla Grafouillère en s’emparant d’une chopine vide, répètes-y !
Le buraliste le ceintura. Rassuré par l’immobilisation de l’adversaire, Courniaulon haussa le ton :
— Parfaitement, que j’y répète ! C’est Grafouillère qu’a fait exprès de perdre le bredin !
Le second poing de Chavon rebondit à son tour sur la table.
— Pas d’histoires, vous êtes fautifs tous deux !
— On est bien punis, pleurnicha Courniaulon, nous v’là fâchés à présent. On se cause plus.
— Alors qu’on était camarades de communion, comme qui dirait cul et chemise, gémit Grafouillère.
— On s’en fout ! trancha le maire. Goubi est perdu, comment qu’on va le retrouver, v’là le problème. Si on compte sur la police, on peut attendre un moment.
Chérot, son plus sûr opposant politique, ricana :
— Anarchisme !
— Non ! monsieur ! Sens des réalités, dont votre parti est totalement dépourvu !
Chérot s’étonna :
— Tu me vouvoies, Alphonse ?
— Quand l’heure est grave, oui. Quelqu’un a-t-il quelque chose à proposer ?
Le pharmacien Margelle, officier de réserve, exposa, tandis que Grafouillère et Courniaulon échangeaient des coups de pied haineux sous la table :
— On part à soixante à Paris. On quadrille la capitale, trois bonshommes par arrondissement. On interroge l’indigène. On y met huit jours s’il le faut. On retrouve l’homme, on le ramène.
— Et qui paiera les frais, s’insurgea Chavon, la commune ? Et la piscine, messieurs, la piscine qui doit faire de notre bourg un centre aquatique et sportif autant que démocratique, qui que vous en faites ?
— C’est Goubi ou la piscine, à choisir ! persifla Chérot.
Chavon et ses alliés tenaient fort à leur piscine mais n’osaient avouer aux autres qu’ils la préféraient à Goubi, argument dont des chafouins eussent tiré des conclusions férocement démagogiques.
— Attendons trois, quatre jours, émit Ballon, le sage buraliste. Après ce laps de temps, on avisera.
On sauta sur l’offre. Chérot se leva :
— Je me désolidarise de ces trois, quatre jours de souffrance supplémentaire infligée au pauvre Goubi. Quand il sera mort de faim, de soif et de misère, vous n’aurez pas fini d’entendre parler de son cadavre ! Salut !
Il sortit en claquant soigneusement la porte. Le mot de cadavre avait jeté un froid. Grafouillère empressé brandit son portefeuille :
— L’Aimée ! Combien que je dois ?…
— Pardon ! hurla Courniaulon, c’est moi que je paie !
A cent lieues – quatre-vingt-deux plus exactement – de soupçonner combien sa disparition secouait ses concitoyens, Goubi certes ne songeait guère à son trépas possible, éloigné en cela des plus grands philosophes. « Rouge, les voitures passent, vert elles passent pas. Rouge, je passe, vert, je passe. » Cette gymnastique mentale l’absorbait tout entier quand il arriva à Saint-Germain-des-Prés.
Un troupeau de beatniks assis sur le trottoir paissait l’absurdité du monde. Ces jeunes intellectuels barbus et chevelus s’enlevaient mutuellement les puces en récitant du Kierkegaard et du Jean-Luc Godard. Une fille hallucinée – elle seule portait des cheveux courts, elle seule n’arborait pas un buisson de barbe – reniflait un flacon d’éther et murmurait avec douceur :
— Je vois le diable ! I see the devil ! Ich sehe den Teufel !
— Encore des roulants, ronchonna Goubi à leur vue, y en a partout.
L’un des hirsutes, qui abusait chaque matin du Teilhard de Chardin, montra du doigt l’innocent à ses compagnons atones :
— Il y a quelque chose de divin en cet être, je le sens.
Son voisin, qui était irlandais, approuva :
— C’est une forme plausible du Bouddha. Il en a l’énigme et le sourire.
Un autre, qui était de Bordeaux et se nommait Bacrisse, grogna :
— Nous sommes tous des singes.
Se levant, il ouvrit les bras à Goubi :
— Viens, mon frère. Je suis singe et tu es singe.
Goubi se rembrunit :
— Pourriez être poli, vous. Je vous cause point.
Un Américain déclara :
— O.K. This man is God. Il agite là tout le problème de la communicabilité.
Ils s’étaient tous levés et entouraient Goubi qui n’en menait pas large.
— Que veux-tu de nous, homme ou dieu ? s’écria un Danois.
— Je veux qu’on me foute la paix.
— La paix, ô non-violent ! Tu es comme nous ta propre guerre. Comme nous tu pénétreras dans la Bhagavad-Gîtâ !
— Qu’est-ce qu’y me chante, çui-là ! glapit Goubi.
— Tu es des nôtres, Grande Simplicité. As-tu soif ? As-tu faim ?
Ces mots apprivoisèrent Goubi.
— Ça, je mangerais bien un bout de lard sur le pouce.
— As-tu faim de lumière naturelle ? De transrationnel ?
— Qui que c’est que ces bêtes-là ? Vous êtes tous fous déments. Laissez-moi m’en aller.
L’Irlandais le fixa étrangement :
— T’en aller, oui. Tu iras au néant. Tu es dieu. Tu seras néant. As-tu lu Bentham ?
— Heidegger ?
— Höffding ?
— Lévy-Bruhl ?
Goubi, gêné, cerné, dut reconnaître une nouvelle fois qu’il ne savait pas lire, pas même la Tribune. Tous le considérèrent avec admiration :
— Sommet de la sapience…
— … imprégné de la vérité éternelle…
— Comment as-tu fait, Grand Sage, pour éviter les poisons de la lecture ?
— C’est point ma faute, j’ai point appris. J’ai travaillé tout jeune à Fontaine, commune de Cindré, aux Pingliers, commune de Thionne, et depuis trente ans aux Patouilloux, à Jaligny. J’en ai soigné, des vaches, curé des porcs et remué de la terre, et battu du blé.
— Râmakrishna, s’extasia Bacrisse (qui se faisait appeler Mahâyâna, du nom de la doctrine du Grand Véhicule), tout à fait Râmakrishna qui, pour tuer en lui toute trace d’orgueil de caste, s’abaissa aux travaux les plus humbles. Viens, frère, qui as eu la force et l’empire sur lui-même de repousser le savoir, viens, frère !
— Viens, frère ! répétèrent les autres.
— Où ça ?
— Extatique incertitude, entonna le Danois. Il est l’Inde à l’état brut. L’Inde est venue à nous !
Et ils bourdonnèrent une mélopée enchantée. « C’est des roulants, pour sûr, se dit Goubi, mais des roulants qu’ont point toute leur tête. » Comme ils semblaient pourtant le trouver sympathique, il n’osait plus prendre congé, quelque honte qu’il éprouvât à demeurer à leurs côtés.
L’Américain, de l’œuf dans la barbe et de l’huile de hareng mariné sur les cheveux, l’apostropha :
— Que veux-tu de nous, fils de Bouddha (Bouddha’s son) ? Veux-tu t’abaisser à caresser la femme impure ?
Il ordonna du geste à l’hallucinée de s’approcher.
— Nous l’avons tous salie rituellement. Veux-tu la souiller davantage ?
— Vous êtes bien aimable, mais elle a point de fesses, critiqua Goubi, positif.
— Tu entends, matière ? Tu n’es pas digne de lui. Retourne, ordure, à ton ordure.
Goubi estima que c’était là de curieuses façons de parler aux dames, mais l’éthéromane ne s’en formalisait pas. Elle lui parlait, à lui, avec un fort accent Scandinave :
— Je te serai soumise. Je serai le sexe et son angoisse originelle. Je serai le réceptacle de ta semence, si tu l’exiges de mon iniquité. Je serai à tes pieds, sous tes pieds, ô toi qui détiens le Grand Secret de l’ignorance.
— Sauf votre respect, bredouilla Goubi, vous sentez la pharmacie.
— Que veux-tu, alors ? intervint Bacrisse-Mahâyâna.
— Si vous voulez vraiment m’offrir quelque chose, je vas point vous faire offense. Je casserais volontiers une petite croûte, vu que c’est midi sonné.
Mahâyâna traduisit pour ses compagnons ce gallicisme qui leur échappait. L’Irlandais joignit les mains :
— Merveille ! Il veut manger ! Il accepte sa condition d’homme au lieu de la subir ! Il aime la terre autant que le ciel !
Modeste, ne voyant pas ce que ce désir revêtait d’exceptionnel – le père Catolle, par exemple, n’en était jamais chu sur le séant – Goubi s’excusa presque :
— Comprenez, un bout de camembert, le matin, c’est pas un mangement pour un chrétien.
— Tout en lui est symboles, s’enchanta le Danois.
— Le sibyllin est sa langue maternelle, surenchérit l’irlandais.
— Il parle comme écrit le Grand Butor, d’ombre et de nuit, ajouta Mahâyâna, pendant que la fille, au nirvâna, riboulait des yeux en récitant : « Un bout de camembert le matin, etc. »
— Bref, conclut Goubi mal à l’aise, une côtelette…
— Il nie l’espace, délira l’Américain, il est le primitif, la splendeur du bois et du feu. Nous nous sustentons d’algues, de soja et de maïs. Il réclame les viandes rouges du sacrifice humain. Allons à l’autel !
Ils firent quelques pas. Goubi scruta le ciel et dit :
— Y a pas, c’est le printemps.
— Le printemps, menaça Mahâyâna, sera anti-botticellien ou ne sera pas.
— Etreignons, frères, les arbres, pour absorber leur sève ! remarqua l’irlandais.
Adulé par les précieux ridicules de l’ère du nylon, précieux parasitifères qui se grattaient noblement à deux mains, Goubi, penseur d’honneur, les suivit jusqu’à un petit restaurant de la rue des Canettes.
Le patron, un Auvergnat vernis au chirouble, aperçut de loin la troupe et prévint sa femme :
— Ho, Jeannette, voilà les crasseux. Prépare leurs saloperies, leurs biscottes au sainfoin et leur carafe de flotte !
La présence de Goubi dans son établissement lui tira l’œil :
— T’es pas hindou, toi !
— Sûr non. Je suis de Jaligny, dans l’Allier.
— Je me disais aussi que t’avais l’air moins navet que les autres. Moi, je suis Ferrier. Néné Ferrier, natif du Claux, Cantal. Qu’est-ce que tu fous avec ces comiques, on peut savoir ?
Il l’avait attiré dans un coin, rejetant au loin les philosophes d’un geste dédaigneux.
— J’y sais pas même ! Y m’ont capturé dans la rue. Y disent que je suis un primitif. Mais c’est pas vrai, faut pas les croire, je suis cultivateur.
— Tu es bien un peu gourdiflot, quand même ?
— C’est le SIMPLE, énoncèrent gravement les mastiqueurs d’algues, dans toute sa fabuleuse simplicité.
— Vos gueules ! fit simplement Ferrier.
— Y m’ont invité à manger un morceau, et comme j’ai point de sous, j’ai dit oui, mais y me font peur.
Il rougit, rougit :
— J’ai oublié mon porte-monnaie. Forcément, j’étais en train de bêcher…
— Tu ne mangeras pas avec eux, le coupa Ferrier. Ils s’empoisonnent avec des pitances qui feraient vomir un chien. Nous, on n’est pas intelligents, tu comprends, alors on a que du pot-au-feu. Jeannette, tu mettras une assiette à notre table pour l’Hindou de l’Allier.
L’Américain se dressa pour protester :
— Il va pourrir le SIMPLE DES SIMPLES ! Il va civiliser le génial infinitésimal, lui retirer son flambeau intérieur !
— Toi, l’U.S, répliqua vertement le patron, oublie pas que tu me dois mille balles ! Et toi, l’Ingrid à morpions, cinq cent quarante, oui, trois paquets de gitanes !
Les beatniks firent floc au contact de la planète et, douchés, se mirent à voix basse à envisager l’avenir du cinéma total sans spectateurs, de la sculpture ambulatoire et de la musique suprasensorielle.
Les prosaïques Ferrier et le terre à terre Goubi, insoucieux de toute discipline diététique, s’empiffraient en parlant de leurs provinces.
— Vous êtes bien chics, remercia Goubi après le fromage, en desserrant sa ceinture.
— C’est toi qui nous as fait plaisir.
— Moi ?
— Oui. On voit bien que tu habites pas Paris. Tu m’as rappelé les vaches du Fraisse, du Sergé, du Puy-Mary, toutes les vaches de chez moi.
— C’est plaisant à vous, murmura Goubi vexé.
— Te fâche pas. Je voulais pas dire qu’il te manquait plus que des clochettes. Tu nous as changé des poètes de mes fesses, des hargneux, des méchants, des coups de sifflet, de trique et de klaxon. Quand tu causes, j’ai l’impression de plus être à Paris, d’avoir pris ma retraite enfin, d’ouvrir la fenêtre et de voir mes montagnes.
— Moi, j’y ai jamais vu, la montagne. Et la mer non plus. Seulement, hein, j’ai couché avec Bardot, le pot-au-feu était extra, elles sont pas belles mes espadrilles ?
La fréquentation des élites avait perturbé Goubi. Le patron rit :
— Tu es brave. Reviens quand tu veux.
Goubi s’alarma :
— Les fous vont me remettre la patte dessus, si je sors de la cuisine.
— Passe par la porte du couloir. Je leur dirai que le Bouddha est venu te chercher pour jouer au mah-jong. A bientôt, dis ? Promis ?
— Promis.
Goubi s’esbigna, satisfait. « On en voit, des affaires, dans Paris, soliloquait-il en remontant vers le Luxembourg. En pas une journée, je me suis fait plus d’amis qu’en toute ma vie. Et pas de la crotte ! Rien que des patrons ! Y z’y voient bien, eux, que j’ai du raisonnement plein le caillou. A Jaligny, on prenait de l’aise avec moi. Quand j’y reviendrai, ça changera, cré bon Dieu. Sûr que je roulerai la tête haute sur mon vélo Mercier. Les gamins, faudra voir aussi à ce qu’y m’appellent monsieur Goubi. Je les ai jamais vus courir après le maire en gueulant : « V’là Chavon qui v’nons – V’là l’ couillon qu’ passons », comme y font après moi. »
Il était entré dans le jardin du Luxembourg et en était là de ses légitimes aspirations aux marques extérieures de respect quand il se trouva nez à croupe avec une statue de nymphe. Il la contourna pour juger la poitrine, qu’il n’appréciait qu’abondante. Elle était à son goût, et il s’assit sur une chaise pour mieux contempler le tout.
— Y sont pourciaux comme le diable, ces Parisiens, gloussait-il, cochons comme pas. C’est pas chez nous qu’on verrait ça. Le curé aurait vite fait d’y empêcher. Enfin, moi, j’ai la bonne place. C’te fumelle toute nue, on dirait la mère Catolle. Vous me direz que je l’ai point vue toute nue, la mère Catolle, c’est vrai, mais c’est comme ça que j’y pensais, y a vingt ans de là, mais y a bien dix ans que j’y pense plus. C’était pas bien correct quand même…
Il poussa un long soupir. Il ne songeait plus à lorgner les appas de la nymphe. Il n’avait jamais, de toute sa vie, manqué de soupe. Il avait manqué d’amour. Cruellement. Et ce ne sont pas des choses qu’on crie dans un bistrot. Il les avait criées aux corbeaux, quand il était seul avec eux dans les champs. Aux canards sauvages, tout là-haut. A la lune. A Pataud. Jamais à un ami, puisqu’il n’en avait pas.
Oh oui, qu’il l’aurait aimée, la mère Catolle, il y a vingt ans ! Aimée. Embrassée. Caressée aux cheveux qu’elle avait noirs comme du merle. Mais le père Catolle n’aurait pas voulu, bien sûr. Et la mère Catolle non plus, bien sûr.
Elle s’appelait Germaine. Catolle l’appelait Maimaine.
— Maimaine… chuchota Goubi. La statue souriait. « Maimaine », souffla-t-il encore, en ce rêve d’idiot davantage perdu qu’il n’était perdu dans Paris. Il avait le menton dans les mains quand une voix aigrelette le fit tressauter :
— Monsieur !
C’était une chaisière vêtue de violet qui ressemblait ainsi à la mère du vinaigre. Impérieuse, elle tendait la main. Goubi curieux regarda dedans et n’y vit rien d’autre que les lignes de la male aventure. Il le dit :
— J’y vois rien !
Il ajouta, espiègle :
— Même pas un poil !
Ceci ne dérida pas la quinteuse :
— Vous êtes assis.
— Et alors ? Y a d’autres chaises ! Je vas quand même pas vous prendre sur mes genoux ! Vous seriez Brigitte, je dirais pas non, mais c’est pas le cas !
Il rigolait. La revêche montra le bout du râtelier :
— C’est bien. Vous ne voulez pas payer. Vous êtes tous les mêmes, les mendiants. On ne peut pourtant pas dire que vous manquez de monnaie. Restez où vous êtes, restez. Je vais appeler un gardien.
Goubi se fâcha :
— Parce que, maintenant, voilà-t-y pas qu’y faut payer pour s’assiter sur une chaise, c’est le bouquet !
— Elles sont à moi, ces chaises.
Goubi se tapa sur les cuisses :
— J’en connais, moi, des gens qu’ont des chaises, et des plus belles que ça, même. Ils les mettent pas devant chez eux pour en tirer des sous ! Ah vous, on peut dire que vous êtes rien voleuse, vieille machine !
La punaise de square piailla :
— Payez, un point c’est tout, malhonnête !
Goubi se leva, hors de lui :
— Malhonnête vous-même, vieille mal léchée ! Qui que c’est que ces manières que vous avez, à Paris ! Vous avez de l’herbe, on n’a point le droit de marcher dessus. Vous avez des chaises, faut payer pour s’y mettre. Le bon Dieu, vous le faites payer aussi, mais ça, c’est comme partout. Combien que vous faites-t-y payer le soleil et les oiseaux, vous avez donc point honte ! Gardez-la, votre chaise, vous pouvez vous la foutre aux fesses, la mère ! Bientôt, faudra donner des sous pour pisser ! C’est vrai, ça, c’est point des métiers ! Je suis cultivateur, moi. Sans des gars comme moi, vous seriez forcée de les faire cuire, vos chaises, c’est ça qui donnerait de la sauce ! Salut, vieille bretelle !
Furieux, il planta là cette mal embouchée muette d’épouvante et s’en alla regarder l’eau du bassin où voguaient les petits bateaux des enfants.
— Faut pas demander si on peut la boire ou s’y laver les pieds, grommelait-il, c’est sûrement défendu. C’est tout défendu, dans ce pays, c’est pas compliqué. Tiens, pour voir, je vas chanter. Y en a sûr un qui va y trouver à redire.
Il se mit à chanter à tue-tête la Marseillaise, ce qui n’amusa pas les enfants, renfrogna les parents. Un homme à képi et uniforme verts survint sans tarder, le sourcil chatouilleux.
— Pouvez pas la fermer, vous ?
Goubi triompha, clama pour l’auditoire :
— Là ! Qu’est-ce que j’y disais ! Vous y voyez ! On n’a point le droit non plus de chanter !
Le gardien avait, outre la tenue, l’œil du lézard. Il maugréa :
— C’est un lieu de repos, ici.
— Alors, vous, quand vous vous reposez, faut que vous soyez confits dans l’ennui. Moi, je chante, je rigole. Dans les prés, au lit, au cabinet, en gaulant les noix, en vélo.
— Ne discutez pas. Vous étiez en train de ridiculiser l’hymne national, de cracher sur les anciens combattants.
— Je discute pas, monsieur le garde-chasse.
Le gardien plissa son œil :
— Ah ! Ah ! Idiot, sans doute !
Goubi se révolta :
— C’est parce que je chante, que je suis idiot ?
— Oh non ! C’est pas que pour ça ! Tout à l’heure, Monsieur va nous régaler d’un petit numéro d’exhibitionnisme ! Je connais la musique !
Goubi s’en montra ravi :
— Moi aussi ! Je joue du bidon ! Et vous, de quoi que vous jouez, monsieur le garde-chasse ? Du cor ?
Le gardien se raidit sous ce second outrage dans l’exercice de ses fonctions :
— Ça suffit, maintenant. Sortez, ou j’appelle mes collègues !
Goubi le regarda avec reproche, un peu tristement :
— Je m’en vas, n’ayez pas peur. Je m’en vas, mais je vous plains. Pour vous, y a pas, c’est toujours la Toussaint, même en avril.
Il laissa le gardien méditer ces paroles et quitta le jardin non sans sourire à des enfants qui ne souriaient pas.
Sur le Boul’ Mich’ un monôme d’étudiants passait, renversant les voitures, brisant les vitrines, molestant les femmes, hurlant comme cannibales réduits à consommer des carottes.
Goubi s’affola, se réfugia sous un porche où tremblaient déjà deux vieillards des deux sexes.
— Qui que c’est que ces bandits-là ? balbutia l’innocent.
Le vieillard mâle soupira :
— Ce ne sont pas des bandits, monsieur. Ce sont les ministres, les avocats, les docteurs de demain.
— Alors, c’est des intelligents ?
— Oui, monsieur. C’est l’avenir du pays, la force vive de la nation.
On avait souvent répété à Goubi qu’il n’était guère intelligent. Il n’y avait jamais cru. Ce jour-là, il s’en félicita. A Jaligny, pour voir, il essaierait de renverser une deux-chevaux. Il répondrait aux protestataires que c’était là, à Paris, l’activité principale des gens intelligents. Inconséquence, on le traiterait d’idiot…
Aux Patouilloux, la mélancolie s’était installée à table, marchandise inattendue, et le père Catolle énervé n’avait trouvé aucun goût au boudin. La mère Catolle et sa fille soupiraient et regardaient l’horloge comme si Goubi allait en jaillir en s’écriant « Coucou ! ». La petite Chantal pignochait sans appétit, un œil en apparence fixé sur le calendrier offert par le Familistère, en vérité braqué vers la porte. Le petit Bébert, un de ses frères, lorgnait en silence la chaise vide, la chaise de Goubi, la chaise qu’il lui avait si souvent tirée de dessous les fesses pour qu’il s’assît à terre aux cris de joie des convives. Il lui manquait quelque chose, et il souffrait de cette frustration. Antoine et Maxime eux-mêmes se curaient les dents à la pointe du couteau sans leur jubilation coutumière. Jean-Marie Laprune n’écrasait plus les mouches sur la toile cirée en s’écriant jovial : « Encore une que les Boches auront pas ! » Quant à Pataud, moins discret dans ses sentiments, il hurlait à la mort dans la cour et il avait fallu deux fois aller le consoler à coups de trique.
— Ouais… fit Catolle avec chagrin, et tous firent « Ouais » avec amertume.
— Savoir quoi qu’y devient, le pauvre malheureux, pleurnicha la mère Catolle. Son époux fut presque tendre :
— Y pense pas, Maimaine, y pense pas.
— Je peux pas m’empêcher, qu’est-ce que tu veux.
— Moi, grinça Jean-Marie, la prochaine fois que je vois Jules et Dudusse, je te leur fous une paire de calottes qu’ils s’en rappelleront un moment !
— Moi aussi ! rugit Antoine.
— Moi aussi ! coassa Maxime pour ne pas rester en arrière.
Le père Catolle, chiffonné, en oubliait de donner le signal du travail. Il s’ébroua enfin en marmonnant :
— C’est pas ça qui le fera revenir, ce pauvre vieux.
Et les larmes des femmes tombèrent dans le café.
— Monsieur ! Monsieur !
Goubi lui jeta un regard de travers. Il était très jeune, portait une cravate et une serviette de cuir noir. Goubi décida de passer son chemin. Il en avait assez de rencontrer du monde, de se faire insulter par l’un, de se disputer avec l’autre. Tous ces inconnus lui embrouillaient la tête, les roulants des poubelles, les roulants philosophes et M. Dessertine, et le taxi, et le patron de restaurant, et la chaisière, et le gardien de square, et il en perdait en route.
— Monsieur, écoutez-moi ! suppliait le jeune homme, vous êtes celui que je cherche !
— Ben moi, je vous cherche point, et sûr que j’en ai par-dessus la casquette de causer à tous ceux qui me causent. Faudrait pas croire ! Moi, à Jaligny, même les gosses m’appellent monsieur. Monsieur Goubi, parfaitement. Ici, tous les Parisiens se permettent des familiarités. Des types bons à rien qu’on leur montrerait du seigle y diraient que c’est du blé. Je vous cause pas, me causez pas.
— Je vous en prie, monsieur Goubi !
Goubi s’arrêta net, soudain intéressé :
— Tiens, vous me connaissez donc, que vous m’appelez par mon nom ? Qui qui vous l’a dit ?
— Vous, monsieur Goubi. A l’instant.
— Moi ? Ah bon… Alors, ça va…
Il conclut en se remettant à marcher :
— Seulement, hein, foutez-moi la paix. Moi, j’ai à faire, et pas qu’un peu !
Le jeune homme le suivit.
Goubi hâta le pas, le jeune homme l’imita.
Goubi courut et le jeune homme courut.
Essoufflé, Goubi s’assit sur un banc, le jeune homme s’installa à ses côtés, et tous deux reprirent haleine.
— Vingt dieux d’ours, haleta Goubi, vous êtes pire qu’un brelin après une ouille ! (Traduit du jalignois : pire qu’une tique sur un mouton.) Dites-y, alors, ce que vous me voulez.
— Je m’appelle François Flutiau. Je suis étudiant en médecine.
Goubi remarqua :
— Vous êtes donc point intelligent, vous ?
— Pourquoi ?
— Tout à l’heure, y a les intelligents qui défilaient dans la rue. Vous étiez point avec ?
— Non. Je vous cherchais.
— Pour qui faire ?
— Je prépare une thèse. Un examen. Vous comprenez ?
— Comme le certificat, quoi.
— Un peu. Et j’ai besoin de vous pour ma thèse.
Goubi, flatté, se rengorgea. Et puis se dépita :
— Je sais pas lire et pas écrire.
— Ça ne fait rien. Moi, je sais. Ma thèse traite de l’imbécillité.
— Eh ben ?
Le jeune homme fit calmement :
— Vous êtes un imbécile.
Goubi poussa un cri de rage, sauta sur ses deux pieds :
— Et c’est pour me dire des horreurs pareilles qu’y m’arrête dans la rue, des menteries de la sorte ! Je m’en vas vous allonger une calotte, espèce de mal élevé !
Le jeune Flutiau ne se démonta pas :
— Ne vous fâchez pas, monsieur Goubi. Nous parlons médecine.
Goubi eut un râle d’indignation :
— Y m’engueule, y dit que je suis imbécile et il appelle ça parler de médecine ! Imbécile vous-même, petit saligaud. Je suis cultivateur, moi. Et honnête. J’ai jamais fait tort d’un sou à personne.
Flutiau lui sourit avec gentillesse :
— Je n’en doute pas. D’ailleurs, je ne vous ai pas traité d’idiot du premier ou du deuxième degré.
— Imbécile ou idiot, chez moi, ça fait blanc bonnet bonnet blanc.
— Vous commettez là l’habituelle erreur du populaire, passée dans la langue, je vous l’accorde. Idiot, imbécile, pour le profane, c’est tout comme, et synonyme de manque d’intelligence. Vous ne manquez pas d’intelligence, monsieur Goubi.
Goubi ahuri n’y entendait plus goutte. Il se laissa retomber sur le banc, se frotta le crâne d’une main fébrile.
— J’y comprends plus. Voilà que je suis à la fois imbécile et intelligent.
— Vous avez une certaine forme d’intelligence, c’est indiscutable…
— Faut vous expliquer, grogna Goubi adouci.
— … mais il est non moins indiscutable que vous êtes imbécile.
— Y remet ça, c’t’animaux ! s’indigna l’innocent.
François Flutiau haussa le ton à son tour :
— C’est que vous ne comprenez pas ! L’imbécile est intelligent !
— Il est fou, fou, fou, se lamenta Goubi, y va me rendre chèvre !
Le jeune homme s’animait :
— Voyons, Goubi, ne faites pas l’idiot. Prenez n’importe quel ouvrage de vulgarisation ! Tenez, le plus courant, le Larousse médical du docteur Galtier-Boissière. Il y est dit que l’imbécile a une certaine vivacité d’esprit. Ce sont les termes exacts. Et vous avez indubitablement de la vivacité d’esprit.
— Alors, je suis point imbécile ?
— Mais si ! C’est évident !
Goubi sentait bouillir sa pauvre tête. Il retira sa casquette et s’épongea le front avec. Abasourdi, il murmura :
— Bon. Je suis imbécile. On m’y avait déjà ben dit mais jamais comme ça, que ça veut dire que je suis point bête du tout. On y voit qu’à Paris des micmacs pareils. Et quoi que c’est-y que vous y voulez, à l’imbécile ?
— Nous allons travailler ensemble, si vous le voulez bien.
Goubi fit honneur à sa « vivacité d’esprit » toute neuve. Son visage s’éclaira :
— Du travail, ça, ça me va ! Question travail, j’en crains guère ! Le père Catolle pourra vous y dire ! Et j’en cherche, du travail, parce que j’ai pas un sou et que je vas sûr pas me mettre à tendre la main dans la rue comme un feignant. Qui que c’est, comme travail ?
— Vous allez dîner avec moi, et je vous donnerai dix mille anciens francs.
Goubi plissa les yeux pour tenter de comprendre. Il y renonça aussitôt.
— Je vois point de travail là-dedans, avoua-t-il.
— C’est moi qui travaillerai, moi.
— Et c’est moi que j’aurai les dix mille ?
— Exactement. Vous avez compris.
Goubi soupira des deux poumons.
— Ma foi non !
— Ce n’est pas difficile. Je veux vous étudier, vous observer, vous analyser, prendre des notes pour ma thèse.
— Et moi, qui que je ferai ?
— Rien.
— Alors, j’en veux point, de vos dix mille. Je vas pas vous les voler à rien faire.
Il eut une idée :
— Remarquez, pour y mériter, je peux faire la vaisselle, balayer partout, monter du charbon…
— Non. C’est le travail de la bonne. Votre travail à vous c’est de me regarder travailler, et de parler.
— Jamais vu ça, articula Goubi qui flottait, bouchon, méduse ou ballon sur un océan de stupeur, jamais vu ça.
Depuis qu’on l’avait sacré intelligent, il n’avait jamais été plus imbécile, et sa lèvre inférieure pendait comme une peau de banane mélancolique sur une barre d’appui.
— Vous allez me suivre, fit le jeune homme avec douceur. Nous aurons un long moment pour bavarder avant le dîner. Je vis avec mes parents, boulevard Exelmans, dans le seizième. Je vous reconduirai. Où habitez-vous ?
Goubi eut un sourire niais en contemplant ses espadrilles.
— Où habitez-vous, Goubi ?
— J’habite pas. Je vas, je viens. Je suis en vacances, sauf que j’ai pas de tente et de terrain de camping. Mais faudra me ramener dans le coin où y a des légumes.
— Les Halles ?
— J’y sais pas. Où y a des légumes.
François Flutiau se leva et Goubi lui emboîta le pas, préoccupé par ces dix mille qu’il n’aurait pas gagnés à la sueur de son corps, donc pas gagnés du tout. Il tenta de transiger :
— Cinq mille, c’est bien assez, pour ne rien faire…
— N’insistez pas. Ce qui est dit est dit.
Goubi en fut fort malheureux. Il en aurait du remords, à peu près sûr.
— Je m’excuse de vous faire marcher, expliqua Flutiau, mais mon scooter est garé devant la Faculté.
Les scrupules de Goubi s’évanouirent aux nues comme autant de bulles. Sans cordes, il sauta à la corde :
— Vous avez un escooter ! J’y aime, moi, l’escooter ! Fallait le dire tout de suite, au lieu de me traiter d’imbécile et de tous les noms, moi Goubi rusé comme un renard, même que je suis le fils de Clemenceau et que c’est mon papa !
François Flutiau nota sur ses manchettes cette importante déclaration et rejoignit Goubi qui pressait le pas, impatient de grimper sur le scooter. Mais déjà l’attention du simple était retenue par un spectacle fascinant. Au coin de la rue Racine et du boulevard, un aveugle jouait de l’accordéon, son chien à ses pieds, une sébile posée devant l’animal. Les pièces de monnaie pleuvaient dans la sébile, l’aveugle remerciait tout en jouant des airs merveilleux, des valses, des tangos.
Flutiau attentif examinait son sujet, le développait déjà, cherchait un titre. « L’imbécile rural dans la cité moderne », quel thème, pour un futur aliéniste !
Goubi, bouche bée, extatique, éperdu de musique, se mettait à danser, le bras arrondi autour d’une cavalière surgie en robe de bal de son cerveau. Flutiau vit le danger. Les agents de police étaient capables de lui embarquer sa matière. Il prit Goubi par la main, l’entraîna malgré ses protestations.
— Mais va-t-y me lâcher ! Je veux y retourner !
— Vous aimez l’accordéon ?
— C’est l’instrument que j’aime le mieux après le bidon.
— Le bidon ? C’est intéressant.
— J’y pense ben, que c’est intéressant ! J’en joue comme un chef d’orchestre. Faut me voir avec mon bidon à la tête de la fanfare de la Besbre, dans mon beau uniforme, avec des boutons dessus qui brillent comme des louis d’or ! Vous voyez, si j’avais mon bidon, je ferais comme le type, là, qu’a point de z’yeux. Je me mettrais sur le trottoir avec ma casquette par terre, et je jouerais, je jouerais des affaires que tout le monde crierait : « Que c’est joli ! Que c’est bien tourné ! C’est sûrement Goubi qui joue, qui que tu veux que ça soye d’autre ! » Et attention, hein, c’est point faire le mendiant, ça ! Un musicien, c’est normal qu’on lui donne des sous. André Verschuren, on le paie des cents et des mille. Moi, avec un billet de mille par jour, je serais le roi, dans Paris. J’aurais la DS, et des cigares, et du canard tous les soirs, quand ça serait pas de la dinde. C’est ça, votre escooter ? Il est point rouge…
Car il l’avait en chemin rêvé rouge, avec une pin-up en décalcomanie sur le devant, comme celui des gars Tissier à Trezelles. Ce qui fournit au jeune Flutiau un chapitre percutant intitulé : « De la déception chez l’imbécile. »
Goubi se jucha malgré tout sur le siège arrière du scooter blanc et, durant tout le trajet, envoya des baisers aux agents, aux ecclésiastiques, aux femmes, aux chiens, à tout ce qui avait le malheur de le bigler avec admiration. Il faillit plusieurs fois s’écraser sur le sol, lâchant les épaules du conducteur pour saluer des deux mains les foules toujours enthousiastes :
— C’est Goubi que passons ! Le grand Goubi ! Goubi empereur de France et de Jaligny ! Goubi la Victoire ! Goubi la Marseillaise ! Goubi premier au Tour de France devant Anquetil, Verschuren et Jeanne d’Arc ! Goubi au drapeau, de corvée de pommes de terre ! Goubi malin comme un singe !
L’étudiant avait les oreilles farcies comme des praires lorsque le scooter stoppa devant son immeuble.
L’étrange couple monta dans l’ascenseur et y demeura vingt minutes, Goubi émerveillé ne se lassant pas de ce jouet nouveau, l’expédiant du huitième étage au sous-sol et vice versa en riant aux éclats.
François Flutiau put enfin arrêter l’appareil au cinquième, ouvrit une porte sur le palier, invita Goubi à entrer dans le plus cossu des appartements.
M. Flutiau père avait une excellente situation dans l’aide aux pays sous-développés, ainsi nommés pour l’unique raison que tous leurs habitants ne travaillent pas en usine. Les arrivants pénétrèrent dans un vaste salon où piaillaient dans une volière des oiseaux bleus, rouges et verts. Mme Flutiau mère écoutait le Concerto pour piccolo et orchestre à cordes no 2 en do majeur de Vivaldi en sirotant des tasses de thé. Elle quitta mollement son fauteuil recouvert de satin rose.
— Maman ! s’écria François, je l’ai trouvé, mon imbécile !
Goubi s’inclina poliment :
— Salut, la mère ! Salut bien !
Elle eut un sourire exquis :
— Bonjour, monsieur. Ainsi, c’est vous, l’imbécile ?
— C’est moi, fit Goubi avec modestie.
— Vous ne pouvez savoir combien l’imbécile est rare, en ce moment, minauda la dame. François a battu tout Paris pour en dénicher un. Il ne mettait la main que sur des idiots, des contractuels ou des simulateurs. Dieu merci, tout est arrangé, puisque vous voilà.
— Eh oui, me v’là ! triompha Goubi qui, à la vue de cette quarantaine plantureuse perdue dans un brouillard assez impressionniste de 5 de chez Chanel, sentait s’éveiller en lui le contenu entier d’un camion de porcs de Grafouillère. « V’là une fumelle, grognonnèrent ses voix intérieures, qu’à elle seule elle vaut largement les Six-Fesses. J’t’emmènerais ça comme un seul homme derrière une meule. »
Flattée de l’attention du primitif, Mme Flutiau en eut des élancements un peu partout. Goubi lui adressa un énorme coup d’œil qu’il espérait discret. Le jeune Flutiau s’inquiéta :
— Ne l’excitez pas, mère. Les imbéciles ont généralement une sexualité débordante.
— Vraiment ?
— Ça, faut dire ! approuva Goubi qui n’avait pas compris.
— C’est passionnant… ronronna Mme Flutiau avant d’achever, fusillée des yeux par son fils… du point de vue scientifique.
— Venez, Goubi, ordonna François en l’entraînant dans un bureau dont il referma avec rage sur eux la porte à clé.
— Nymphomane ! fit-il entre ses dents. Asseyez-vous, Goubi, et parlons.
Goubi avisa une tête de mort et se mit à trembler :
— Je peux point causer avec ça sous le nez. C’est-y vous qui l’avez tué ?
— Mais non, mais non, répliqua le jeune homme en expédiant d’un coup de pied la tête sous un divan. Après quoi, il fit longuement déraisonner Goubi en l’interrogeant sur sa jeunesse, les femmes, le travail, l’armée, la religion, la politique. Il fut comblé et couvrit un cahier de notes. Jamais on n’avait permis à Goubi de tant parler de lui, et il en éprouvait le plaisir sans mélange qu’éprouvent eux-mêmes les gens sérieux, fussent-ils d’un certain âge, tant ce sujet de conversation leur semble inépuisable et passionnant. Non seulement Flutiau l’écoutait, mais avec quelle concentration !
— C’est pas tout ça, reprocha Goubi après deux heures de monologue, mais y fait soif !
Flutiau s’excusa :
— Pardonnez-moi. J’oubliais votre hérédité alcoolique et probablement syphilitique.
Goubi prit ces paroles pour des gracieusetés et fut content d’être deviné à demi-mot. François lui apporta un verre de whisky.
— On trinque pas ? s’étonna Goubi, accoutumé aux usages jalignois, usages qui remontaient probablement aux Gaulois.
— Non, merci. Je ne bois que de l’eau.
Goubi le considéra comme il eût considéré un ornithorynque, haussa les épaules en signe de compassion et avala une gorgée de scotch qu’il recracha tout aussitôt sur la moquette, ce qui n’entama pas le flegme de François.
— Excuses, brailla Goubi entre deux quintes de toux, excuses pour ce que j’y crache par terre, mais c’est du poison, votre denrée du diable !
— Vous me surprenez, c’est une bonne marque, paraît-il, que le « Ballantine’s ».
— Votre brillantine, c’est de la cochonnerie, et je m’y connais. J’en ai quand même sifflé quelques-unes, des bouteilles de goutte !
— Je n’en doute pas. Mais j’entends mon père qui rentre. Vous boirez l’apéritif avec mes parents.
— C’est fini, le boulot ?
— A peu près. Il me reste à vous voir manger, ce qui peut être curieux.
M. Flutiau père fut des plus courtois envers Goubi :
— Bonsoir, mon ami. Je vous envie, d’être imbécile, vous ne pouvez savoir combien. Pas de soucis financiers, pas de responsabilités, pas de problèmes à se poser quant à l’avenir du pays. Simplement des désirs de brute, des pensées bestiales, manger, dormir, forniquer. Vous êtes le plus heureux, allez, le plus intelligent de nous tous !
Goubi bomba le torse. Il eût aimé que les Jalignois entendissent ces compliments, le vissent, lui, Goubi, assis dans ce décor qui éclipsait en luxe la salle de bal du Trianon, à Moulins, elle-même.
M. Flutiau sonna et une soubrette survint, que Goubi déshabilla des yeux avec tant de force qu’elle s’en crut enceinte.
— Les apéritifs, Josiane.
— Sauf votre respect, fit Goubi très mondain, la bouche arrondie en chemin d’œuf, j’aimerais autant un coup de rouge.
— Très drôle, très drôle, gloussa M. Flutiau. Un coup de rouge ! ce garçon est nature comme nous ne le sommes plus, nous autres civilisés. Josiane, apportez une bouteille de Mouton-Rothschild 61 pour notre ami, et mettez-lui de côté mon vieux costume en fil à fil, je lui en fais cadeau. Vous savez, celui de l’an passé, avec une étiquette « Old England » à l’intérieur.
— Un costume ! s’extasia Goubi. C’est vrai que si je suis en veste de jardinage, c’est rapport à Grafouillère et Courniaulon…
Il narra son odyssée en ne quittant pas de l’œil les cuisses que Mme Flutiau, renversée dans un fauteuil, exhibait avec une générosité folle de strip-teaseuse.
Tout en pérorant, il se versa un canon de Mouton-Rothschild, y goûta, déclara carrément qu’il ne valait pas un bon petit Algérie à 13 degrés, ce qui égaya les Flutiau, décidément ignares en matière de boissons.
Le dîner ne les déçut pas. Goubi fit tremper des quartiers de pain dans le consommé Dubarry, faillit manger la carapace de la langouste, en crépit les murs, éparpilla les petits pois sur dix mètres carrés ; pinça les fesses de la bonne car il aimait à rire en société.
— Je suis enchanté, s’épanouit M. Flutiau. Je n’ai jamais vu un être vivant manger plus malproprement. Il bat le sculpteur vénézuélien que tu nous avais rapporté un soir, t’en souviens-tu, Sylvaine ?
— Le sculpteur avait appris, protesta François. Chez Goubi, tout est irréfléchi, spontané.
— Y en a un qui me donne des coups de pied sous la table ! s’effara Goubi au dessert.
M. Flutiau et son fils eurent un regard distrait pour Sylvaine qui souriait tendrement à l’innocent.
— Ce n’est rien, mon ami, dit M. Flutiau. Satisfaites vos appétits animaux, vos instincts, vos tropismes.
— Ah bon… grogna Goubi en piquant au couteau les morceaux d’un munster qu’il avait découpé en petits morceaux avec minutie. Ses voisins durent se garer pour éviter les grains de cumin qu’il recrachait au hasard.
La dernière bouchée avalée, M. Flutiau se dressa, prit congé de Goubi.
— J’ai été ravi de vous connaître. Il faut à présent que j’aille travailler sur un dossier jusqu’à deux ou trois heures du matin. Je dois liquider ça avant ma dépression nerveuse de la mi-avril et ma cure de sommeil. Le surmenage est une invention merveilleuse. Avant lui, je n’avais pas un seul jour de vacances.
Il avala son café décaféiné, tout un jeu de dames de pilules diverses et disparut.
— Venez, Goubi, dans la salle de bains, essayer le costume de mon père.
Goubi suivit l’enfant de la maison.
— Si que je me rasais ?
— Rasez-vous. Je vous laisse l’habit, ainsi que des chaussures à moi que je ne mets plus. Ah ! autre chose : je ne vous raccompagnerai pas aux Halles en scooter. Maman veut vous déposer en voiture.
— J’y ai pas entendu dire.
— Elle n’a pas besoin de parler, murmura François avec un sourire un peu triste, je le sais.
Seul, Goubi examina avec vanité la salle de bains, un endroit où quatre vaches eussent tenu à l’aise, et qui sentait aussi bon que toutes les haies d’aubépines quand elles sont en fleur. Il se dépouilla de ses guenilles en chantant à pleine voix la Marseillaise, les cacha avec soin sous la baignoire rose, et, nu, se rasa avec un rasoir électrique, ainsi qu’il l’avait vu faire aux Parisiens du terrain de camping de Jaligny. Des poils de barbe, il en laissa sur son visage de quoi vêtir un cactus et, satisfait, s’aspergea avec ardeur la tignasse avec du « Apple Blossom » d’Héléna Rubinstein. Puis il s’attaqua au complet, estimant superflu de se laver les pieds et le reste, ce qui eût été sacrifier à des mœurs qu’il jugeait équivoques.
— Voilà un costume qu’est pas pourri, fit-il en enfilant avec respect le pantalon, sûr qu’avec ça j’aurai l’air d’un bourgeois.
A quatre pattes, il dut aller récupérer sa chemise, prématurément jetée avec les autres haillons. Elle était de toile dont le kaki avait viré à l’anthracite sous le poids des semaines et des transpirations.
— Elle fera joli, sûr, apprécia pourtant Goubi, avec un costume gris.
Il endossa le veston par-dessus la chiffe, chaussa ses pieds nus dans les souliers de chevreau noir.
— Tant pis pour les espadrilles du mari de tante Yvonne, j’y rends ! Il les donnera à qui qu’en voudra.
Se mirant dans la glace, il exulta :
— Un notaire, qu’on dirait ! Un notaire !
Il retrouva François Flutiau dans le couloir.
— A qui que je ressemble ?
— Je ne vois pas, s’interrogea François en maîtrisant une envie de rire comme il n’en avait pas connu depuis l’enfance.
— A un notaire !
— C’est plausible…
Goubi eut pitié, lui expliqua :
— Plausible ! On dit point « c’est plausible ». On dit : « C’est possible. » C’est comme ça qu’y faut dire.
Mme Flutiau, en manteau de loutre de l’Hudson, les rejoignit. Elle sourit à Goubi dont la casquette tranchait fâcheusement sur le costume « Old England ».
— Vous êtes splendide, mon ami. François vous a-t-il dit que je vous raccompagnais avec la Porsche ? Il est fatigué, le pauvre petit. Vous l’avez tant fait travailler.
— Ça, on a travaillé comme des enragés, vous l’avez dit… bouffie !
Il avait cru spirituel d’agrémenter sa phrase de cet adjectif jovial. Ceci ne fit exploser personne d’allégresse, à son vif étonnement :
— A tout à l’heure, François.
Elle lui tapota la joue :
— C’est pour tes études, mon chéri. Je te raconterai.
— J’espère, maman, murmura-t-il avec froideur. Il se tourna vers Goubi, lui glissa discrètement dans la main le billet promis, coupa court à ses remerciements empressés :
— C’est moi qui vous remercie, Goubi, pour la thèse, et pour l’oxygène. Voici ma carte. Si vous êtes dans l’ennui, faites-moi téléphoner. Papa connaît beaucoup de monde.
Il rentra dans sa chambre, non sans ajouter avec charme :
— Maman aussi, d’ailleurs.
Dans l’ascenseur, Mme Flutiau se lova contre Goubi, les yeux en plots de billard électrique :
— Sais-tu que tu es beau, brigand ?
Goubi rougit, admit :
— Ça, je suis pas vilain.
— Tu es beau comme un Mongol couvert de sang, comme un Attila ivre !
Jamais une bourgeoise ne lui avait tenu de tels discours, jamais une riche, au marché de Jaligny, n’avait abaissé le regard sur cet humble vermisseau. Jamais une pauvre, non plus.
Elle l’invita à prendre place à ses côtés dans une Porsche grise.
Mme Flutiau roulait très vite, très « sport », un œil sur la route, l’autre sur son Barbare. Elle faillit rayer des cadres un conducteur de vélomoteur, et Goubi s’apeura :
— Attention, la mère, cré bon Dieu ! Heu… je voulais dire madame.
Il commençait à s’intimider. Elle répondit, suave :
— Ne m’appelle pas la mère, ni madame. Appelle-moi Sylvaine. Appelle-moi salope, vieille salope.
Goubi en fut confus. C’était une sacrée effrontée. Et pas bien polie. Pourtant, elle n’avait pas été élevée avec les cochons. Plutôt avec les visons.
Elle rangea la voiture dans une allée obscure du bois de Boulogne, éteignit les phares. Goubi murmura, inquiet :
— V’là qu’on est perdus. On est en forêt, j’y aime pas bien. Ça se pourrait qu’il y ait du sanglier.
Sylvaine l’enlaça.
— C’est toi, mon sanglier, c’est toi mon bouseux, ma brute, mon sauvage, mon pirate.
Elle reprit haleine, poursuivit en dégrafant son manteau :
— Mon goujat, mon charretier, ma vermine, mon décadent, mon rustre.
Elle l’embrassa avec violence, râla :
— Tu sens merveilleusement mauvais !
— Ça, c’est point vrai, vu que je me suis mis du parfum.
— Tais-toi. Tu sens l’étable, tu sens la crotte, tu sens le purin !
— Vous êtes guère plaisante, pleurnicha Goubi.
Cynique, elle se dénudait, débraillait l’innocent.
— Prends-moi, mon verrat, mon rustique, mon crétin ! Prends-moi comme le manant prendrait sa châtelaine ! Prends-moi comme au Congo le nègre viole la petite sœur des pauvres ! Sans fioritures, comme un animal en rut, comme un étalon !
Il bredouilla :
— En somme, vous voulez que je vous arrange ?
— Fais ce que tu veux de moi ! Je suis ta femelle, ta putain, ta créature, ta chienne ! Vas-tu me prendre, oui, mon vieux Pataud, toi qu’es qu’une bête !
— C’est que c’est point commode, dans une auto, se lamenta Goubi, quand même étonné de l’entendre citer le chien des Patouilloux. Il y parvint enfin et Goubi dut avouer que les Parisiennes égalaient, question galanterie, les bonnes femmes des Six-Fesses.
— Il faut tout connaître, dans la vie, dit Mme Flutiau en se rajustant.
A l’Étoile, elle ne le tutoyait plus.
A la Concorde, elle l’appelait monsieur.
Elle le déposa rue du Louvre sans même le regarder.
— Vous êtes aux Halles. Bonne nuit.
— On se bise donc point avant de se quitter ?
— Certainement pas. Pour qui me prenez-vous ?
Goubi faillit être culbuté, appuyé à la Porsche qui démarra et remonta la rue comme une fusée spatiale, emportant le souvenir de Sylvaine Flutiau épouse et mère.
Goubi, encore sous le coup de l’émotion sentimentale, demeurait planté au milieu de la chaussée. Il ne parvenait pas à croire au plus rapide succès féminin de sa maigre carrière de séducteur. La belle veste de son beau costume était largement fendue dans le dos, conséquence funeste de ces étreintes acrobatiques. Goubi ignorait ce détail, qui l’eût désespéré.
— Sylvaine, soupira-t-il, encore une qui pourra sûr pas m’oublier…
Il n’eut que le temps de déguerpir. Deux camions de marée venaient à lui de part et d’autre, en serre-livres.
Il promena son rêve d’amour dans les pavillons et sur le carreau des Halles, étranger aux braillements, aux bousculades, aux diables qui lui frôlaient les jambes, aux insultes dont le travailleur local est prodigue, persuadé qu’il est d’être l’unique travailleur du monde, sous le spécieux prétexte qu’il réveille avec jubilation le travailleur de la journée.
Un farceur anonyme expédia sur Goubi une tomate qui explosa sur une de ses jambes de pantalon. L’innocent poussa des cris de fureur, s’essuya, puis étala le suc sur l’autre jambe en s’y frottant les mains. Un clou dans une planche lui balafra le derrière d’un accroc monstre. Une peau de banane, enfin, le jeta dans un caniveau pavé de tripailles de merlan. Bref, en trois minutes, le notaire Goubi était redevenu un spécimen valable du Lumpenproletariat. Goubi, toujours dans son ruisseau, tendit le poing aux faces rigolardes qui le cernaient :
— Méchants ! Vous êtes que des méchants avec rien que de la méchancetise dans le corps ! Ça vous gênait que je soye habillé comme un prince ! Vous avez pas pu y endurer et vous m’avez fait des misères affreuses ! Vous êtes rien que du fumier de lapin et de la crotte de poule !
Pris dans un encombrement, un camionneur l’écoutait avec attention, la tête hors de sa cabine.
Goubi poursuivait, tantôt pleurard et tantôt ricanant :
— Des voyous, que vous êtes ! Et des jaloux ! Ça vous embête, hein, que je viens de chausser une bourgeoise, moi qui suis qu’un chtit misérable, eh ben je l’ai chaussée quand même ! Et deux fois, s’il vous plaît, même si vous êtes pas contents !
Les témoins étaient enchantés de cet intermède.
— Qui c’est ?
— Un poivrot.
— Plus marrant que ça ! C’est un idiot !
Un autre plaisantin fondit sur Goubi, lui arracha sa casquette, la brandit comme un scalp.
— Laisse-lui sa casquette ! tonna le camionneur en descendant de son Berliet. Le facétieux obéit avec empressement, le routier ressemblant davantage, pour le format, à un réfrigérateur de deux cents litres qu’à une boîte d’allumettes. Ebahi, Goubi vit son sauveur venir à lui, lui sourire, l’entendit lui parler :
— Lève-tu donc, bredignot. Te vas pas rester là comme une andouille.
Goubi se remit sur ses pieds d’un bond :
— Te serais-t’y point de l’Allier, toi ? Moi, je suis de Jaligny.
— J’y ai bien connu à ton parler que t’étais de par chez nous. Si je suis de l’Allier ! Regarde ce qu’y a d’écrit sur mon camion.
— J’y voudrais ben, mais je sais point lire.
— Y a écrit : Pierre Quetouffe, transporteur à Saint-Pourçain-sur-Sioule.
Goubi lui prit les mains :
— Quetouffe, tu m’as sauvé la vie. Les bandits étaient après moi.
— C’est point des bandits. T’y vois point qu’y travaillent ?
— Moi quand je travaille, j’embête point les autres.
— Y voulaient rigoler. Viens donc boire un canon. Avant que je puisse bouger le camion, y en a bien pour une heure.
L’accent de Quetouffe, à tous coups, versait un verre de gnole au cœur de Goubi. C’était l’air du pays qui sortait par sa bouche. Quetouffe, chemin faisant, le questionnait :
— Dis-moi, tu serais pas un peu bredin ? A moi, tu peux bien y dire.
Goubi écarta du geste cette offensante éventualité :
— A Jaligny, y en a ben qui y disent. Mais c’est des inventions. T’apprendras que Goubi, y en a pas deux comme lui question ruse et raisonnement. A preuve que Clemenceau c’était mon papa ! On peut pas dire qu’il était bredin, hein, Clemenceau ?
Quetouffe reconnut volontiers son erreur d’appréciation et Goubi lui en sut gré. Ils entrèrent « Au pied de cochon » et, au zinc, Quetouffe commanda deux ballons de beaujolais.
— Quand même, Goubi, qui que tu fous là, dans les Halles ? Racontes-y voir.
— Eh ben voilà, c’est de la faute à Grafouillère et Courniaulon…
Lorsque Goubi eut fini de parler, Quetouffe s’émut :
— En somme, t’es perdu !
— Ben oui…
— Mais je vas te ramener, mon pauvre vieux ! Et pas plus tard que cette nuit ! Dès que le camion est vide, je rentre à Saint-Pourçain, et toi avec !
— T’es bien brave, mais y m’ont mené à Paris, j’y reste, à Paris. Oh, pas toute la vie, c’est fous furieux et compagnie, ici. Mais t’y comprends, faut que ça m’arrive quelque chose. A Jaligny, j’y rentrerai que la tête haute, et on m’y fera des monsieur Goubi gros comme les deux bras.
— En attendant, y doivent porter peine, là-bas. Y doivent te croire à moitié mort.
— Tant que c’est pas vrai, c’est bien fait pour eux. C’est bon qu’y z’y voient qu’y peuvent pas se passer de moi !
— Et tes patrons ? Y doivent bien t’aimer, tes patrons ?
— Ah oui ! Comme un clou à leur fesse, qu’y m’aiment ! Y me tendent le fricot au bout d’une fourche, et y me réveillent le matin à coups d’aiguillon !
— Ça, c’est point vrai, devina Quetouffe.
— T’as raison, c’est point vrai, reconnut Goubi avec bonhomie. Mais ça pourrait l’être. Et laisses-y donc faire, ça les dressera !
Quetouffe soupira. Jamais il ne perforerait ce caillou. D’autres que lui avaient dû y briser leurs outils.
— Ecoute-moi, au moins. Je monte aux Halles deux fois par semaine, le mardi, le vendredi.
— Mardi, vendredi, bon.
— Quand tu voudras t’en retourner, tu iras où qu’on s’est trouvés, t’y vois ?
— J’y vois. D’accord.
— T’as-t-y des sous, au moins ?
Avec des mines d’agent secret, Goubi extirpa de sa poche son billet de dix mille, le fit craquer sous les narines de Quetouffe :
— Tu le vois, çui-là ? C’est une femme qui m’y a donné. Une sacrée fumelle du diable, avec un manteau de fourrure et un croupion de jument. De la belle viande ! Mme Flutiau qu’elle s’appelle, mais, chut ! C’est entre nous. Je l’ai arrangée y a pas une heure dans son auto. Dix mille, mon loulou ! Faut te dire qu’avant qu’y m’abîment mon costume, les autres assassins, je ressemblais à un préfet.
— Dis donc pas de conneries.
— Tu me crois point ?
— Sûr que non.
— Ah ben, brailla Goubi, c’est quèque chose ! Pour une fois que c’est la pure vérité du bon Dieu !…
— Laisse donc le bon Dieu là v’où qu’il est, et fais-moi pas trop rire, je vas en casser ma ceinture.
Goubi se tut, assommé par cette vérité éternelle mais nouvelle pour lui, à savoir que la vérité n’est plus vérité quand elle a de trop jolies robes. Il n’y aurait donc que lui sur terre pour y croire, à son aventure, et Sylvaine, bien entendu, qui jamais ne l’oublierait.
— Pourtant, murmura-t-il encore, je t’y jure.
— Jures-y point, t’iras en enfer.
Goubi voulut à toute force payer sa tournée. Quetouffe y consentit pour ne pas l’offenser. Goubi s’absenta même un instant et revint avec des cigares que Pierre Quetouffe dut encore accepter, tout en remontrant qu’à ce train de luxe le billet ne ferait guère d’usage. Goubi balaya ces objections :
— T’occupe, Quetouffe, t’occupe ! Dans pas longtemps, je roulerai en DS.
— Et comment ça ?
— J’ai mon idée. Ça me manque pas, les idées, tu t’en doutes bien. Mon père, il a sauvé la France.
— Sauvé la France, bougonna Quetouffe, sauvé la France. Y a bien que toi pour croire que ça prouve des capacités !
Goubi raccompagna son pays à son camion qui pouvait à présent circuler. Ils se serrèrent les quatre mains.
— A bientôt, Goubi. Mardi et vendredi, oublies-y pas. Et s’y en a un dans les Halles pour te chercher dispute, dis-y que t’es un ami à Quetouffe. Tu le verras réfléchir avant de te dire au revoir bien poliment.
Goubi regarda avec une pointe de tristesse le camion disparaître dans la cohue. Il était seul. Il avait sommeil. Il retrouva non sans mal la rue Quincampoix et le recoin, face au passage Molière, où il avait passé sa première nuit parisienne. Le petit Bidesque y était déjà, allongé sur un lit de paillons de bouteilles, fumant le dernier mégot avant le sommeil. Il eut un sursaut à la vue de Goubi :
— C’est toi, Goupille ? Eh ben, tu manques pas d’air de revenir ici ! Y a Suzanne qui te cherche partout avec sa lame pour te mettre les tripes au soleil. Si t’as le malheur de te pieuter là, tu te réveilleras demain matin avec un portemanteau de planté dans le buffet, aussi vrai que je m’appelle pas Bidesque de mon vrai nom !
Goubi saisit l’essence de cet avertissement solennel et gémit :
— Faudrait pourtant ben que je couche quelque part…
Bidesque avait une nature altruiste. Il ronchonna, mais se leva :
— Suis-moi, enflure, patate, connaud, pas moyen de ronfler avec des débris pareils !
Il le conduisit rue de Venise, un boyau lugubre qui évoquait davantage l’univers de Kafka que les joyeux gondoliers. Un taudis en démolition s’effritait au coin de cette souriante artère.
— Y a un vieux matelas à la cave, expliqua Bidesque. La cave, t’y vas par ce trou. Mais raconte pas ça à tout le monde, hein, Goupille ! Le matelas, y m’a coûté un litre. C’est comme qui dirait ma résidence secondaire.
— J’y dirai à personne. T’es bien gentil, Bidesque.
Le petit clochard tomba dans la nuit comme pierre dans un puits en bougonnant :
— Je suis la reine des pelures, oui, la reine !
En rampant, Goubi atteignit le matelas, s’allongea.
Un bruit, bientôt, lui piétina le cœur.
Un spectre marchait dans la cave, s’arrêtait, puis reprenait le fil de ses épouvantables pas de loup. Goubi hurla :
— Qui qu’est là ? Je vous entends, bandit, assassin !
Le fantôme ne broncha pas, s’immobilisa.
— Y va me tuer, sanglota Goubi, sûr que c’est Suzanne !
Comme il n’entendait plus rien, héroïque, il alluma son briquet, et la flamme, malgré les escarbilles qu’elle crachotait, illumina un malheureux chat de gouttière gris et blanc.
Goubi respira, puis fit celui qui trouvait tout cela naturel :
— Ah, c’est toi, Minet ! Eh ben, viens ! Viens ! Quand Goubi s’endormit, le chat ronronnait sur son épaule.
Par le trou dans le mur, la lune se glissa, et les bénit.