CHAPITRE IX
Après sa journée de morilles – ardent, il en avait empli ses deux paniers – il avait soupé à la va-vite chez Rabichon, s’était changé et même rasé dans sa cave. Juliette – oui, Juliette, pas Julienne, pas La Tasse – lui avait dit de venir l’attendre à vingt-trois heures, « onze heures, si tu préfères », en gare de Lyon.
Il prépara le dîner de son chat, un chat aux oreilles cassées par les projets de mariage de son maître.
— Pas la peine de t’y dire, mon vieux Minet, que t’es du voyage. J’en ai causé à La T… à Juliette, quoi. Elle est ben d’accord pour t’emmener. Des chats, elle en veut trois, toi et deux autres, je m’arrangerai pour que ça soye des chattes, hein ? Et deux chiens, aussi. Ah ça ! faudra t’y faire ! Elle a bon cœur, Juliette, comme moi. Je te laisse. Je vas être en retard.
Il arriva à la gare avec une heure d’avance, en profita pour essayer de penser aux problèmes que lui poseraient les Aggroulés, s’ils étaient acquis.
— Faudrait un ouvrier, si on veut s’en occuper comme y faut. J’ai que deux bras, je suis courageux comme tout, mais j’ai pas quatre bras et je peux pas être partout comme le bon Dieu. Ça ferait un rude ouvrier, le bon Dieu ! Juliette, elle a beau être intelligente comme un savant, elle a tout à apprendre, dans une ferme. J’y ai ben vu, avec ses lapins et ses poules. Sûr qu’elle sait pas seulement traire les vaches. Et un ouvrier, où qu’on en trouvera un ? Y en a pas un, là-bas, qui voudra avoir Goubi au-dessus de lui. Y me ferait que des misères, alors Juliette y tolérerait pas, faudrait le foutre à la porte, et y raconterait des horreurs dans tout le pays. Ah, c’est ben du souci que d’être le patron !
Il l’attendait à la sortie des grandes lignes, que lui avait heureusement indiquée un employé. Lorsque enfin Juliette arriva, elle se jeta au cou de Goubi, l’embrassa sur les lèvres et lui mit sous les yeux un, papier en criant, enthousiaste :
— Tiens ! Lis !
Il repoussa le papier tristement :
— Vous y savez ben que je sais point lire.
— Je t’apprendrai. Cet hiver. Au bout d’un an, deux s’il le faut, tu liras le journal.
Cette perspective grandiose l’enchanta, et il se mit esquisser des pas de danse que Juliette réprima sèchement par un « Goubi ! » sans appel. Il jura de ne plus recommencer. Elle reprit son visage radieux :
— Je te pardonne, patron des Aggroulés !
— Alors, c’est fait ? bafouilla-t-il.
— Ce papier, c’est la promesse de vente. J’ai versé des arrhes. Je signerai tous les actes ces jours-ci. Bref c’est à moi. C’est à nous deux. On se mariera le plus vite possible. Parce qu’à présent j’ai horreur des situations fausses. On marche un peu ?
— J’y veux bien.
Elle lui donna le bras, le complimenta fort pour sa tenue car la récompense du bout de sucre est comprise lors du dressage des chiens de chasse.
Ils allaient à pas lents dans la sombre et calme rue de Bercy, déjà ailleurs, déjà loin, déjà sur la terre des Aggroulés fumante des brumes d’automne ou aplatie de chaleur sous juillet.
— C’est très beau, racontait Juliette. La maison a un toit de vieilles tuiles comme les maisons des artistes à Montfort-l’Amaury. Il y a de grandes cheminées pour les feux de bois. Je veux un lit de campagne, avec un édredon rouge comme on n’en fait plus. Je ferai installer une douche pour que tu te laves tous les soirs…
Ici, Goubi grimaça dans la nuit.
— … J’aime beaucoup le pays, aussi, c’est doux, la vraie campagne, la campagne sans veaux à six pattes pour les touristes, sans gorges du Tarn et pas de cirque de Gavarnie. Un jour, ça sera tout planté d’usines, mais j’espère quand même qu’on sera morts avant. Je veux aussi faire un grand élevage de poulets pour citadins, tu vois, des poulets à chair molle, à goût de poisson, du poulet qui se mange comme du carton.
Même ces poulets-là, c’était du travail, et Goubi le dit et parla de ses préoccupations concernant la main-d’œuvre. Juliette se rangea à cet avis, nota également sur ses tablettes les progrès de son promis sur le chemin de la sagesse.
— J’ai vu, poursuivit-elle, le notaire, bien sûr, qui m’a prise pour une dame, et aussi le maire, Chapon.
— Chavon !
— Si tu veux. Je me suis rendu compte en parlant avec eux, sans parler de toi bien sûr, que ce qu’il nous faut au départ, avant tout, c’est de la considération. Il faut qu’ils te voient tout de suite d’un autre œil. Aussi j’ai décidé que nous ferons un grand mariage. A l’hôtel du Progrès, en face du Familistère.
— Oui. C’est un ami à moi qu’est là. Il me donnait des mégots.
— Il ne t’en donnera plus. Tu auras ton paquet de tabac. Pour le mariage, il nous faut des invités qui présentent bien, pas des fougnotteux, des invités qui jettent du jus.
A la lueur d’un réverbère, elle sortit carnet et stylo de son sac :
— Moi, j’ai des relations. Des messieurs qui se tiendront comme il faut. J’ai mon avocat de lundi, maître Coralle. Un peintre Prix de Rome. Un polytechnicien. Celui-là, je lui dirai de venir en uniforme.
— J’y connais du monde, moi aussi, proposa Goubi. L’étudiant en médecine, sûr qu’y voudra bien, si j’y dis. J’ai son adresse.
— Parfait. Tu me la donneras.
— Ferrier et Rabichon, deux patrons de restaurant.
— Très bien. Je note. Deux restaurateurs.
— Y a Quetouffe, le camionneur de Saint-Pourçain.
— Pas camionneur, Goubi. Transporteur. C’est plus chic.
— Et pis, M. Dessertine.
— Mandataire. Excellent.
Goubi n’osait mentionner Bidesque. Il le fit malgré tout, sur la pointe des pieds. Juliette réfléchit avant d’accepter :
— Bonne idée. Il sera là pour le pittoresque. Un clochard, ça fera très mariage parisien.
Satisfaite, elle referma son carnet. Son mariage serait une réussite, que ne passeraient pas sous silence les journaux locaux. Elle avait choisi ses couleurs, celles d’un catholicisme teinté de progressisme, qui lui rallieraient les deux couches de la population. Elle avertit, péremptoire, le fiancé :
— Naturellement, Goubi, plus question de tes âneries. Si je t’entends encore une fois raconter que Clemenceau était ton père, tu iras coucher à la grange, pour ta nuit de noces.
Cette menace glaça Goubi qui renia sur-le-champ son illustre famille.
Ils longeaient les grilles des entrepôts de Bercy. Elle retira sa perruque brune, la fourra dans son sac. La jolie rousse embrassa Goubi. Il ne savait pas embrasser. Il apprendrait.
Chaque jour, il lui offrit des fleurs ramassées en forêt. Il connaissait les usages, du moins Bidesque les lui avait enseignés. Il déposait son bouquet chez la concierge et repartait sans voir sa bien-aimée, ponctuel, discret, correct. Il estimait incompatible avec son honneur de prétendant le fait d’aller sonner à la porte d’une fiancée qui vivait sans ses parents. Lorsque Juliette voulait le rencontrer, elle devait se rendre dans sa cagna désormais balayée matin et soir et pourvue d’appareils sanitaires tels que broc d’eau, rasoir, cuvette et même, comble de l’hygiène, brosse à dents. Là, durant une heure ou deux, ils s’installaient aux Aggroulés, se disputant sur l’achat d’un motoculteur, extrayant l’huile des noix, captant le miel des ruches, empoissonnant la mare de tanches et de carpeaux, comptant les œufs, plantant un jour une vigne et l’arrachant le lendemain.
— La tasse ! criait parfois Juliette. Elle se reprenait : « Oh, pardon ! » Lorsque Goubi extravaguait, parlait de ses exploits de trapéziste au cirque Amar, elle le fixait si durement qu’il pleurnichait et qu’elle devait alors le consoler en lui affirmant que bientôt il serait sain d’esprit ou presque et lirait La Montagne dans le texte.
M. Dessertine buvait un verre chez Rabichon lorsque Goubi rentra de sa journée, porteur de vingt-quatre douzaines d’escargots dues au temps pluvieux.
— Monsieur Dessertine, fit Goubi en veillant à ne pas agiter les bras en tous sens, j’y suis bien content de vous voir pour la raison que je vous invite à mon mariage.
M. Dessertine le regarda avec circonspection. Goubi eut un sourire modeste :
— Je suis point fou, chef. Ça m’a passé, ces affaires-là. Parfaitement, que je me marie, et que Clemenceau c’était point mon père. Mon père, c’était…
Il repoussa in extremis le nom du maréchal Joffre.
— … C’était… J’y sais plus… Tout ce que j’y sais, c’est que je me marie.
— Avec qui ?
— Avec Juliette.
— Juliette ?
— Oui. Vous la connaissez. On a causé ensemble.
— Ah ! La Tasse.
Goubi prit un air peiné :
— Elle veut plus qu’on l’appelle comme ça, monsieur Dessertine.
— Excuse-moi.
— Y a pas d’offense. Elle est plus non plus rue des Lombards, et faudra pas causer non plus de ça au mariage, faut m’y jurer sans ça je vous invite pas. Y nous faut que des gens bien élevés.
M. Dessertine sourit :
— Je te promets, Goubi, que je ferai un effort.
— Elle achète une ferme à Jaligny, dans mon pays. Elle aime la campagne. Ça fait que je vas être patron, monsieur Dessertine, patron comme vous.
— Ah ! Je te l’avais dit que tu ferais quelque chose de bien dans la vie ! Comme tous ceux de l’Assistance !
— Ça sera un beau mariage. Avec du beau linge. Du coup, on vous invite et M. Rabichon avec, parce qu’il nous faut des gars qui jettent du jus, comme dit Juliette. On a un avocat, tenez, et un type qu’a gagné un Prix de Rome. Ça doit être Prix Cognacq qu’elle a voulu dire, Juliette, mais tout le monde peut se tromper.
M. Dessertine eut un œil malicieux :
— Un commissaire de police, ça vous irait ? C’est bon, pour la moralité.
— Ma foi, s’y mange proprement… Parce qu’on tient à avoir que des messieurs qui mangent proprement.
— Il doit y arriver, si on lui fait la leçon. Tu le connais, c’est le commissaire Glume, celui du commissariat d’où je vous ai tirés, La… Juliette… et toi. Ça serait amusant, non ?
— Ah oui, ça serait rigolo, jubila Goubi, seulement, lui, hein, pareil que vous, pas un mot sur la rue des Lombards. J’ai pas envie que tout le monde au pays, il y apprenne que Juliette faisait la putain.
Il murmura, un peu triste :
— Je sais pas comment on y dit autrement.
M. Dessertine lui posa gravement les deux mains sur les épaules :
— Les mots, ça veut rien dire, mon petit. Puisque c’était pas pour se moquer de toi, puisque c’était pour se marier, je trouve ça parfait, maintenant. Ces femmes-là, Goubi, quand elles se marient, il n’y a pas plus sérieuses qu’elles. Pas plus fidèles. Peut-être même les seules à rester fidèles. Tu penses bien qu’elles n’ont plus de curiosités, elles en ont soupé des hommes. Elles ont beaucoup à oublier, au contraire. Je peux t’apprendre, Goubi, que tu ne seras jamais cocu.
Goubi ouvrit des yeux intéressés :
— Ah bon !… Je croyais que c’était obligé, que les gens y se mariaient pour avoir des enfants et pour être cocus. Si j’y suis pas, c’est moi que je serais content.
— Je ne peux pas te le jurer, bien sûr, mais ça m’étonnerait.
Cette révélation avait mis Goubi de belle humeur et il eût volontiers dansé un tout petit moment tout seul. Mais Juliette n’aurait pas aimé cette excentricité. Pour elle, on ne devait danser qu’au bal. Elle avait sûrement raison.
M. Dessertine retint son protégé à dîner, le complimenta pour sa tenue correcte et ses nouvelles façons de manger, déjà moins éclaboussantes qu’autrefois.
— Tu as parlé d’enfants, Goubi, fit M. Dessertine. Si vous en avez, tu me prendras comme parrain du premier.
— J’y sais pas trop si on en aura, répondit Goubi la bouche pleine.
— Et pourquoi ça ?
— On en a bien envie, mais Juliette a peur qu’une fille elle aille rue des Lombards à son tour, et moi j’ai peur qu’un garçon il ait une case de vide comme son père.
— Mais non, mais non. Et puis, tu sais, elle commence à être moins vide, ta case, comme tu dis.
— Possible, possible, grogna Goubi, mais il aura fallu quarante-cinq ans…
Il lui était malgré tout fort pénible de se surveiller avec tant de rigueur. Il lui fallait ouvrir les soupapes. Quand il sortit du restaurant, il s’engouffra dans un couloir et, pour se défouler, dansa un fox-trot endiablé en criant à tue-tête :
— Clemenceau, c’est mon papa ! Maurice Chevalier aussi ! Et Ladoumègue ! Et Pélissier !
Il imita en vélocité ces derniers pères pour éviter d’être lynché par quelques voisins jaillis en pyjama sur leurs paliers.
Essoufflé, il se laissa tomber sur un banc public du boulevard Sébastopol.
Un homme s’y trouvait déjà, qui riait tout seul en se tenant les côtes. Cet homme – quarante ans, un chapeau, des lunettes – engagea instantanément la conversation avec Goubi :
— Vous ne pouvez pas savoir ce qu’il m’arrive, monsieur ! Comprenez ma joie ! Ma surexcitation ! Mon effervescence ! Je viens de m’évader ! Oui ! De m’évader !
Il écarta les bras, ce qui faillit projeter Goubi surpris sur le trottoir, et brailla, extasié :
— DE M’ÉVADER ! ! !
— C’est-y que vous étiez en prison ? fit Goubi mal à l’aise et prêt à se lever. L’autre lui crocha un bras comme avec un harpon et lui souffla dans le nez :
— Je viens de m’évader de mon HLM ! Ils ne m’auront plus ! Ils peuvent toujours me courir après ! Ne partez pas, monsieur, il faut que je m’en vante à quelqu’un ! Parce que c’est rare de s’évader de là ! Plus rare encore que de la Santé ! Si vous m’abandonnez, je serai forcé d’aller à cette bouche d’égout et de lui hurler, non pas : « Le roi Midas a des oreilles d’âne ! » mais ceci : « Marcel Lerche s’est évadé de son HLM ! » Vous savez ce que c’est, monsieur, une HLM ? Non. Ils m’empêchaient de faire l’amour après dix heures du soir. Quand je faisais l’amour à onze, ils tapaient au plafond, aux murs. Ils travaillaient le lendemain, vous comprenez. Moi aussi, remarquez, mais ils s’en fichaient. Ils voulaient ma peau. J’avais un chien que j’aimais. Ils m’ont obligé à m’en débarrasser. Ils ont horreur qu’on aime. Ils m’acceptaient bien avec eux mais mort, comme eux. Inerte. Flasque. Prêt à pourrir. A L’Haÿ-les-Roses, que ça se passait. Rue de Bicêtre, à L’Haÿ-les-Roses, vous vous rendez compte ? Comme si ce n’était pas une raillerie sinistre, ce nom de fleur sur des tas de ciment ! Vous me direz qu’il y a bien une avenue de la Liberté à Fresnes ! A Fresnes ! Mais quand même ! L’Haÿ-les-Roses ! Ville 997 A ou 422 D, c’était bien assez, non ? Et Marcel Lerche ? Pourquoi Marcel Lerche ? 2348 ou 8547, ça serait plus franc. Ils ont planté des arbres, qui n’arrivent pas à pousser, paraît-il. Faux ! Ils ne veulent pas pousser, c’est différent, mais on ne le dit pas. Y a qu’une chose qui pousse, là-bas, les antennes de télé. Ce sont nos bosquets à nous, nos baliveaux. Restez, monsieur, je ne suis pas fou. Je l’aurais été dans six mois, mais je me suis évadé à temps. Evadé. Je suis heureux. Je n’y retournerai jamais. S’ils me rattrapent, je me jetterai dans la Seine. Il y en a qui s’y jettent déjà. Ou qui s’empoisonnent. Ou qui se flinguent. La Seine, pour ça, on peut toujours l’avoir chez soi. Restez. J’ai besoin de parler. Parlez-moi, tenez, je suis prêt à vous écouter, mais ne me laissez pas tout seul. Parlez, s’il vous plaît.
Ce Lerche suppliant avait une tête honnête, Goubi l’admit.
— Qui que vous voulez que je vous dise ? Je suis patron d’une ferme à la campagne, je vas me marier, et me faites point dire que Clemenceau c’était mon père, parce que c’est bien sûr que c’est point vrai !
Cette réplique dégrisa l’évadé des HLM qui murmura pour lui-même :
— C’est bien ma veine. Un imbécile…
Goubi ne se fâcha pas et murmura, lui aussi :
— Oui, on m’y a déjà dit. Mais vous êtes point gentil. Je vous demandais rien, moi. C’est point de ma faute si je suis comme ça. N’empêche que c’est la vérité, la ferme, et que je me marie avec Juliette. Vous êtes marié, vous ?
Lerche le regarda mieux, et avec sympathie cette fois :
— Oui. Depuis vingt ans. Parlez. Votre voix me fait du bien, monsieur…
— Goubi.
— C’est la voix de l’air pur, de l’alouette, du soleil, du retour des hirondelles.
Goubi confessa qu’il n’y avait jamais songé en s’entendant parler.
— Excusez-moi, monsieur Goubi, de vous avoir traité d’imbécile. Cela reste à démontrer et, de toute façon, cela n’a aucune importance. L’imbécile, c’était moi jusqu’à tout à l’heure, jusqu’au moment où, pris de panique, j’ai refusé, porte d’Italie, de grimper dans l’autobus 131, j’ai refusé l’automatisme de tous les jours. Cigarette, monsieur Goubi ?
Goubi accepta. Il ne comprenait à peu près rien à ce que lui racontait ce monsieur énervé, mais le trouvait au bout du compte bien aimable. Il lui demanda, affable :
— Mais qui qu’elle va dire, votre femme, en vous voyant pas rentrer ? Elle va porter peine. Vous l’aimez donc plus ?
Lerche haussa les épaules :
— Je lui disais : « Partons, Louise, partons ! » Elle me répondait : « Où ? » Elle avait raison, évidemment. Mais à force de se demander « Où aller ? », on ne s’en va jamais, on reste, on meurt sur place. Moi, je m’en vais. Tant pis.
— Ce n’est pas bien, monsieur Lerche.
— Je le sais. Ça serait trop simple si c’était bien. Quand j’étais jeune, je voulais être pianiste. J’ai connu Louise. Je l’ai embrassée. Aimée. On a eu une fille tout de suite, il a fallu vivre, ce qu’eux ils appellent vivre, eux qui n’ont jamais vécu. Adieu, piano ! Pour un baiser de trop, je suis devenu magasinier. Il y a un mois, ma fille s’est mariée. Elle aussi est en HLM. Cité des Courtilières, à Pantin. Elle y mourra. Dans six mois, ou un an, elle sera déjà un peu morte, d’ailleurs.
Il serra de nouveau le bras de Goubi :
— Tenez-vous bien, j’étais peut-être Mozart et je ne le saurai jamais ! Mozart, monsieur ! Mozart jeté à la fosse commune par les hommes, ce qui suffit à classer les hommes dans l’échelle animale ! Ah, je ne connais plus la musique…
— Moi, répondit Goubi, j’aime bien André Verschuren le roi de l’accordéon.
Lerche se détendit et rit :
— Tu me plais, Goubi. Je te tutoie. Toi aussi, hein !
— J’y peux pas. Vous avez un chapeau.
Lerche, avec simplicité, prit son chapeau et le balança sur le boulevard où les automobiles, se jetant dessus comme des piranhas sur une vache, le transformèrent en disque trente-trois tours de trente centimètres.
— Voilà ! Tu peux me tutoyer.
Goubi, que cet intermède avait fort amusé, grommela, toutes barrières sociales abolies :
— Moi qui vas me marier, je me fais du souci pour ta femme.
— Moi aussi, soupira Lerche, mais elle n’a pas voulu me suivre. Une femme, ça veut trop en savoir, toujours, savoir où manger, où coucher. Moi, je n’en sais rien, je sais seulement que je suis libre ! Je vais dormir sur ce banc. Ça doit être dur, un banc ? Moins dur que la prison ! Mets-toi dans le citron, Goubi, que les types qui construisent les HLM et ceux qui écrivent qu’il n’y a rien de mieux que les HLM pour les minus – ils sont chauffés, ils ont l’eau et le vide-ordures, c’est merveilleux, qu’ils disent – ils se gardent bien d’y habiter, pas fous ! C’est au coin du feu de bois, à Neuilly, ou à Passy, qu’ils nous mijotent ça, les architectes et les entrepreneurs, pas loin de la bonne et de Madame en fourrure qui vote communiste avant de s’envoyer en l’air dans les petits studios de la rue de Berri. Les autres, au rayon publicité, ceux qu’ont le stylo en bois des îles et en flûte de Pan, si tu as le malheur de renauder, de rouscailler, ils te pourfendent : « De quoi ! Vous préfériez les taudis, hein ! Vous êtes un passéiste ! Connaissez rien au monde moderne ! Vous êtes pas encore assez de minables, d’abord ! Pas assez serrés dans le métro ! Dix étages seulement à vos immeubles, nous en faut quinze, vingt, trente, on s’en fout ! Vous connaissez rien à la politique ! Comment on le sait ? Y a qu’à voir comment vous votez pour être au courant ! Nous faut soixante-quinze millions d’habitants, en France, plus si vous voulez, pas un de moins en tout cas, vu que c’est là l’optimum de la population, c’est Debré qui le dit ! Quelqu’un, Debré ! Député de La Réunion ! Un crack ! Plus vous serez, c’est pas dur, plus votre niveau de vie sera amélioré ! Plus vous serez de lapins dans la cage, plus vous aurez de carottes, officiel ! » Voilà ce qu’ils disent des jamais contents, les toujours contents. Une HLM, tu vas comprendre, Goubi, c’est construit pour durer vingt ans, et ce n’est pas moi qui le dis et qui l’invente. Alors, suis-moi. L’HLM, c’est fait pour supprimer le taudis, parfait. Seulement, au bout de cinq ans, dix ans à tout casser, il devient taudis lui-même. Regarde-les. Les vieilles baraques, elles mettaient plus de temps pour en arriver là. C’est vrai qu’elles étaient pas en décors de cinéma. Et on n’a rien vu ! Rien ! Ça commence seulement ! Le progrès, je suis pas contre, même si tu penses le contraire (il ne pensait à rien, surtout), mais il ne peut pas y en avoir, du progrès, dans une fourmilière. Une fourmilière, ça peut pas progresser. La preuve, c’est fourmilière depuis toujours. C’est ce qu’ils veulent, et rien d’autre. Vingt-huit gratte-ciel à Paris dans dix ans ! L’HLM partout ! L’HLM éclairant le monde, de Beyrouth à Caracas, de Hambourg à Pétaouchnock !
Goubi bâilla bruyamment et Lerche marmonna :
— Ça t’intéresse pas ?
— C’est pas que ça m’intéresse pas, mais j’y comprends rien. Et je m’en fous. Moi, ça me dérange pas que les gens viennent vivre à Paris ou en ville. Plus y en aura qui partiront, mieux ça vaudra. Plus y en aura ici, et plus on aura de la place et du bon temps, nous autres, à la campagne.
Lerche hocha la tête :
— Tu as de la chance, toi, d’y être.
— T’as qu’à y aller.
— Je suis magasinier. C’est pas un métier pour la campagne. Le magasinier qui veut plus faire le magasinier, il n’a plus qu’à être clochard. C’est encore une veine qu’on veuille pas les supprimer comme les pigeons, les clochards. Remarque, ils y arriveront bien un jour. Tous travailleurs et tous à l’HLM.
— C’est pas tout ça, fit Goubi, mais je vais me coucher. Demain faut que j’aille aux champignons.
— Aux champignons ! soupira Lerche. Marcher sur de la vraie terre, voir de la vraie herbe, des vrais arbres.
— Tu n’as qu’à venir. Je t’emmène.
— Tu ferais ça ?
— Viens. Tu vas point dormir sur ce banc. J’ai un matelas dans une cave. Mais faudra pas faire peur à mon chat. J’ai un chat, Minet, et ma ferme elle s’appelle les Aggroulés.
Lerche suivit Goubi, un Goubi qui lui répétait toutes les cinq minutes :
— T’as l’air brave. On pourrait être amis, vu que j’ai jamais eu d’amis, étant donné que j’étais imbécile mais que c’est fini à présent. Mais t’es rien cochon d’avoir laissé tomber ta femme. Ça, je t’y pardonne pas.
Lerche ne répondait pas. Ce Goubi l’impressionnait. Le citadin en vacances a beau « rouler les mécaniques » devant le paysan, il se sent malgré tout frustré, même sans savoir pourquoi au juste, au bord extrême d’un monde qui lui est fermé, au seuil des saisons qui se rient de lui, d’une nature d’où il a été chassé, d’un mystère qui ne sera plus pour lui éclairci. Lerche avait beaucoup lu, par force, dans les métros, les autobus, et une phrase de Pascal lui revint à l’esprit alors qu’ils atteignaient le terrier de la rue de Venise : « Il y a plus de pensée dans un bœuf qui rumine que dans dix hommes qui braient. »
Emu, il retint Goubi par un coude alors qu’ils pénétraient dans la ruine :
— Moi non plus, Goubi, j’ai jamais eu d’ami. On n’a plus le temps d’avoir des amis. Tout le monde a la télévision, à quoi bon aller la voir chez les autres ? On est emportés, tous, dans les égouts. Je serai ton ami, si tu veux bien de moi.
Goubi fut content, sourit à large bouche :
— Sûr que j’y veux bien. Ça fait que j’aurai une femme, une maison, un chat et un ami !
Ils allumèrent leurs briquets, accédèrent à la cave où bientôt frétilla la lueur de la bougie.
Les deux hommes prirent place sur le matelas. Le chat accouru se peletonna sur les genoux de Goubi. Lerche le caressa :
— Les chats non plus, il n’en faut pas, dans les HLM. Rien que des poissons rouges. Et des gosses. Soixante-quinze millions. Cent millions s’il le faut ! Hardi les gars ! Les grands ensembles ! Et les petits dedans ! Pauvres chats. Innocent vu pas mort, qui les jetait au brasier en les accusant d’être des bêtes du diable…
— Faut pas dire de mal des curés, lâcha sentencieusement et à tout hasard Goubi.
— C’est pas dire du mal des curés que de soutenir qu’un pape a fait brûler des chats au XVe siècle.
— Ça, il a eu tort, convint Goubi. Mais il est mort aussi. Ça lui apprendra à faire des méchancetés aux bêtes.
Lerche le furieux, le vindicatif, Lerche le justicier se libérait, s’éclairait à son contact :
— Tu n’es pas si imbécile que ça, finalement, Goubi.
L’innocent secoua la tête :
— Oh si ! J’y vois bien maintenant. Je sais point lire, mais Juliette m’a promis de m’y apprendre. Je raconte que des andouilleries, aussi, mais elle m’a promis encore que j’en dirai de moins en moins. Faudra que tu m’aides, Lerche, si on devient des amis.
— Je t’aiderai. Mais pas longtemps.
— Pourquoi, pas longtemps ?
— Tu vas aller dans ta ferme.
— Mais toi aussi tu viendras. Avec ta femme. On a besoin d’un couple de domestiques. Attention, domestiques, c’est pas à la campagne comme à la ville, ça veut pas dire qu’ils vident les pots de chambre. Alors, d’accord ?
Il venait d’avoir, au vol, cette idée, et l’exposait telle qu’elle s’était posée sur lui, sans cérémonie.
— Tu ferais ça ? chuchota Lerche.
— Pourquoi pas ? Si Juliette est de mon avis, je suis de cet avis-là. De toute façon, nous faut quelqu’un, et quelqu’un qu’est pas du pays, je t’y dirai pourquoi.
— Tu oublies que je n’y connais rien au travail dans une ferme.
— Si t’es courageux et si ça te plaît, tu apprendras. Juliette non plus, elle y connaît rien, mais si j’y ai fait toute ma vie, hein, c’est que ça doit pas être bien sorcier ! Je te promets pas que tu seras payé des cents et des mille, mais tu seras toujours mieux que dans les rues, pisque tu veux plus y faire, de rentrer chez toi.
Lerche se taisait, les larmes aux yeux.
— On ira en causer à Juliette. Seulement, hein, pas d’histoires. On te veut pas tout seul. T’emmèneras ta femme, qui doit se cailler les sangs toute seule dans sa maison. Dis-moi que t’iras la chercher, sans ça, un jour ou l’autre, tu finirais par arranger la mienne et ça j’y aimerais pas, j’y voudrais pas à aucun prix. Eh ben, cause. Cause-moi, vieux bon Dieu !
Il lui souleva la tête, intrigué.
Cette fois, Lerche pleurait tout à fait.
— Oh, pardon ! fit Goubi.