CHAPITRE VIII
Goubi trouva des camions pour aller à Fontainebleau et en revenir, trouva des morilles. Il n’avait pas menti, il avait du flair pour ramasser des champignons. Où le Parisien moyen ne voyait que les papiers gras déposés par ses pairs, Goubi mettait la main sur de précieux cryptogames, des escargots, des fraises des bois dont il emplissait ses paniers. Toutes marchandises que Rabichon lui payait au-dessus du cours, M. Dessertine ayant imposé ses tarifs au restaurateur aux fins d’aider Goubi sans le froisser dans ses fantasques amours-propres. « Faites-le dîner, aussi, quand il rentre, avait dit le mandataire. Donnez-lui un bon casse-croûte pour la journée. Et ne lui prenez pas d’argent. Vous m’adresserez la note. »
Au bout de huit jours, Goubi était célèbre auprès des routiers de la nationale 7. Le service qu’ils n’eussent pas volontiers rendu au quidam ordinaire, ils se fussent presque battus pour le rendre à cet idiot hilare et inoffensif dont les bavardages incohérents les distrayaient pendant soixante kilomètres.
Le soir, Goubi mangeait dans la cuisine de Rabichon – on l’avait malgré tout isolé des clients – puis, muni de reliefs pour son chat, retournait à sa cave. On ne l’apercevait plus dans les Halles, en dehors de ses départs matinaux et de ses retours tardifs.
Chaque jour, La Tasse demandait à Lisa – ou à Bébé, ou à La Gravosse : « T’as pas vu mon béguin ? » Bidesque non plus ne pouvait la renseigner. Goubi avait disparu.
La Tasse expédiait sa besogne par-dessus la jambe, perdait au 421, tombait dans le cognac, cafardait.
— Enfin, La Tasse, t’es fondue ! lui reprochaient ses camarades. Qu’est-ce que tu lui veux, à ce loquedu, une cloche qui tourne même pas rond ?
— Il est gentil. C’est rare, un mec gentil. Il a dû retourner dans sa campagne.
Elle rêvait :
— Sa campagne… Vous pouvez pas savoir comme elle est belle. Y a des arbres. Y a des moutons. Des prés. Des champs.
— Comme toutes les cambrousses, quoi !
— Non. Pas comme toutes. Il en parlait comme on m’en a jamais parlé. Et il est reparti sans me dire seulement au revoir. A moins qu’il m’ait oubliée. A moins qu’il soit mort dans un coin.
Maussade, elle repoussait les avances d’un amateur :
— Ah, toi, la tasse ! Tout à l’heure, mon pote, tout à l’heure ! C’est pas le moment !
Le soupirant, furibond, se rabattait alors sur Lisa, Bébé ou La Gravosse. Elle n’en avait cure. On ne l’avait jamais connue ainsi.
— Si c’est pas malheureux, chuchotait-on dans son dos. Une ouvrière comme y en avait pas trois comme elle dans la rue des Lombards ! La v’là qu’est louffe pour un taré que personne en voudrait pour s’essuyer les pieds dessus !
Une nuit qu’elle stationnait machinalement devant l’hôtel Mimosa, car les copines lui avaient prédit qu’elle allait perdre la main en même temps que le moral, elle vit accourir Bidesque.
— La Tasse ! Je l’ai retrouvé, notre mironton ! Eh ben, c’est la meilleure, fallait qu’on soit glands ! Il est chez lui, enfin, chez moi, dans la cave !
— Vrai ?
— Oui. Il y rentre que pour ronfler. C’est pour ça qu’on a cru qu’il s’était fait la valise. Le jour, il est à Fontainebleau, où qu’y ramasse des champignons. L’abruti, quoi !
— Tu l’as vu ?
— A la minute, je te dis ! Il avait allumé la bougie. Je suis entré, j’avais peur qu’on me cambriole. Mais non, c’était bien lui, sur mon matelas, avec un greffier dans les bras. Ah, le con !
La Tasse soupira, heureuse. Des fleurs s’ouvraient, des rouges-gorges s’envolaient, des blés s’ensoleillaient et la rue des Lombards s’en magnifiait toute.
Elle fit : « J’y vais ! » et faillit, dans son trouble, dire à Bidesque : « Tu me remplaces ? » Ce fut La Gravosse qui la releva.
La Tasse courait presque en remontant la rue Quincampoix, elle qui ne se donnait cet exercice qu’à l’occasion des rafles. Au coin de la rue de Venise, tout était noir dans la ruine. Goubi avait dû souffler sa bougie. La Tasse dut escalader les gravats à l’aveuglette, gênée par ses talons aiguilles. Son sac s’ouvrit, et elle perdit une livraison traitant de la fumure des sols. Elle se laissa glisser par le trou de la cave, s’enfonça jusqu’à la cheville dans une flaque, lâcha un gros mot que répercutèrent les voûtes rongées de salpêtre. La voix tremblante d’un Goubi réveillé en sursaut retentit dans l’obscurité :
— Qui qu’est là ? Y a quelqu’un ? Y a personne ? C’est pas toi, Suzanne ?
La Tasse sacra :
— C’est moi ! Allume !
— Moi qui ?
— La Tasse, enflé ! C’est pas Jeanne d’Arc !
L’allégresse de Goubi fut plaisante à entendre :
— Madame La Tasse ! Quelle bonne surprise ! Quel bon vent vous amène ? Je pensais justement à vous !
— Tu parles, tu ronflais !
— Ça y empêche pas. Je rêvais à vous. Vous aviez un tablier et vous donniez à manger aux poules.
Il mit enfin la main sur son briquet, le battit, alluma sa bougie. Il avait de la boue dans les cheveux car il avait plu en forêt, cet après-midi. Le chat bâilla, s’étira. Goubi le prit dans ses bras, s’assit sur le matelas. La Tasse s’assit à ses côtés, le grabat étant le seul meuble du local.
— Eh bien, Goubi, on se voit plus ! reprocha-t-elle. Tu m’avais promis de passer me dire bonjour de temps en temps. Tu n’es pas venu.
La flamme de la bougie dansotait sur les murs, éclairant à peine ce décor de bombardement et ce couple bizarre.
— Tu m’avais oubliée, murmura La Tasse.
Goubi rigola finement sans répondre. Elle sourit.
Il cachait quelque chose.
— Pourquoi tu ris ?
— Je ris point. Je suis bien content que vous soyez là. Mais c’est pas une belle maison, pour une femme. J’ai seulement pas une chaise ou un coup de rouge à vous offrir, même pas un gâteau sec.
— Fiche-moi la paix avec ça…
Ils demeurèrent ainsi longtemps sans parler, La Tasse se demandant pourquoi. Elle n’était pas intimidée, tout de même ! Quant à Goubi, s’il ne disait rien, c’était parce que le moment lui paraissait divin, qu’il s’étourdissait les narines au parfum de la belle rousse, qu’il avait peur qu’elle ne partît trop vite. Le chat ronronnait très fort. La bougie pleurnichait sa cire sur le vieux cageot où elle était collée.
— Et alors, Goubi ?
— On est bien…
Il osa ajouter tout bas, prêt à esquiver une calotte :
— … tous les deux.
Elle sourit encore :
— Oui, Goubi. On est bien. Dis-moi pourquoi tu n’es pas venu.
Il soupira :
— J’y suis venu, vous voir. Même que je m’étais lavé. Que j’avais acheté une cravate pour vous faire honneur.
Elle souriait toujours, les yeux sur une toile d’araignée :
— Tu es venu ? Quand ça ?
Il avoua, au supplice :
— Le jour qu’on s’est connus. Peut-être une heure après qu’on s’est quittés.
— Et je n’étais pas là ?
— Non.
— Il fallait m’attendre.
— Non.
Il baissa la tête :
— J’avais de la peine.
— Pourquoi ça ?
— Parce… parce… parce que vous étiez avec deux soldats.
Elle fronça le sourcil :
— Deux soldats ? Je ne m’en souviens pas. Je ne vois pas. Enfin, c’est bien possible. S’il fallait se rappeler de tout. Et c’est ça qui t’a chagriné, c’est pour ça que je ne t’ai pas revu ?
Soulagé qu’elle eût compris si vite, il opina du chef. Elle se leva. Elle ne souriait plus. Même lui. Même lui…
— Tu as raison, Goubi. Salut. J’aurais pas dû me ramener chez toi comme une fleur. Comme une pomme, plutôt.
Il la rattrapa alors qu’elle s’en allait. Il bredouillait :
— Faut pas partir. Faut pas, madame La Tasse. On était bien.
— Lâche-moi.
— Je vous lâcherai pas. Si vous partez comme ça, j’irai me neyer dans la Seine. Parfaitement, me neyer.
Il l’avait lâchée, pourtant. Pourtant elle ne bougeait pas, le regardait dans les yeux.
— Pourquoi que t’irais te noyer, d’abord ? Dis-le, pourquoi. Mais dis-le.
Il les braquait, lui, ses yeux, de droite à gauche, comme un rat qui cherche un trou :
— Je peux pas y dire. J’y peux pas. Vous savez, j’y serais revenu un jour, vous voir, j’y jure. Vous pouvez y demander à M. Dessertine, j’y en avais causé. Avec mes champignons, je gagne des sous. Quand j’en aurais eu gros, gros, gros, je vous en aurais donné plein. Tellement que vous auriez pu rester chez vous, à vous occuper de votre ménage. C’était un secret, mais je suis bien forcé de vous y dire, sans ça vous serez fâchée après moi et ça, j’y veux pas, j’y veux pas !
Il tapait à coups de poing dans les murs, au bord des larmes. Elle lui caressa la joue :
— Ah, pleure pas, Goubi ! T’es déjà pas beau, qu’est-ce que ça donnera ! Va t’asseoir.
— Et vous ?
— Moi aussi.
— Vous partez plus, hein ?
— Non.
Assise, elle lui tendit ses mains :
— J’ai froid aux mains.
Il les garda avec ferveur entre les siennes. Il y eut encore un long silence. Des gouttes d’eau, par là, tombaient sur une boîte de conserve. Le chat dormait, ne ronronnait plus. La Tasse alluma deux cigarettes à la flamme de la bougie, en glissa une entre les lèvres de Goubi.
— Quand même, Goubi, tu es marrant, fit enfin La Tasse tout bas, je te l’ai dit tout de suite, mon métier, au commissariat. Tu t’en rappelles ?
— Oui.
— Ça ne t’avait rien fait.
— Ma foi non.
— Et puis après… maintenant… ça te fait quelque chose ?
— Oh, oui.
— Tu y comprends quelque chose ?
Sincère, il haussa les épaules :
— J’ai jamais rien compris à rien. Le père Catolle m’y dit tout le temps, je me demande des fois s’il a pas raison.
Elle sourit puis fit, rêveuse, tirant trop souvent sur sa cigarette :
— Je vais te raconter une histoire, Goubi. Et ce n’est pas une belle histoire. Il y avait une fois à Paris une étudiante. Elle était pas d’ici. Dans son pays, il y avait un roi qui ne l’avait jamais vue, qu’elle n’avait jamais vu non plus. Elle était de bonne famille, comme on dit. Un jour, le roi, il a voulu avoir un enfant. Pas spécialement par amour des gosses, mais il en avait besoin d’un, sans ça on le virait et il perdait sa place, il était plus roi, tu me suis ?
Il lui soufflait à la dérobée sur les mains pour les réchauffer.
— Oh, oui, que je vous suis. Partout, si vous y voulez !
— Bon. Alors, le roi, il a regardé la liste des filles à marier, et sûrement leurs photos, comme dans les maisons de rendez-vous. Il a choisi l’étudiante, et l’étudiante est revenue dans son pays, au coup de sifflet, pour coucher avec le roi. Elle devait se dire : « Pourvu que ça rate pas ! » Le roi a eu son enfant. Elle a eu sa couronne, en guise de petit cadeau. Et tout le monde a trouvé ça très bien. C’était pas une pute, elle. C’était une princesse. Question de tarif ! Tu as des filles, aussi, pour faire du cinéma, elles s’envoient le metteur en scène, le chien du metteur en scène, le régisseur ou l’électricien. Ce ne sont pas des putes non plus. Ce sont des artistes. Tu en as d’autres qui épousent des riches qu’elles n’épouseraient pas s’ils étaient pauvres. Ça encore, ce n’est pas des putes. C’est des femmes bien. Si je te disais, Goubi, que je suis plus propre, dans ma tête, et c’est ce qui compte, la tête, que tous ces paillassons-là, tu me croirais ?
Il l’avait écoutée bouche bée, ne saisissant que fort confusément le sens de ce discours, une seule phrase trottant dans sa cervelle : « Ce qu’elle cause bien, Mme La Tasse ! Ce qu’elle dit, c’est aussi beau qu’elle, c’est ça qu’est intelligent ! »
Il affirma avec force :
— Ah ben, je vous crois, que je vous crois !
— Tu m’en veux encore ?
— Ah ben, non !
— Si c’est vrai, je suis contente.
— Et moi donc ! Content comme moi, y en a pas !
Elle ferma les yeux. Pour la première fois elle était en confiance, tranquille, auprès d’un homme. L’homme, son ennemi de tous les jours. Bien sûr, ce n’était pas tout à fait un homme, il y avait en lui de l’épagneul, du cocker, de l’arbre, de l’herbe et de la fleur de pissenlit. Un homme ne serait pas resté comme cela tout près d’elle, l’aurait embêtée, culbutée, oubliée, méprisée. Puisqu’il n’était pas un homme de ce modèle courant, tant mieux, elle s’y ferait. La Tasse était heureuse, assise sur ce pauvre matelas, et surprise d’être heureuse. Il lui semblait respirer ses pots de pétunias après une longue journée sans pétunias. Une journée ? Une vie, oui. Trente-cinq ans. Trente-cinq ans déjà. Trente-cinq, c’est quarante dans cinq ans. De quarante à cinquante, il n’y a pas des kilomètres. Après cinquante, c’est la chute libre, en piqué. Les années de trottoir comptent double. Elle en avait connu des dizaines, des grands-mères de l’amour, horribles, à moitié crevées, sillonnées de vergetures, de varices, tombées dans le pinard ou dans la came. Pas de maison de retraite pour vieux travailleurs dans ce boulot. Quand on ne peut même plus éponger un bougnoule par jour, c’est que ce jour-là n’est pas loin de la nuit. L’hôpital, et les petites sœurs de charité, et puis l’amphithéâtre où on rigole sur votre corps, et puis la boîte à dominos, et puis les banlieues tristes, Thiais, Bagneux, Ivry, les Toussaint pleurant chaque année sur une tombe à bon marché, qui se lézarde et pourrit sous la pluie.
Les mains de La Tasse tremblèrent entre celles de Goubi. L’innocent balbutia :
— Qui que vous avez, madame La Tasse ? Vous avez encore froid ? C’est vrai que c’est pas une maison, ça. Aux Patouilloux, le père Catolle voudrait pas y mettre un porc. Il aurait peur qu’y s’enrhume. Mais bientôt j’aurai la voiture, et un beau logement avec des fenêtres.
Elle se dégagea avec douceur. Elle avait envie de pleurer, de penser, d’être seule.
— Je m’en vais, Goubi. Ne me fais pas la tête. Demain, ça te ferait plaisir d’aller dîner chez moi ? Je t’invite. Je te ferai un bourguignon. Je suis très forte, pour le bourguignon. A quelle heure tu rentres des champignons ?
— Vers les huit heures.
— Ne passe pas me prendre à l’hôtel, je n’y serai pas. Je n’ai pas envie d’y aller. Je ne te donne pas mon adresse, tu la perdrais. Je t’attendrai devant Saint-Eustache, tu sais, l’église des Halles. A demain, Goubi ?
Elle s’était éloignée du lumignon, entrait dans un domaine flou. Goubi dit avec ferveur :
— A demain, madame La Tasse.
Il se précipita avec sa bougie pour la raccompagner.
La Tasse ne regagna pas la rue des Lombards. Elle prit un taxi pour rentrer chez elle.
Goubi n’avait plus le cœur aux morilles. Il le tendait à bout de bras à La Tasse, le lendemain, dans la forêt. Il errait par les chemins, plus vague et plus flottant que s’il avait bu. Il confia, sûr que personne d’autre ne l’entendrait, son secret à l’écureuil.
— C’est bête, d’être bête, t’y sais ? J’ai beau y dire partout que je suis rusé comme un renard, j’y sais ben que c’est pas vrai. Je suis bête comme une pantoufle. Comme ces deux paniers.
Il s’adossa à un chêne. L’écureuil le considérait avec intérêt. Les animaux n’avaient jamais peur de Goubi. Ils le devinaient tout proche d’eux et de leurs petites préoccupations. Il avait parfois de l’ennui à ramasser les escargots, encore qu’avec du beurre et du persil il n’y avait pas meilleur. S’il avait su écrire, il eût gravé au couteau sur le chêne le nom de La Tasse et le sien. Le chêne murmura sous le vent pour se féliciter d’une ignorance que ne partageaient pas, hélas, les gougnafiers du dimanche.
— Si j’étais point si âne, poursuivait Goubi, je causerais dans le poste à Radio-Luxembourg et j’y dirais, au monde, qu’y faut s’aimer, qu’y faut point se battre comme des chiens, qu’y vaut mieux boire chopine avec un chtit bout de lard sur son pain que de se dévorer, qu’y faut que les gates(2) embrassent les gars et les gars les gates au lieu qu’y se fassent du mal. Et le monde, y m’écouterait, sûr, tellement que je causerais bien et Mme La Tasse elle serait fière de moi, elle se promènerait à mon bras comme on y a fait après le commissariat. Si j’avais le caillou d’André Verschuren qu’est le roi de l’accordéon, je pourrais aussi y faire comprendre, à Mme La Tasse, que je suis amoureux d’elle, vu que c’est M. Dessertine qui m’y a dit. Y faire comprendre, pas plus. Pas y dire. Y dire, c’est pas possible, vu qu’elle en rigolerait et que ça me ferait de la peine qu’elle en rigole. Seulement, hein, je suis bête comme une bouteille vide, y a pas à sortir de là…
Il soupira, salua poliment l’écureuil et reprit ses paniers. Depuis qu’il était né, il savait ce qu’est le travail, un truc comme l’amour, où il faut être deux. L’homme d’un côté, le travail de l’autre. Le travail n’est rien, tout seul, rien qu’une entité qui ne se résout pas en soufflant dessus, et mystérieuse. Un arbre, on peut penser qu’il n’y a rien sur terre de plus éloigné de l’idée de travail, un arbre, cela donne de l’ombre, ou des fruits. Mais si vous décidez de le couper, cet arbre devient besogne, vous pompe tout à coup votre sueur et vos muscles. Les champignons, ce n’était pas du vrai travail, tout au plus un divertissement de coiffeurs du lundi et de vacanciers, et Goubi s’en lassait, qui gardait vif en lui, toujours, le remords de la bêche abandonnée dans le jardin des Patouilloux, laissée là sous couleur d’aller boire un canon à Chapeau. Il en était loin, du canon de Chapeau, et regrettait sa bêche. Une bêche était un outil digne, net. Il se reprochait ses paniers, bons pour les femmes. Il avait des visions de labours, de semailles, de moissons. Paris, oui, Paris. Il avait vu la tour Eiffel, et des fourmis dessous, qui ne disaient pas bonjour, et puis c’est tout. Il se baissa pour ramasser quelques fraises et, au lieu de les jeter dans son panier pour les vendre, les mangea.
— Combien tu prends, la rouquine ?
— La tasse ! grinça-t-elle en tournant le dos avec rage.
Même devant Saint-Eustache et même en tailleur gris, on ne commettait pas d’erreur sur sa personne. Elle en était navrée. Elle se regarda dans le miroir de son poudrier. Cela se voyait donc tellement ? Comme une couleur de peau ou une étoile jaune ? La Tasse fut honnête et sa réponse fut : « Oui. » Ses cheveux flamboyants n’étaient pas ceux d’une mère de famille catholique pratiquante adversaire du contrôle des naissances. Son maquillage n’était pas celui d’une respectable directrice d’école. Sa démarche lascive évoquait assez mal la militante syndicaliste au défilé du Ier Mai.
« Il faudra corriger tout ça », tel fut le serment qu’elle fit à Saint-Eustache. « C’est comme La Tasse ! C’est pas sérieux ! Mais Léontine, c’est pas mieux. Mon second prénom, peut-être… Juliette, c’est pas mal. » Même un abbé la dévisagea avec sévérité. « Pouvez pas aller ailleurs », criait l’œil de l’homme en noir.
Enfin, elle vit arriver Goubi qui venait de déposer ses paniers chez Rabichon. Il s’était produit en elle bien des changements, cette nuit. Il n’était vraiment pas présentable, ce malheureux. Ce n’était pas ce soir qu’elle lui eût donné le bras.
Elle lui sourit pourtant, il avait l’air si content de la voir. Comme il était différent de ces êtres masqués qui dissimulent toutes traces de sentiments, de crainte d’être trompés, de peur du ridicule, de paraître impudiques, ou de se « faire remarquer » ! Différent aussi, ô combien, de ces autres êtres qui enfilent des chaussettes propres sur des pieds sales mais dont brillent les boutons de manchette et tout ce qui se voit. Goubi, franc comme un galion d’or, n’avait pas de ces hypocrisies. Il était crasseux dans l’égalité et la simplicité, du cheveu aux orteils.
La Tasse siffla très fort entre ses doigts pour arrêter un taxi. Elle en rougit presque. Il faudrait aussi perdre cette habitude acquise ailleurs qu’au Bal des Débutantes. Elle entraîna ce gourdiflot de Goubi qui bayait aux gargouilles de Saint-Eustache, le poussa dans la voiture, s’assit auprès de lui.
— Boulevard du Temple. Au coin de la rue de Saintonge.
Goubi murmura, contrarié :
— C’est pas une DS.
— Oh, toi et tes DS ! J’aime pas ça, les DS.
— Ah bon ? s’exclama Goubi frappé dans ses plus chères admirations. Qui que vous aimez, alors, comme voitures ?
— Les voitures à chevaux. Si j’habitais la campagne, tu sais ce que j’aurais ? Un cabriolet à deux places, un tilbury que ça s’appelle. Avec un cheval blanc ou noir, et le vent dans la figure, et le temps de voir le paysage. J’en ai trop vu, des autos. Il n’y a plus besoin d’être mécano pour vivre dans un garage, il suffit d’être parisien. Paris, j’en ai jusque-là. Quand on pense que des mecs, à Paris, il nous en débarque tous les jours des pleins wagons, on se dit qu’il n’y a pas d’asiles de dingues, en province, pour qu’ils nous les envoient tous !
Elle se reprit en un éclat de rire :
— Je dis pas ça pour toi, Goubi ! Toi, tu y retourneras, à Jaligny. A moins que tu n’aimes Paris.
— J’y connais par cœur, maintenant. J’y ai tout vu.
— Tout ?
— Oh ben, ce que j’ai point vu, ça ressemble au reste. C’est que des rues, et des rues et des rues. Seulement voilà, je peux pas y quitter comme ça. Je m’y suis promis.
Elle l’interrogeait du regard. Il précisa :
— J’attends. J’attends qu’y m’arrive quelque chose, j’y dis et j’y répète. Je peux pas rentrer au pays sans qu’y me soye rien arrivé. Y seraient trop contents, là-bas.
Elle posa la main sur un genou de Goubi :
— Il t’est arrivé quelque chose, Goubi.
— Qui donc ?
— Ben… moi. Je suis bien quelque chose, non, pour toi ?
— Oh, ça oui, madame La Tasse ! fit-il avec élan. Mais d’un autre côté, ça revient au même. Je peux toujours pas rentrer.
— Pourquoi ?
— Pardi ! Si je m’en vais, je vous verrais plus.
Ils eurent un silence comme dans la cave la nuit passée.
Le taxi n’était plus qu’une pièce de puzzle dans l’encombrement traditionnel de la place de la République. Des forcenés appuyaient sur leur klaxon pour se défouler et vomir les couleuvres avalées dans leur journée de travail.
La Tasse parla, tout bas :
— Ça t’embêterait, de plus me voir ?
Il fit, tout naturel :
— Ça me manquerait. Y a rien qui me manquerait plus. Ça fait que je reste.
— Dans une cave.
— Oh ça, c’est point grave. J’y suis pas mal, avec Minet. Et pis, si vous y venez de temps en temps, c’est plus une cave, c’est quasiment le château de Jaligny.
Sans y prendre garde, il lui décochait là un compliment à la Casanova. Elle en fut si touchée que le chauffeur dut tousser comme un poète romantico-phtisique pour lui faire comprendre qu’ils étaient arrivés.
Ils descendirent, entrèrent dans un immeuble bourgeois où l’ascenseur datait de l’affaire Dreyfus et semblait porter col dur et Légion d’honneur.
Issue du studio de La Tasse, une tendre odeur de bourguignon parfumait le palier du dernier étage. La Tasse, en ouvrant sa porte, fut soudain traversée par cette pensée : elle habitait là depuis dix ans, c’était la première fois qu’elle recevait un homme chez elle.
— Allez, viens.
Goubi, impressionné, se décida à marcher sur la moquette. Ce qu’il sentait bon, cet appartement, outre le bourguignon… Il embaumait les sels de bain, le thym jeté en bouquets dans des pots de grès, les pétunias fleuris dans une vasque de céramique, et puis la femme. La femme.
La Tasse donna un tour de clé à la porte d’entrée, se libéra de ses chaussures. Ses pieds cueillirent des mules au passage, elle prit Goubi par un bras et le tira sur la terrasse.
A la lueur d’une lanterne suspendue, Goubi découvrit le plus petit, le plus charmant et le plus gentiment ridicule des jardins potagers, tout entouré de cannisses. Des radis se bousculaient sur un mètre carré de terreau ratissé avec âme, séparés par une allée de cailloux blancs d’un carré de deux douzaines de salades un peu trop vertes. A gauche des radis, un clapier où trois lapins ventripotents grignotaient des carottes offertes sur un plateau par leur maîtresse bien-aimée. A droite des salades, deux poules dormaient sur leur perchoir, dans une vaste cage pour oiseaux des îles.
— C’est chouette, hein, jubilait La Tasse, c’est pas mignon tout plein ? Qu’est-ce que tu en dis ?
Ces essais de culture et d’élevage urbains, cette miniaturisation japonaise des Patouilloux laissaient plutôt Goubi pantois.
— C’est rigolo, rigola-t-il.
— Ah, c’est pas la Beauce, c’est pas la Bresse, mais quand je me mets dans mon transat’ au milieu de tout ça, je biche, je rêve !
— Vous en mangez, de vos salades ?
— Jamais ! T’es pas bien ! fit-elle, révoltée qu’on pût la comparer à quelque mère indigne dévorant ses enfants. Quand j’en veux, j’en achète. Celles-là, elles sont sacrées !
Goubi s’était agenouillé pour les examiner, émiettait avec circonspection le terreau entre ses doigts :
— Vous y faites aussi bien de point y manger. Elles sont tellement vertes que j’en ai jamais vu d’aussi vertes. C’est pas catholique.
La Tasse triomphait :
— Oui, hein, on dirait la mer en Bretagne ! Ou des émeraudes ! Je mets dessus un engrais à base de chlorophylle.
— J’y vois, grogna Goubi avec bonhomie, c’est de la saloperie. Vous y connaissez rien.
— Tu crois ?
— Aussi sûr que j’existe. Les radis montent en graine, les lapins, y devraient être en civet depuis trois mois, les poulets, y leur faudrait de la verdure, au lieu qu’y sont bourrés de blé comme des pétards.
Loin de se fâcher de ce diagnostic péremptoire, La Tasse en paraissait ravie.
— Tu as peut-être raison, Goubi.
— Si j’ai raison ? Ah là là ! Vous êtes peut-être forte dans votre métier, mais là, zéro. Et cette terre, qui que c’est que ça ?
— Je l’achète en petits sacs de plastique.
— C’est de la terre que je voudrais toujours pas être enterré dedans, moi qui suis baptisé. Elle pue le moteur d’auto.
— Y a de ça, et de l’oxyde de carbone aussi, et de la suie de cheminées. Dans les sacs, elle sent plutôt bon. C’est Paris qui s’étale dessus, qui la dégueulasse. Attends-moi, je vais surveiller la cuisine.
Elle s’absenta, et Goubi demeura dans le jardinet, n’osant déambuler dans ce studio dont il n’était pas digne. Des troubles inconnus éclataient en chandelles romaines dans cette tête trop étroite pour accueillir des troubles. Il se demandait, éperdu, s’il n’allait pas se réveiller plus idiot qu’avant, s’il n’allait pas tomber tout à fait fou, inutilisable et voué à cette camisole de force si souvent brandie sous son nez. Jamais on n’avait été aussi brave, aussi plaisant avec lui, et, paradoxalement, ces délices lui semblaient grosses des pires menaces. On allait le pousser dans le dos, et il ferait une culbute de six étages. Il se retourna pour prévenir ce danger. Personne. Là-bas, des robinets coulaient. Pris d’une panique, il faillit se ruer vers la porte, s’enfuir, dévaler l’escalier, courir dans les rues pour échapper à des bonheurs impossibles et bien trop grands pour lui. Ainsi eût peut-être réagi une famille entassée à six dans une pièce et brusquement logée dans la Galerie des Glaces…
La voix de La Tasse le sauva à temps de cet égarement :
Il sursauta, cria :
— Je suis là, madame !
— Crie pas si fort, et m’appelle pas madame, je t’ai déjà dit.
— Oui, madame ! brailla-t-il au garde-à-vous.
Elle dut venir le chercher, intriguée :
— Qu’est-ce que tu as ?
— J’ai rien.
— Si. Tu as l’air tout chose, comme si tu avais peur. Tu as peur ? Tu as peur de moi ?
Il bredouilla :
— Oui, j’ai peur qu’on se foute de moi. On s’est toujours foutu de Goubi. Toujours. Y a pas de raison que ça s’arrête.
Elle lui caressa les cheveux, ce qui le fit pleurer comme un veau à La Villette. Déroutée, elle murmura :
— Mais si, il y a des raisons. Tu verras. Pleure plus.
Elle se retenait de dire : « Tu es fou… tu es idiot… », elle disait : « Allons… Allons… »
Il se calma enfin, sous cette main posée sur sa tête comme un pansement.
— Ça va mieux, Goubi ?
— Oui… Vous êtes bien bonne.
— Eh bien, suis-moi ! Tu vas le voir, si je suis si bonne que ça !
Il la suivit dans la salle de bains. La baignoire était pleine. La Tasse fit, sévère :
— Fini de rire, Goubi. Si tu veux qu’on reste bons amis, tu vas te décrasser à fond, même si ça doit te prendre une heure. Tu as un savon, du shampooing pour les cheveux, des brosses, de quoi blanchir un nègre, et fais pas cette tête. Tu laisseras toutes tes fringues par terre, que je les mette à la poubelle. Tais-toi quand je parle. Sur la tablette, il y a un rasoir et tout ce qui va avec. Sur cette chaise, du linge, un pull, un froc, une veste. J’ai acheté tout ça au Carreau du Temple cet après-midi. Si ça ne te plaît pas, c’est pareil, tu t’en vas et on se cause plus.
Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. La Tasse était déjà sortie, avait refermé la porte sur elle. Il n’avait jamais approché une baignoire d’aussi près. Il ne s’était pas senti concerné par celle des Flutiau. Celle-ci le menaçait directement. Il était pris au piège. Sûr qu’il allait se noyer, dans un baquet pareil…
Mais ce que tous les hommes des Patouilloux armés de fourches n’auraient pu obtenir, l’amour l’obtint. Goubi soupira, se déshabilla, fit son signe de croix et s’allongea, morceau par morceau, dans la baignoire. Alors qu’il s’attendait à y laisser la peau, il éprouva, effaré, une sensation inédite de bien-être, une sorte de renaissance et il se mit à rire, à écarter les doigts de pied. Bigre, ce n’était pas la terreur de la pompe du domaine, dans la cour, ou celle du robinet sur l’évier.
— Ah ben, gloussait-il, ah ben, si c’est ça de se laver, j’y comprends maintenant qu’y en a qui se lavent tous les jours comme des furieux. C’est point difficile. On est quasiment mieux que dans un lit de plume. Je suis prêt à y recommencer quand on veut.
Derrière la porte, La Tasse demanda :
— Ça va ? Tu es dans l’eau ?
— Ça va bien. Extra. Correct. C’était point mauvais, comme idée.
— Je m’en doute !
Déchaîné, il se frotta comme il eût bouchonné la jument Charlotte. Quand l’eau ressembla aux flots noirs de la Seine, il se doucha, s’essuya, enfila chaussettes, caleçon et maillot de corps neufs. Il se rasa, coiffa ses cheveux poivre et sel qui, stupéfiés par le premier shampooing de leur existence, esquissaient des ondulations. Il acheva de s’habiller, eut presque un mouvement de recul en se voyant de pied en cap dans la haute glace murale.
La famille Catolle et Goubi lui-même n’eussent pas reconnu dans la rue l’innocent en cet étranger moulé dans un pull anthracite à col roulé et en laine fine, en veste bleu marine à boutons argentés, en pantalon au pli parfait alors qu’à l’accoutumée, les plis, dissymétriques, se comptaient plutôt par douzaines.
— Je peux entrer ? fit La Tasse.
— Oui…
S’il était sidéré, elle ne le fut pas moins, et ne put que souffler : « Ben, mon pote !… » face à ce Goubi tout rose et rajeuni de dix ans. Tous deux se regardèrent, ahuris. La Tasse-Pygmalion eut enfin le ressort de lâcher :
— Ma parole, t’es presque bel homme, c’est la meilleure de la journée !
Il eut celui de lancer :
— Bel homme, j’y ai toujours été, mais j’y avais jamais vu avant. Si j’aurais su ça, sûr que je me serais lavé plus d’une fois. J’aurais eu du succès, dans les bals, tout propre et habillé comme sur le catalogue de la Manu.
La Tasse respira en l’entendant parler. Le bain ne lui avait tout de même pas donné l’accent parisien, n’en avait pas fait non plus, Dieu merci, un brillant exégète des œuvres de Robbe-Grillet.
Il s’exerça, tournant en rond, à marcher d’une façon dégagée, sportive et britannique, ce qui eut pour premier résultat de faire s’esclaffer l’unique spectatrice de cette pantomime. Il s’arrêta net, soucieux :
— Seulement, hein, si je vais au bois demain, je vas tout m’y salir et tout sera à refaire, faut y penser.
Elle lui fit quitter la salle de bains, lui désigna un paquet sur une chaise :
— Tu penses à tout, mais j’y pense avec toi. Dans ce balluchon, il y a une salopette pour tous les jours. Et une housse en plastique avec un cintre pour pendre ton costume. Vu ? Et maintenant, à table, j’ai la dent.
Il restait debout.
— Eh bien, assieds-toi. Tu n’as pas faim ?
— Je peux pas manger. Je mange comme un porc. Je vas tout saligoter mes beaux habits. Alors, vu que je vous plais mieux bien nettoyé, j’aime mieux pas manger.
Elle alla lui chercher un tablier et une serviette.
— Mets ça, et mange.
Dûment enveloppé, il se mit à dîner en surveillant d’un œil sa fourchette, de l’autre son couteau, ces engins malins qui vous propulsent en pleine face une fusée chargée au bourguignon au moment où nul ne se méfie. La Tasse avait aux lèvres un sourire mi-amusé, mi-rêveur. Goubi n’osait pas réclamer à boire et devenait violet. Elle s’en aperçut à temps :
— Bois un coup, mon Brummell. Tiens, on trinque !
Elle ajouta, ambiguë :
— A nos amours !
Et Goubi vira du lilas à la cerise. Quand elle eut bu, elle posa son menton dans ses mains et fixa son invité :
— Dis donc, il y a des fermes à vendre, dans ton bled ? S’il y en avait une intéressante pour la culture et l’élevage, je l’achèterais peut-être.
De saisissement, il en renversa son verre sur la nappe et, dans sa précipitation pour le redresser, faillit faucher du coude la carafe de vin.
— Laisse, Goubi, te casse pas, c’est du nylon. Réponds-moi, pour la ferme.
Il fut enthousiaste. S’il en connaissait ! Bien sûr, qu’il en connaissait. A vrai dire, il n’en connaissait qu’une, mais une sacrée affaire, avec des prés en bordure de Besbre, une maison d’habitation en parfait état, une bonne terre, un bon jardin, un bon verger, des dépendances.
— Les Aggroulés, qu’on y appelle. Une vingtaine d’hectares. Ça vaut des sous, mais ça les vaut. Vous les aurez jamais, les sous, ma pauvre madame La Tasse. C’est dommage.
Pincée, elle sortit de son sac à main son carnet de chèques et, non sans ostentation, s’en servit comme d’un éventail :
— Ta pauvre Madame La Tasse, comme tu dis, elle a du répondant à la BNCI. Elle s’est pas gelé les pieds quinze ans et plus rue des Lombards pour des haricots. Le studio où tu es, Madame La Tasse en est propriétaire. Ajoute à ça quatre chambres de bonne dans le Quartier Latin louées très cher à des étudiants pauvres mais honnêtes. Sans parler d’un joli pavillon aux Buttes-Chaumont, acheté en viager il y a deux ans à M. Figue, soixante-douze piges, retraité de la marine, un client. En viager, tu te rends compte ! Du coup, pas folle la guêpe, je le faisais plus payer. Il est venu tous les jours pendant trois mois, ce vorace, pour en profiter. Il est à l’hosto depuis trois semaines, et aucune chance d’en ressortir. Tes Aggroulés, Mme La Tasse, elle se les paie demain, t’entends, demain et sans que ça lui pèse de trop, si ça lui chante.
Cet étalage de richesses augmenta le respect qu’éprouvait déjà Goubi pour cette femme. Il balbutia :
— Excusez, je pouvais pas y deviner.
Elle regardait durement un point sur la nappe, non pas la tache de vin comme le redoutait Goubi, mais un point, un vide :
— J’ai souffert, Goubi. Tu ne peux pas savoir, et tu ne sauras jamais. J’ai souffert parce que j’étais fière. Alors, c’était plus pénible pour moi que pour les autres. Et puis, c’est affreux de voir autant de monde et d’être si seule, si seule que même votre ombre ne vous suit qu’à regret dans la rue. C’est pour ça aussi que je t’aime bien, parce que tu es seul comme je l’ai toujours été. Toi ridicule, moi humiliée, on fait un beau couple. Mais ils nous le paieront, va !
Il n’avait guère saisi qu’une chose, qu’on l’ « aimait bien », mais elle lui suffisait, lui tournait la tête dans tous les sens. Peu à peu, les yeux de la jolie rousse perdirent leur froideur, et elle sourit au même point, au même vide. Goubi s’enhardit, rompit le silence :
— Alors… puisque vous avez les sous… faut les acheter, les Aggroulés. Si vous les achetez, je pourrais vous revoir, à Jaligny.
Elle murmura, tendre :
— Pomme à l’eau… tu ne comprendras jamais rien.
Il insistait :
— Moi, j’ai pas de conseils à vous donner, mais si c’est une ferme que vous cherchez, c’est une belle ferme, les Aggroulés.
Elle rit :
— J’y vais demain, les voir, tes Aggroulés.
— Demain ?
— Parfaitement. Je prends le train de huit heures le matin pour Moulins. Après, un taxi pour Jaligny où j’ai rendez-vous à deux heures avec le notaire, qui fait aussi marchand de biens, n’est-ce pas ? Roule pas des calots comme si j’étais le diable. J’ai pris l’annuaire, et je lui ai téléphoné, à ton notaire. Lui aussi, il m’en a parlé, des Aggroulés. Seulement, c’était ton avis à toi, Goubi paysan, Goubi cultivateur, que je voulais avoir. Tu me l’as donné, merci et je file me rendre compte de tout ça sur place pour avoir le mien, d’avis, si tu permets.
Elle prit le temps de servir Goubi de fromage, d’en prendre elle-même avant de regarder l’innocent avec malice :
— Dis. Une supposition que je me les paie, les Aggroulés, c’est pas pour en faire des boulodromes ou des terrains de football. Il faudra que je l’exploite, ma ferme.
Goubi approuva :
— Ça, ça serait criminel d’y laisser gaspiller de la bonne terre comme ça !
— Alors, qu’est-ce que tu en dirais, d’y venir travailler ?
Il en avala tout rond son morceau de fromage et s’exclama, transporté :
— Ça me dirait bien !
— Remarque, je ne te paierai pas.
Il pensa qu’elle était encore plus rat, plus chien que les Catolle qui, tout de même, lui allongeaient parfois quelques billets. Mais il l’aimait et pressentait que, dès qu’on aime, il convient de tout sacrifier à sa passion. Il acquiesça, avec moins de transports quand même :
— Tant pis… Ça ne fait rien… J’y ferais pour vous si ça vous plaît comme ça. Seulement…
— Seulement ?
— Seulement, y a que je pourrai pas m’en aller des Patouilloux avant la Saint-Martin. Faut tâcher de pas embarrasser les gens.
— C’est quand, ta Saint-Martin ?
— Au 11 de novembre.
Elle fit la moue :
— Ah, non ! La ferme est libre. Si elle m’emballe, je veux être dedans au plus tôt pour profiter de la belle saison. Ils te laisseront pas partir, aux Patouilloux ?
Il était bien embêté.
— Je suis bien embêté. J’y suis depuis trente ans. Si je m’en vas comme ça, y z’y trouveront mauvais, et je serais mal vu dans le pays. Faut tout penser. Je pense à tout.
— Pense pas tant, tu vas encore te péter quelque chose dans la tête !
Elle avait rapproché sa chaise de lui. Elle lui attrapa une main, étonnée de la sentir sous ses doigts propre et moins rugueuse.
— Ecoute-moi. Pour les Patouilloux, ça changerait tout, hein, et ça serait normal que tu les quittes, si tu te mariais ?
Il rigola, se tapa sur les cuisses de son autre main :
— Bien sûr que ça y serait, normal. Mais pour se marier, faut une femme. Quand on est un homme, bien entendu. Autrement, faut un homme. Moi, j’y aimerais bien, de me marier, seulement, hein, avec qui ?
Elle lui serra très fort la main et répondit :
— Avec moi.
Il rigola encore, sur sa lancée, puis, comprenant tout à coup, s’arracha d’elle, bouleversé, se cogna même contre un mur :
— Avec vous ? Pourquoi vous dites ça ? Pour vous foutre de moi ? C’est pas gentil, madame La Tasse, pas gentil du tout. Faut pas vous foutre de moi comme ça parce que je vous aime !
Son aveu lui coupa les jambes et le souffle. Il demeura bloqué dans un coin de la pièce car La Tasse allait à lui, le rejoignait, lui redressait une mèche de cheveux :
— Calme-toi, Goubi. C’est sérieux. Que tu m’aimes, je l’ai toujours su. Je ne me paie pas ta tête. Si ça te fait plaisir, si tu es d’accord, on se marie.
Il parvint à articuler :
— Pourquoi ?
— Parce qu’à moi, ça me va.
Il s’illumina :
— Vous m’aimez donc, vous ?
— Je t’aime bien, c’est pareil, non ? Embrasse-moi, on sera les patrons des Aggroulés.
Il n’osa pas lui effleurer la bouche, l’embrassa sur les joues. Il tremblait. Elle allait le jeter dehors en éclatant de rire. Mais non, elle lui caressait le front.
— Tu es heureux, Goubi ?
— J’y crois pas. Je peux pas y croire. Moi qu’on me dit marteau, sinoque, et tout et tout, c’est-y que vous êtes marteau vous aussi pour bien vouloir de moi ?
— Peut-être. Mais ça m’étonnerait. J’ai réfléchi.
Elle avait réfléchi, en effet. Elle ne voulait plus vivre qu’à la campagne, dans une ferme. Pour cela, il lui fallait un homme, un cultivateur de préférence. Certes, elle eût pu en trouver un autre que Goubi. L’argent est une éponge idéale pour effacer un passé, quel qu’il soit. Mais de Goubi, gentil pantin, elle tirerait à sa guise les ficelles. Il serait plus fidèle qu’un chien, travailleur, économe. Elle l’empêcherait de boire. De quel homme eût-elle pu obtenir à coup sûr ce bouquet de qualités ? Elle ne pouvait que se répondre : « Aucun ! » sans guère de risques de se tromper. Un homme en colère, pour une soupe trop salée qui plus est, lui aurait un jour jeté la rue des Lombards à la tête. Goubi ne le ferait pas. Un homme était capable de la battre. Goubi, non. En outre, idiot, il n’aurait pas de complexes au lit, de ces idées saugrenues qu’elle ne connaissait que trop. Il n’avait pas l’étoffe d’un de ces cérébraux qui, sous prétexte de sortir des sentiers battus, s’enroulent dans le drapeau de leur patrie pour vous faire l’amour, ou vous prient, pour atteindre l’extase, de cracher sur la photo de leur vieille maman chérie.
La Tasse n’aspirait plus, en toutes choses, qu’à des puretés de sources, de puits. Il était source et puits. Il ne serait certes jamais une lumière, mais elle se promettait de le policer, de mettre une sourdine à ses délires, de lui donner la couche de vernis qui lui permettrait d’exprimer les quelques lieux communs politiques, économiques ou météorologiques qui sont à la base de toute conversation courante. S’il parvenait, en prime, à assimiler les subtilités de quelques émissions populaires de télévision, rien ou presque ne le différencierait beaucoup de ses concitoyens. Elle veillerait à cette éducation tout comme, inflexible, elle veillerait à sa mise ainsi qu’à sa toilette. Il se rembrunit brusquement et fit, en écho aux pensées de La Tasse :
— Si on y fait, de s’épouser, y se foutront de vous, à Jaligny. Moi, qu’y se foutent de moi, c’est pas grave, j’ai l’habitude. Mais j’y aimerais pas qu’y causent dans votre dos.
Elle haussa les épaules devant tant d’ignorance de l’âme humaine :
— Mon pauvre chou. Tu as vécu avec les pies et les corbeaux. Pas moi. Personne au monde n’empêchera jamais les gens de causer dans son dos. Le principal est qu’ils se taisent quand tu te retournes. Ils nous ont méprisés, toi dans les champs, moi dans les rues. Ils nous tireront le chapeau quand nous serons fermiers. Quand tu auras ton compte en banque au Crédit Agricole, ils commenceront à te trouver moins bête, crois-moi. Si tu ne manques pas d’argent, tu ne manqueras pas de bon sens. Un emplâtre sur une jambe de bois, ça ne sert à rien, mais pas mal de monnaie sur Goubi le rendra fréquentable. Quant à moi, t’occupe pas de la gamine. J’organiserai ma publicité. Je serai du côté du régime, quel qu’il soit, parce que ça rassure. Je ne serai plus rousse. Je suis brune, en vrai, je redeviendrai brune, avec un chignon. Demain, tiens, pour aller à Jaligny, je mets une perruque. Je ne dirai plus un seul mot d’argot. Pour l’habit, qui fait toujours le moine, rien que des robes de bonne petite ménagère. Je donnerai au curé, à la fanfare, aux pompiers, au Comité des Fêtes. On ne sortira d’ailleurs pas beaucoup, on sera heureux et tranquilles chez nous, puisqu’on n’a pas de famille.
Elle marqua un temps, reprit, énergique :
— A partir de ce soir, c’est fini pour moi, la rue des Lombards. Je raccroche, comme un champion cycliste. Place aux jeunes ! Il ne faudra jamais plus en parler, dis, Goubi, de la rue des Lombards. Ni à moi ni aux autres, tu le jures ?
Solennel, il leva le bras et cracha en proférant :
— J’y jure !
— On ne crache pas par terre, Goubi !
Devant son air penaud, elle en prit un sévère, comme pour un enfant :
— Il faudra m’écouter en tout, pour tout, sur tout, Goubi, et tu seras respecté.
— Les gosses me diront monsieur ? interrogea-t-il, empli d’un fol espoir.
— Ceux qui ne t’appelleront pas monsieur, tu me le diras, j’irai trouver leur maître d’école tout de suite.
Elle servit le café sur la terrasse.
Là-bas, la place de la République grouillait encore d’automobiles, comme un fromage de vers. Goubi ébloui regardait tantôt les lumières, tantôt le visage de sa future. Une femme. Il aurait une femme. Comme tout le monde. En outre, lui qui se fût contenté de rogatons, d’une maritorne, d’une bossue, tous cotillons suspects qui l’eussent repoussé du sabot, quelle femme serait la sienne ! La plus belle. La mieux faite. La plus élégante. La Parisienne. Tous les hommes de Jaligny en tomberaient malades de la voir à son bras. Ils auraient beau rire de lui, dire qu’il était bredin, eh bien ce serait quand même le bredin, et pas un autre, et surtout pas eux, qui, la nuit, aux Aggroulés, s’endormirait auprès de cette belle dame après l’avoir caressée. Ils en crèveraient, eux dont les épouses n’étaient pas toutes, loin de là, d’anciens prix de beauté. Car, il y pensait, il serait sûrement amené à coucher avec Mme La Tasse. A peu près sûr, puisqu’ils seraient mariés, et que l’usage est assez courant entre personnes mariées. Il bredouilla, oppressé :
— Dites, madame La Tasse…
Auprès de sa tasse de café, elle alignait des chiffres sur un papier. Elle releva la tête, le rembarra :
— Pour la dernière fois, Goubi, ne m’appelle plus La Tasse. Elle est enterrée, La Tasse. C’était une pauvre fille, mais grâce à elle nous allons vivre. Appelle-moi Juliette. Léontine Vigouroux aussi, je l’enterre. Il n’y a plus que Juliette. Juliette Goubi bientôt, si tu ne changes pas d’avis.
— Ah ben non, alors !
— Qu’est-ce que tu voulais me dire ?
Il était fort gêné d’avoir à parler de ces choses-là.
— Ben voilà, madame… Non… Julienne…
— Juliette !
— Juliette, je voulais savoir si… si… Ah, c’est ben difficile…
Elle fut nette :
— Si on fera l’amour quand on sera mariés ? Oui, évidemment. Comme tout le monde. Tu es un homme, oui ?
— Ça, de ce côté-là !…
— Oui, tu es bien un homme, tu te vantes déjà. On couchera ensemble, va, n’aie pas peur, et pas plus mal que les autres. Mais pas avant d’être mariés, tu entends ? Pas avant. Je suis ta fiancée. Ça se respecte, une fiancée.
Comme son époux en puissance semblait à la fois ravi de l’avenir et marri du présent immédiat, elle lui sourit :
— Grand serin, va. C’est les trop pressés qui gâchent tout. Laisse-moi faire. Aime-moi, et je t’aimerai, tu verras.
Elle reprit ses comptes. Goubi avait raison : il leur faudrait une automobile, quitte à ne pas s’en servir, ou peu. Ils vivaient à une époque d’ilotes où n’en pas avoir était le pire des signes extérieurs de pauvreté. Il ne fallait pas que le village puisse répéter que les Aggroulés étaient la seule ferme sans voiture. Ils auraient donc le tilbury, le cheval – qui devenait par contrecoup du grand luxe – et une 404. Elle fut aise de donner raison à Goubi. Il aurait de plus en plus raison, de jour en jour davantage de raison, elle y vouerait son temps.
Goubi, lui, se gourmandait intérieurement :
— Vieux pourciau, t’as point honte ! Tu te crois aux Six-Fesses. Finies, les Six-Fesses ! Si je t’y vois encore tourner après ta fiancée, je te fous mon poing dans le nez. C’est vrai que ça se respecte, une fiancée, cré bon Dieu. On n’a jamais vu quelqu’un coucher avec la sienne. On y voit ben que t’en as jamais eu, que t’as fréquenté que des vieilles bourriques et des femmes pas sérieuses !
La lune de Paris, là-bas piquée sur les cheminées et les antennes de télé, lui chuchotait qu’elle serait belle lune, pleine lune et de miel aux Aggroulés où il serait patron auprès de sa patronne… En attendant, il retournerait chaque jour à Fontainebleau, afin de gagner un peu de sous pour son ménage. Avec la salopette et un morceau de savon pour se laver dans une mare avant de rentrer.
L’ex-Mme La Tasse reposa enfin son crayon et ses papiers. Elle s’étira de satisfaction et lança, joyeuse :
— Si je conclus l’affaire, on part pour Jaligny dans quinze jours, mon Goubi ! On y sera pour le muguet du Ier Mai. Ah, Goubi, toi qui ne voulais pas rentrer sans qu’il te soit arrivé quelque chose, tu es servi ! Il t’est arrivé une femme !