Je retrouvai Fanfan à l’hôtel à la tombée de la nuit. Elle arriva moulée dans un ensemble de dentelles blanches qui soulignait la perfection de ses formes. Fanfan n’était pas de ces femmes tout en creux qui désespèrent la main. Elle possédait des modelés pleins et ronds, sans qu’on pût l’accuser de s’être laissé envahir par l’embonpoint.

Elle voulut nous faire découvrir les prises de vue de son dernier tournage. Occupée à monter le projecteur Super 8 sur un trépied, elle avait les gestes et l’expression mobile de la malice. Elle était le charme poussé à son comble mais sans l’assurance teintée de suffisance qui va souvent avec la beauté lorsqu’elle est surprenante. Les inflexions molles de sa taille me troublaient. La sourde envie de la posséder me minait. Je m’attachai à dissimuler mes regards qui l’enveloppaient avec avidité.

Maude et Monsieur Ti s’installèrent au premier rang, chacun dans un fauteuil, et moi derrière eux, sur un divan en rotin. Fanfan éteignit les lampes.

Des images terribles envahirent l’écran. La guerre venait de surgir dans la pièce. Au fond d’un camp retranché boueux et infesté de rats, une amitié touchante prenait forme entre deux soldats qui avaient dû naître au sud de l’Europe. Ce film était stupéfiant de vérité. Les comédiens traversaient les plans comme ils eussent traversé un authentique conflit, foulant des cadavres avec détachement. La qualité de la distribution frappait. Les arrière-plans étaient aussi soignés que les premiers. Il se dégageait une émotion saisissante de ces scènes. Ahuri par la puissance du récit, je me demandais comment Fanfan avait pu reconstituer de tels décors avec ses budgets squelettiques ; quand elle ralluma la lumière.

—  Et voilà ma surprise ! lança-t-elle à la cantonade. Mais ce n’est qu’un premier montage. Attendez la suite, je change de bobine.

—  Où as-tu tourné ça ? marmonna Monsieur Ti.

—  Sur le front de la guerre Iran-Irak, côté Irak, répondit-elle en manipulant les boîtes de pellicule.

—  Mais… comment as-tu fait pour t’approcher du front ?

Elle me répliqua que tout se négocie, avec un haussement d’épaules. Je me figurai les ennuis qu’une femme avait dû rencontrer dans un pays musulman en guerre ; mais, à l’entendre, les difficultés majeures avaient été de réadapter sans cesse le scénario au gré du mouvement des armées et d’éclairer convenablement le front.

—  … Vous n’imaginez pas les emmerdes que j’ai eus, lâcha-t-elle dans un soupir.

À court d’argent, Fanfan s’était convaincue qu’on ne peut bien filmer la guerre qu’en partageant les risques encourus par les combattants. Cependant, le reportage télévisé lui paraissait insuffisant. Filmer convenablement une bataille signifiait pour elle introduire dans la réalité le léger décalage de la fiction sans lequel on ment en croyant présenter les faits. Fanfan pensait que les poètes flirtent avec la vérité et que les géomètres ne sont qu’exacts.

Je conçois qu’on mette en doute la sincérité de mes propos, tant il semble improbable qu’une fille de vingt ans se soit faufilée, caméra en main et scénario sous le coude, sur le front d’un conflit aussi sanglant. Il est pourtant vrai que Fanfan tourna son film là-bas. Les bobines qu’elle avait rapportées le prouvaient. Fanfan était de ces femmes dont la séduction tient pour une part à leur destinée fabuleuse. Elle appartenait à la race des Mata-Hari, Alexandra David-Neel, Cléopâtre ou ma mère.

L’audace de cette fille, son engagement total dans son art et sa grâce rieuse, tout en elle me plaisait.

À dîner, elle me confia de façon anodine qu’elle aimait redescendre dans la cuisine terminer les plats lorsque tout le monde était couché ; et que son appétit se réveillait habituellement vers minuit.

Cette nuit-là, Maude nous avait trouvé à chacun une chambre. Un client – le salsifis – était parti.

L’allusion de Fanfan à ses mœurs alimentaires nocturnes m’avait tout l’air d’un appel.