Comme minuit approchait, seul dans ma chambre je ne découvris aucun roman capable de dissiper mon envie de rejoindre Fanfan. Mais l’autre moitié de moi-même ne cessait de me répéter que si je me déclarais par emportement, je pourrais dire adieu à l’ivresse de ces préludes ; et ces instants où le désir est comme suspendu ne sont-ils pas le miel de l’amour ? Puis j’étais effrayé à l’idée de tromper Laure. Verdelot me hantait toujours.
J’étais au supplice.
Finalement, je décidai de descendre la retrouver. Je devais être capable d’imposer silence à ma convoitise et de la grimer en simple sympathie. Après tout, je l’avais déjà fait des dizaines de fois avant de connaître Laure ; mais que je fusse obligé de me le rappeler me troublait. Cependant j’y allai en me disant que cette occasion serait la dernière, puisque j’avais l’intention de quitter l’hôtel le lendemain matin et que j’étais résolu à ne pas revoir Fanfan.
Dans les escaliers – ah, l’exquis moment ! – je me préparai l’esprit, adoptai un air détaché et mis un soupçon d’indifférence dans mon regard.
Je retins ma respiration et poussai la porte de la cuisine, près de défaillir. La pièce était vide. Amer, je me rendis à l’évidence : les pensées attribuées à Fanfan n’avaient jamais reflété que mes rêves.
Ces réflexions m’occupaient lorsque je m’aperçus qu’il y avait de la lumière dans le salon, attenant à la cuisine. Je m’approchai. Fanfan était là, mollement assise en tailleur sur un tapis, penchée sur un magazine, raclant machinalement un fond de gratin avec une fourchette. Elle n’était vêtue que d’un tee-shirt en coton fin et d’un short très court.
À son aspect, je sentis renaître en moi les convulsions de la lubricité. Mais, pour rester maître de mes facultés, je baissai les yeux et donnai de la fermeté à ma voix en lui lançant :
— Tiens, tu es là ?
— Tu ne dormais pas ? me demanda-t-elle, étonnée de mon apparition.
— J’ai dû boire trop de café.
La conversation s’engagea sur un ton qui me dérouta. Elle semblait ne pas être au courant du feu qu’elle allumait en moi. Je soupçonnai une manœuvre. La froideur de ses façons encourageait mes élans.
Peu à peu la température de nos propos s’éleva. Nous en vînmes je ne sais comment à évoquer nos conceptions de l’amour qui, providentiellement, étaient identiques. L’un comme l’autre, nous refusions la précarité des sentiments ordinaires et les affadissements de la passion. Nos deux âmes se mariaient dans un même rejet de la médiocrité. Les yeux captivés par ses seins libres sous son tee-shirt et par ses jambes nues, je palpitais ; et je comprenais, d’après les inflexions de sa voix, que ma présence ne lui était plus aussi indifférente que dans les commencements de notre entretien vagabond. Elle posa même sur moi ces regards insistants par lesquels on entrouvre son cœur. Tout dans son attitude dénonçait la naissance d’une violente inclination.
Il y avait un si merveilleux accord entre nous que, tout à nos discours, nous ne vîmes pas le temps s’écouler. Insensiblement, elle se contint moins et parla avec abandon. Je connus l’envers de son personnage, les doutes que cachaient ses airs volontaires. Plus elle se livrait, plus il était évident que cette fille était bien la femme de ma vie. En sa présence, comme avec Monsieur Ti, je pouvais m’autoriser à être sincère. Ma gaieté feinte s’évanouissait. Je n’avais plus besoin d’en « faire trop » pour tenter de plaire. Ma spontanéité recouvrée l’enchantait. Je lui parlai de ma famille sans enjoliver les faits. La réalité me paraissait soudain suffisante. Laure, elle, n’avait jamais su me permettre d’être moi-même. En sa compagnie, je trichais comme avec tout le monde.
Vers deux heures du matin, Fanfan évoqua ses inquiétudes professionnelles. L’attitude négative des producteurs à son endroit la blessait plus qu’elle n’osait le montrer.
Emu par son désarroi, je pressai presque involontairement sa main. Elle frissonna. Ce geste suspendit son souffle.
En ce moment, Monsieur Ti entra, sanglé dans sa robe de chambre. Son irruption dissipa brutalement notre intimité.
— Vous n’avez pas froid ? dit-il. Le chauffage s’est encore arrêté.
Et il disparut dans la cave pour le rallumer.
Je m’avisai alors que si je ne me retirais pas séance tenante, Laure serait bientôt trompée. Cette perspective me paniqua. J’eus peur de retrouver dans les bras de Fanfan l’Alexandre Crusoé qui m’effrayait tant. L’idée du désordre me fit reculer. J’eus recours à ma montre, prétextai l’heure tardive et regagnai ma chambre en toute hâte.
Allongé sur mon lit, je me jurai de toujours éviter Fanfan.