Fanfan revint un jeudi soir.

Elle entra dans son studio, jeta un coup d’œil sur son répondeur-enregistreur et écouta les messages. Je respirai ; elle n’avait rien remarqué d’anormal. Puis elle ôta sa jupe. Vêtue d’un simple collant et d’un chemisier, elle prépara son dîner et sortit un plateau. De mon côté, je dressai également mon couvert sur un plateau. Je n’avais pas faim mais il me plaisait d’agir comme si j’avais été son reflet dans le miroir. Je me donnais ainsi le sentiment d’être sa moitié.

Fanfan acheva de se déshabiller et enfila une grande chemise. Sa nudité un instant aperçue m’émut. Certes, il devait exister de plus ravissants corps de fille, mais le sien avait l’attrait de ce qui est interdit et qui pourrait ne pas l’être.

Lorsque son repas fut prêt, elle porta son plateau jusqu’à son lit, se glissa dans les draps et alluma la télévision. Je saisis mon plateau vide et m’allongeai sur mon lit, à deux mètres du sien. Je n’avais faim que d’elle.

Nous regardâmes presque côte à côte un film des années quarante. J’avais ouvert la trappe d’aération pour entendre le son et fixais l’image de son téléviseur. Je découvrais l’immense plaisir de partager l’existence d’une femme. Il me semblait avoir trouvé la bonne formule.

Je satisfaisais mon besoin de vivre avec elle sans user les liens qui nous unissaient. Aucun tracas ménager ne troublait notre idylle. Nous n’avions pas à supporter nos différences. Nous nous délassions sans ressentir de gêne vis-à-vis de l’autre. J’étais libéré de la culpabilité que j’éprouvais à l’époque lorsque je retrouvais Laure en fin de journée et que je n’avais pas le cœur de l’écouter parce que j’étais fatigué ou préoccupé. J’avais alors le sentiment d’être indigne de notre amour. Ce soir-là, tout avait changé de sens. Regarder la télévision ne signifiait pas que nous n’avions rien à nous dire. Au contraire, l’impossibilité de nous parler me donnait envie de discuter avec elle jusqu’à l’aube. Intouchable, Fanfan était presque plus désirable. Ce quotidien sans le quotidien me grisait. J’avais la sensation que notre passion pourrait se perpétuer ainsi jusqu’à notre mort.

La situation était certes bizarre, mais l’héritier des Crusoé que j’étais exultait. Enfin je menais une existence qui correspondait à ma folie. Enfin je modifiais la réalité que je détestais.

Peu à peu, j’oubliais presque la vitre qui nous séparait. Une coupure publicitaire interrompit le cours du film. Je refermai la trappe d’aération et m’adressai à Fanfan :

—  Tu vois, je voudrais que notre histoire soit aussi parfaite que ce film, qu’on sorte de bons mots dix fois par jour, qu’on n’aille jamais aux chiottes, que tu sois toujours vêtue comme une reine, maquillée sublimement du matin jusqu’au soir, bien éclairée en permanence et que nos engueulades mêmes aient du style. Je t’adore trop pour vivre notre amour. Tu as raison d’aimer le cinéma. Le montage, ça sauve tout. Un coup de ciseaux et les longueurs sautent, hop ! On ne garde que le meilleur. Et puis il y a la musique. Mais dans la vraie vie… Je te parie qu’à la fin du film, Bogart va embrasser Katharine Hepburn. Eh bien, nous ne commettrons jamais cette sottise. Nous ne sommes peut-être pas des personnages de cinéma mais nous deux on n’aura que le meilleur. Je te le jure. Les baisers, il faut les rêver, les attendre… Tu sais bien que j’ai raison. Regarde autour de toi. Les couples n’arrêtent pas de se raconter l’époque où ils espéraient encore que l’autre répondrait à son amour… Eh bien, moi, je ne veux pas que l’enchantement passe.

Lorsque le film s’acheva, Fanfan éteignit la lumière et la télévision. L’obscurité nous séparait. Pour faire revenir le miracle de sa présence, je l’appelai au téléphone. Elle ralluma sa lampe de chevet et décrocha. Mon ange venait de réapparaître.

—  Allô ? C’est moi, Alexandre. Je te dérange ?

—  Non, non…

—  Tu n’étais pas en train de t’endormir ?

—  Non… je lisais.

Je lui proposai de m’accompagner le lendemain à Ker Emma, pour le week-end. Elle accepta. J’avais soif de prolonger cette existence quasi conjugale par de longs débats. Elle me provoquerait en bousculant mes craintes. Je raffolais de l’audace intellectuelle de cette fille de la digue. Je me sentais devant elle comme obligé d’avoir de l’esprit. Dressée par son grand-père d’adoption, elle ne tolérait pas qu’on se permît de penser sans rigueur. Réussir à capter son attention me donnait l’illusion d’être intelligent.

Après avoir raccroché, je doutai soudain du sens de la vie que nous menions chacun de notre côté du miroir. N’étais-je pas en train de perdre contact avec le monde sensible ? Mais j’évacuai bien vite cette interrogation gênante et m’apprêtai à dormir.

Je n’avais jusque-là jamais imaginé que Fanfan pût m’échapper. La frustrer me semblait le plus sûr moyen de la garder. Dieu que j’étais bête !