Je voulus aller dire au revoir à Monsieur Ti avec Laure, mais Maude s’y opposa.
— Il m’a dit qu’il désirait te voir seul.
Je laissai Laure en compagnie de Maude et partis rejoindre Ti dans le bureau qu’il avait aménagé au sommet du phare désaffecté qui domine Ker Emma, perché sur la falaise. Le vieux mainate avait entassé là tous les ouvrages qui l’avaient élevé, ainsi qu’une mère élève son enfant. Je crois que ses véritables parents étaient les écrivains qu’il chérissait. Dans son phare, au milieu d’eux, il se sentait en famille. Il dialoguait avec Montaigne, intervenait dans les différends qui opposent toujours Voltaire à Rousseau, fréquentait les historiens et, parfois, faisait lire Stendhal à Shakespeare. Il croyait qu’en lui les auteurs avaient la possibilité de se rencontrer par-delà les siècles, qu’à travers ses yeux Musset pouvait découvrir Zweig.
Parvenu en haut de la falaise, je poussai la porte du phare et entendis le rire de Monsieur Ti résonner dans la tour. Autour de moi dormaient des piles de romans, d’essais, de textes divers qui attendaient d’être réveillés.
— Monsieur Ti ? appelai-je en gravissant l’escalier en colimaçon. Vous êtes seul ?
— Non, me répondit-il, comme je pénétrais dans son bureau. J’étais avec Rabelais.
Devant moi, des livres et l’Océan. Monsieur Ti était assis face à l’horizon, sur d’antiques chiottes en acajou transformées en chaise cannée.
— Tu vois tous ces volumes ? me lança-t-il en m’indiquant les étagères qui couraient autour de la pièce circulaire. Un jour, ils seront à toi. Je te lègue par testament mon phare et ma bibliothèque et te prie, lorsque ton heure sera venue, de les léguer à ton tour à celui ou celle que tu jugeras digne de cet héritage.
Je contemplai avec émotion ces milliers d’ouvrages. Ti m’avait déjà introduit auprès de la plupart des auteurs présents, mais j’étais intimidé.
— Sans doute te demandes-tu si je ne suis pas aigri de n’en avoir écrit aucun. Eh bien, non ! Mon talent a été de les bien lire et de les réunir. Notre monde manque plus de grands lecteurs que de grands écrivains, et composer une bibliothèque est un art qui tient de l’architecture. Approche-toi, ajouta-t-il, j’ai autre chose à te dire.
Je m’installai devant lui, sur un escabeau.
— Je te défends d’épouser Laure, décréta-t-il en pesant chaque mot.
De quel droit se posait-il en arbitre souverain de mon existence ? Son attitude me heurta.
— Pourquoi ? rétorquai-je, piqué.
— Pour toutes les raisons que tu sais déjà ou que tu sauras un jour.
— Monsieur Ti, ma vie ne regarde que moi. Je vous prie de ne pas vous en mêler. Merci pour l’héritage, à bientôt.
Je me levai et me dirigeai vers la porte.
— Alexandre, si tu épouses Laure en septembre, tu commettras un crime contre l’amour ; et ça, c’est grave.
Je sortis.