En chemin de fer, je songeais à tous les détails que je devais prévoir pour que mon décès parût indiscutable à Fanfan. Il fallait que dans le film qu’écrivait mon père le garçon se noyât pour de bon à la fin. S’il ne périssait pas, Fanfan pourrait douter de ma disparition lorsqu’elle le verrait. Je prierais également papa d’annoncer à Fanfan qu’aucun service religieux n’aurait lieu et que, puisque ma dépouille restait introuvable, je n’aurais pas de sépulture. Cela éviterait à ma mère d’avoir à feindre de me pleurer lors d’un faux enterrement ; et puis, il me semblait excessivement compliqué de dénicher un prêtre complaisant. L’absence de tombe rendrait d’ailleurs le deuil de ma Fanfan plus difficile, tout comme la sortie du film de papa ; ce qui était bien l’objet de ma manœuvre. Je voulais qu’elle me fît exister éternellement dans son cœur. L’amour empaillé, lui, ne s’altère pas.

En traversant Ker Emma a pied, j’éprouvai une étrange sensation. Dans quelques heures, je serais mort dans ce village. Les gens que je croisais voyaient passer un jeune homme qui vivait ses derniers instants.

Emu, je pénétrai dans l’hôtel du Globe. J’avais l’impression que ce n’était pas moi mais Monsieur Ti et Maude qui étaient sur le point d’expirer. Je m’arrêtai dans le hall. Il n’y avait personne. J’essuyai mes yeux qui commençaient à briller. Plus je prenais conscience que cet endroit me serait à jamais interdit, plus la tristesse me gagnait. Pour la première fois, je remarquai les bouquets qui embellissaient l’entrée. Il y en avait partout. J’avais le sentiment de me réveiller. Attiré par des bruits de bouteilles entrechoquées, je poussai jusqu’au bar. Le vieux Ti était de dos derrière son comptoir, en train de disposer ses alcools pour des clients improbables. La saison n’avait pas encore commencé. Il se retourna. Une larme coula sur mon visage. Monsieur Ti s’en aperçut.

—  Bonjour Alexandre, me dit-il.

Je baissai la tête. Je n’avais plus le courage de le quitter pour toujours. Il m’observait et, sans un mot, remplit deux petits verres d’une eau-de-vie qu’il appelait « sa finette ».

Je m’appuyai sur le zinc, face à lui, le nez dans mon verre. Il y eut un long silence qu’il ne rompit pas. Ti savait que cette attente m’obligerait à parler avec sincérité.

Je lui appris tout depuis le soir de ma rencontre avec Fanfan. Son mutisme pesant me força à aller jusqu’au bout de mes aveux. Quand je me taisais, il me resservait une finette.

—  … Voilà, c’est pour ça que je suis venu ici faire semblant de me noyer.

Monsieur Ti laissa passer une minute et déclara :

—  Il faudra bien un jour que tu quittes l’adolescence.

—  L’adolescence ? repris-je, étonné.

—  Tu n’es qu’un blanc-bec, un jeune radis qui n’a rien compris. Combien de temps encore te conduiras-tu comme un fils ? Alexandre, il va falloir que tu entres dans l’âge d’homme. Je sais que la maladie du siècle c’est l’adolescence, cet âge dont on ne guérit plus. Oh, tu n’es pas le seul. Vous êtes des millions à vouloir « rester jeunes », à fuir l’engagement, à ressasser votre enfance, à suivre les modes qu’imposent les puceaux, à préférer la passion à l’amour. L’amour, vous en êtes incapables. L’amour véritable, celui qui donne, pas celui des puceaux. Oh, tu me répondras « qu’on y trouve toujours son compte ». Encore une baliverne toxique pour l’âme de ceux qui partagent ce point de vue. Moi, je crois à l’amour pur. Et je prétends que nous sommes faits pour lui. Pas pour la passion. J’ai compris ça il y a peu, à quatre-vingt-quatre ans, dans les bras de Maude. « La passion à perpétuité », c’est une idée d’adolescent. Tu fais dans ton froc parce que tu as peur de t’engager ! Cesse de chercher à t’échapper de la condition humaine avec tes stratagèmes qui défient le bon sens. Aie le courage d’être un homme, que diable ! Conserver en soi l’enfant que l’on a été ne veut pas dire rester un enfant. Tu es comme ces gens qui regardent la télévision en changeant sans arrêt de chaîne pour n’assister qu’aux séquences les plus intenses. C’est une sottise. Les histoires sont faites pour se développer. Crois-moi, la passion chronique est un trompe-l’œil, séduisant mais un trompe-l’œil quand même. Quand tu sales trop un plat, tu tues les goûts les plus subtils. Lorsque tu écoutes la musique trop fort, tu ne perçois qu’une partie des notes. Les grands amants sont des mélomanes de l’amour, des gourmets du sentiment, pas des consommateurs de piments rouges. La passion n’a pas grand-chose à voir avec l’amour. Ton mépris du couple est une attitude de gamin. Tu es aussi infantile que tes parents. Ah, c’est vrai qu’en perpétuant la saison des préludes tu ne courais pas de risque. Tu te protégeais du mal. Mais le mal fait partie de la vie et on mène une existence d’invertébré si on ne l’affronte pas ! L’amour exige le risque de l’échec. C’est le prix à payer. Et la vie de couple est la seule véritable aventure de notre temps. C’est fini le communisme, la lune et l’Amérique.

Si tu esquives le mariage, tu rateras ton époque. Pardonne ma véhémence, mais te voir faire l’imbécile me rappelle mes erreurs. Moi aussi j’ai été de ceux qui ne veulent que la passion. Heureusement que j’ai rencontré Maude. Nous étions déjà vieux, mais j’aurais eu au moins avec elle quelques années d’amour. Et puis pense à Fanfan, bon sang ! Et relis Le Petit Prince ! On est responsable de ce que l’on aime. Tu n’as pas le droit de démolir ses espérances. Tu as agi avec elle comme un voyou. Il est interdit de jouer avec le cœur d’une femme. C’est trop beau, une femme ! Crois-moi, ceux qui ne s’engagent pas ne sont que des figurants, pas des acteurs. Ils font honte à notre espèce. Etre homme est un privilège. Il faut en être digne. Epouse Fanfan et apprends un métier, au lieu de remplir le vide de ton existence par de la passion. Qu’as-tu fait jusqu’à présent de tes talents ? Tu te gaspilles en initiatives tordues, tu bouffes l’argent de ton père et tu désespères Fanfan. Retiens bien ça : la seule chose importante en ce bas monde est de rendre heureuse une femme. Tout le reste n’est que vanité. Je te défends de feindre de mourir. C’est indigne de toi. Vis ta vie au lieu de fuir dans une fausse mort. Et souviens-toi que le mariage est la grande aventure de notre temps. N’attends pas mon âge pour le comprendre.

Je demeurai abasourdi pendant un moment. Ti but une finette et ajouta avec émotion :

—  Je te dis ça parce que…

Je posai ma main sur la sienne, me levai et quittai l’hôtel.