J’ouvris les volets.
Fanfan s’étira et cambra sa taille avec une désinvolture qui m’affola. Même au réveil, elle n’avait nul besoin des secours de l’imagination pour être désirable. Elle écarquilla les yeux et demeura un instant figée de stupéfaction.
— Tu n’as pas senti le somnifère dans ta menthe à l’eau ? lui lançai-je en souriant.
Fanfan partit d’un fou rire.
— Je n’en attendais pas moins de toi, finit-elle par dire.
Elle était apparemment satisfaite que je n’aie pas tenu compte de ses propos de la veille. Sa réaction me confirma dans l’idée qu’elle m’avait prié de ne plus la troubler pour m’inciter à davantage de témérité.
Elle but son jus d’orange, grignota une tartine en me gourmandant sur un ton badin de l’avoir « prise en traître » et mit dans le verbe « prendre » une nuance qui suggérait que j’aurais pu dérober ses faveurs au cours de la nuit.
— C’est toi qui m’as déshabillée ? interrogea-t-elle pour m’entendre dire « oui ».
Je lui offris donc ce « oui » qui la fit rosir de plaisir ; puis elle me proposa d’aller à la plage « piquer une tête ». Elle savait que je me trouverais là-bas dans l’esprit qu’il faudrait pour me laisser vaincre. J’acquiesçai. Elle s’enferma un instant dans la salle de bains et revint vêtue d’un bref maillot, certaine de dissiper ainsi mes dernières réticences.
— On y va ? dit-elle en ouvrant la fenêtre.
— Oui.
Je la vis alors se jeter dans le vide. Je n’eus pas le temps de la retenir, elle était déjà sur la pelouse en train de rire.
— Saute, ce n’est pas haut !
C’était tout Fanfan. Ses chemins étaient inattendus. Sa fantaisie la gouvernait. Elle était libre comme une enfant qui ignore les usages des grandes personnes. Fou d’amour, je la suivis par la fenêtre.
Le soleil de juin imitait déjà celui de juillet, mais la plage n’avait pas encore donné rendez-vous à ces crustacés des villes qui chaque été colonisent la baie de Ker Emma. Aucune présence ne tempérait nos pensées lascives.
Nous prîmes un bain dans les vagues qui refroidirent mes ardeurs et retournâmes nous sécher sur le sable.
— Tu peux me tartiner ? murmura-t-elle en m’envoyant un long regard plein des mots qu’elle ne voulait dire elle-même.
Elle s’allongea sur le dos et me tendit le tube de crème solaire.
— C’est très provocant ce que tu me demandes de faire. Si je ne te connaissais pas bien, je pourrais m’imaginer des choses…
M’armant de courage, je commençai à étaler la crème sur ses épaules avec deux doigts et conçus le projet héroïque de descendre vers son nombril en évitant sa poitrine. Naturellement, je roulai très vite dans des abîmes de concupiscence mais défendis à mes deux doigts de devenir trois, car alors la main entière aurait suivi.
Comme pour mieux se délecter de ce contact, Fanfan ferma les yeux et je pus lire sur ses traits une expression de volupté mêlée de souffrance. Je ralentis mon cheminement et, tandis que mes doigts épousaient les courbes de ses modelés, demeurai dans un paroxysme de convoitise ; mais je goûtais dans cette retenue toutes les nuances du désir. Ces caresses hypocrites me permirent de découvrir l’absolu que recèle l’insatisfaction. Je m’enivrais de ces lenteurs qui, seconde après seconde, accroissaient mon supplice.
Fanfan se mordit la lèvre inférieure et je crus déceler un changement dans le rythme de sa respiration. Ma Fanfan était à la fois céleste, humaine et animale. Je ne me rassasiais pas de contempler la perfection qui paraissait en sa personne, en dissimulant l’avidité de mes regards obliques. Du bout de mes deux doigts – seulement deux doigts ! – je déchiffrais sa beauté, cherchais à percer le mystère de sa carnation irréelle, à pénétrer l’énigme de son éclat.
— Tu pourrais perdre quelques kilos, lui suggérai-je d’une voix détachée.
— Je sais, je suis obèse…
Fanfan entrouvrit les yeux, me sourit à peine et approcha sa main de la mienne. Sans montrer que j’avais remarqué son intention, je la retirai subrepticement pour replacer mes cheveux en arrière. À nouveau un sourire effleura ses lèvres. Elle avait dû percevoir les frémissements de mes doigts sur son corps et comprendre ce qu’ils trahissaient.
Comme pour contredire ces perfides tremblements, je passai vigoureusement de la crème sur son visage et, lorsqu’elle fut ointe jusque derrière les oreilles, m’installai face contre sable afin que mon bas-ventre ne me dénonçât pas.
— Pourquoi t’allonges-tu sur le ventre ? observa-t-elle en feignant une candeur enfantine.
— Pour faire bronzer mon dos.
— Ah… dit-elle en ôtant le haut de son maillot de bain.
Ses seins clairs rebondirent sous mes yeux. Leur blancheur était comme une impudeur qui me plongea dans un émoi fiévreux. S’ils avaient été aussi dorés que la peau de ses bras mon émotion eût été moins vive ; mais leur teinte me criait qu’elle n’avait pas l’habitude de les exposer et que les apercevoir était un privilège.
Saisi par une violente envie et par un mouvement du cœur, je la priai alors de m’enduire le dos de crème. Elle accepta en souriant et usa non pas de deux doigts mais de la main entière ! Ah, la douce menotte de Fanfan…
Sous ses caresses, ma résolution faiblissait. Quand elle s’arrêta sur ma nuque, je sentis que l’heure était venue d’abréger ces atermoiements, si douloureux pour moi comme pour elle.
Fanfan reboucha le tube, me déposa une noisette de crème solaire sur le nez en riant et courut vers la mer en m’invitant à la suivre. Je me levai et, soudain, entendis une voix qui m’appelait. Je tournai la tête en direction de la digue.
C’était Laure.
J’appris plus tard qu’elle avait voulu me faire une surprise. Elle espérait remettre notre amour en selle en continuant à m’étonner. Comme je n’étais pas chez nous, elle avait téléphoné à l’hôtel du Globe. Hermantrude avait décroché l’appareil et l’avait assurée de ma présence à Ker Emma. Deux heures de train plus tard, elle escaladait la digue.
Laure s’avança vers moi ; son sourire se dissipa lorsqu’elle vit Fanfan sortir de la mer.
S’écoula alors l’une des secondes les plus interminables de ma vie. Fanfan blêmit. Mais Laure eut l’esprit de ne pas laisser transparaître sa jalousie. Elle m’embrassa sur les lèvres en jetant un coup d’œil à Fanfan ; puis elle se coula langoureusement à mes côtés en parlant de la robe de mariée qu’elle avait enfin dénichée chez un couturier.
— On se marie dans quatre mois, lâcha-t-elle négligemment.
Fanfan écoutait Laure qui se lamentait des difficultés qu’elle rencontrait pour préparer nos noces, s’indignant de la cherté des traiteurs, stigmatisant les exigences paperassières de la mairie et ironisant sur celles de l’Eglise.
— Il faut vraiment s’aimer pour se marier, conclut-elle.
— Comme je te plains, lui répliqua Fanfan.
Puis elle s’excusa de ne pouvoir demeurer avec nous et prétexta des obligations professionnelles pour s’enfuir :
— Gabilan m’a demandé d’être à son bureau deux jours avant la préparation du tournage. Je dois absolument rentrer à Paris.
Fanfan omit de nous embrasser, nous souhaita de belles épousailles et tourna les talons.
J’étais assez content que la venue de Laure m’eut empêché de violer la loi que je m’étais imposée jusqu’alors. Mon aspiration à un certain conformisme se réveillait soudain sous l’effet de la peur. Si Laure était arrivée quelques instants plus tard, ma vie aurait été bouleversée. Je me morigénai d’avoir été aussi faible devant un tube de crème solaire et retournai à ma résolution.
L’apparition de Laure satisfaisait également le passionné que j’étais ; car si j’avais commis la sottise d’embrasser Fanfan, je n’aurais pu retrouver l’ambiguïté brûlante que je venais de connaître sur cette plage. En surgissant, Laure m’autorisait à revivre cette félicité ardente.
Pauvre Laure, ses initiatives concouraient toujours à l’entretien de mon inclination pour Fanfan. Elle eût mieux servi ses intérêts en nous poussant à nous mettre en ménage !