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Un jour, un homme sortit d’un hangar. C’était un hangar vide, dans la banlieue est. C’était un homme grand, large, fort, avec une grosse tête inexpressive. C’était la fin du jour.
L’homme était vêtu d’un pull-over tricoté à la main, à rayures jaunes et rouges, sous un imperméable en feuille plastique souple, opaque, avec des côtes impressionnées imitant un tissage de gabardine. Un petit chapeau de pluie s’étalait comme un poisson plat sur le sommet de son crâne. Il venait de dormir cinq heures d’affilée au fond du hangar, et maintenant il marchait en jetant de fréquents regards à gauche, à droite, derrière lui. Il se méfiait. Il avait volé la veille une somme importante, il craignait d’être reconnu, il ne voulait pas qu’on l’arrête ; il ne voulait pas qu’on lui reprenne l’argent.
Non loin du hangar, dans un bar-tabac, sur une carte fixée près du percolateur, des dessins figuraient des sandwiches, des omelettes, du fromage en tranches. L’homme regarda longuement ces dessins. Il aimait les images des choses, il y était plus sensible qu’à leurs noms, depuis la veille qu’à leur prix. Il se retourna vers la salle où ne se trouvaient que trois consommateurs, deux qui s’embrassaient et un tout seul très vieux, puis il commanda un hot-dog et un gruyère-assiette.
— Ensemble ? demanda le garçon.
Sans répondre, l’homme dit qu’il voulait aussi un tango-panaché. Il attendit debout, l’une de ses grosses mains pesant sur le comptoir du bar, jetant toujours ses coups d’œil alentour. Le garçon le servit avec trois mots de circonstance, ceci pour monsieur et voilà, bon appétit, mais à cela l’homme ne répondit pas non plus, même pas merci ; cet homme s’exprimait peu. Il mangeait rapidement, par grosses bouchées, il reprenait des forces. Il vida d’un trait sa boisson rose, posa un billet devant lui, sortit sans attendre sa monnaie, se remit à marcher.
Un moment il voulut savoir l’heure ; sa montre indiquait trois heures vingt, c’était invraisemblable : l’homme situait ce moment entre dix-neuf et vingt et une heures. Il n’aurait pas pu dire la date du jour qui allait finir, il pensait juste qu’on était en novembre. Il porta la montre à son oreille, la remonta brutalement, défit la boucle du bracelet, secoua la montre dans son poing, l’ausculta encore puis la jeta devant lui, l’écrasa comme une blatte en accélérant le pas.
Peu de monde autour de lui, peu de véhicules ; une fois une voiture de police, et l’homme fort s’était poussé dans une entrée d’immeuble, contre une haute poubelle amplifiant les grognements hâtifs et hargneux d’un chat dans une carcasse. Plus loin, plus tard, il dépassait une station-service très éclairée : dans une cabine de verre somnolait un veilleur en combinaison blanche et casquette à pois, terrassé sur le bureau, comme piétiné par le grand cheval ailé rouge derrière lui. Juste après se dressait un grand portail en fer près duquel stationnaient trente personnes des deux sexes, en couples, en groupes, vêtus de couleurs vives qui tranchaient la nuit par instants. L’homme franchit le portail après lequel s’élevait dans l’air un escalier métallique étroit, surplombant un terrain qu’on devinait vague, vers un gros bâtiment de béton neuf, à peine sec. En haut des marches, quelqu’un dans une guérite demanda soixante francs à l’homme fort, qui traversa ensuite une sorte de hall sans apprêt, avec des traînées de ciment frais sur le sol, des reliefs de coffrages sur les murs, et encore quelques groupes et couples. On ne parut pas le remarquer malgré sa corpulence, son vêtement, sa démarche, son chapeau comme une limande, son air de brute.
Ensuite il fallait descendre un nouvel escalier, large et très profond, rectiligne, qu’éclairait à peine sur sa longueur une rampe de néon vert. Une musique violente enflait, montait vers l’homme. Au bas des marches elle était à son comble, rendue abstraite par son monstrueux volume de stridence et de cris, de grosses caisses comme des machines-outils roulant dans une bétonnière d’ogre dont on percevait le rire affreux dans le tumulte. C’était une étendue sombre, vaste comme un stade, constamment striée de rais de couleurs violentes, nerveuses, qui s’agitaient parfois de tremblements stroboscopiques en balayant la surface de l’espace où mille personnes dansaient.
L’homme se fit une place contre un bar balisé de lampes sourdes. Il y avait de la presse, les tabourets étaient tous pris, un double ou triple rang buvait debout. L’homme demanda un tango-panaché. Un barman au regard dur lui tendit une carte des boissons où ne figurait pas ce mélange. Ils échangèrent deux ou trois gestes et l’autre lui apporta une bière d’importation, puis il voulut être payé tout de suite. L’homme fort chercha un nouveau billet dans sa poche, en vain, puis il fouilla son autre poche, en retira une grosse liasse de grosses coupures, liées par un gros élastique, sous l’œil dur et soudain attentif du barman. Il paya, empocha la monnaie, se retourna, s’adossa au comptoir, et maintenant il allait boire lentement cette bière en regardant les gens qui dansaient, les femmes qui dansaient.
Juste à côté de lui se tenait sur un tabouret un homme de haute taille, un peu plus grand que l’homme fort lui-même, qui était pourtant grand et fort. L’homme de haute taille était seulement grand, il se prénommait Georges et son nom était Chave. À l’inverse du fort, il était tourné vers le bar, son verre posé devant lui, et il considérait machinalement le barman qui prenait les commandes, dosait les liquides, discutait dans ses moments de répit avec un jeune homme pâle aux tempes rasées, vêtu d’un blouson de daim frangé, assis à l’autre bout du comptoir.
Et maintenant qu’il avait un instant, le serveur parlait encore au jeune homme en désignant l’homme fort du regard. Il semblait parler à voix basse mais, malgré la musique, le jeune homme paraissait comprendre : il glissa de son tabouret, remonta calmement la ligne des buveurs pour s’approcher de l’homme fort, très près, et lui dire quelque chose que Georges Chave ne put entendre.
L’homme fort sursauta, voulut reculer, se heurta au comptoir. Le jeune homme remua encore les lèvres et puis, subitement, caché entre eux parmi la foule obscure et le bruit, Georges Chave vit luire un rasoir dont la lame réfractait un faisceau fugitif de lueur jaune. Sous l’action d’on ne sait quoi, il y eut alors un mouvement de foule et Georges Chave heurta brusquement l’homme fort qui trébucha et que le jeune homme voulut retenir en se baissant à portée de Georges Chave, lequel alors balança sèchement sa jambe pour écraser son pied sur le nez du jeune homme qui se mit à crier quelque chose d’inaudible en portant ses deux mains vers son visage, le rasoir allant se perdre sous les semelles des danseurs. L’homme fort regarda brièvement l’homme grand, puis s’éloigna du bar en courant vers l’escalier, se frayant un brutal passage de sanglier à travers les femmes qui dansaient. Georges Chave courut après lui, le rejoignit dans le hall.
— Qu’est-ce qui se passe, demanda-t-il, vous avez besoin d’aide ?
L’autre le considérait, les yeux grands ouverts, immobile.
— Crocognan, fit-il. Crocognan.
Crocognan, ce n’est rien, ce n’est pas un nom, cela ne veut rien dire. Mais cela recula d’un pas, d’un autre, plus vite, se tourna, disparut, et le nommé Georges Chave redescendit l’escalier, se remit au bar. Le barman le servit sans manière particulière, le jeune homme au rasoir avait disparu, c’était comme si rien ne s’était passé. Georges quitta l’établissement vers six heures du matin, et un peu plus tard il mangeait des croissants dans un café du boulevard Magenta, et vers sept heures et demie il passait place de la République, devant la caserne où parfois s’installaient des voyantes dans des roulottes. Il y en avait justement deux, l’une était ouverte. Il frappa à la porte.
Rare, les hommes qui consultent une voyante, dit madame Tirana, surtout à cette heure-ci. Entrez.
Elle proposait plusieurs techniques, Georges opta pour la boule. Mais aussitôt assis, la fatigue de sa nuit l’envahit sans prévenir et d’un instant à l’autre il respirait régulièrement, les yeux fermés, la tête ballant doucement d’un côté. La voyante leva les yeux de sa boule, regarda Georges, puis à nouveau la boule en fronçant les sourcils, puis Georges encore puis la boule derechef, pensive, deux doigts sur le menton. Tant pis, je lui dis, marmonna-t-elle en se levant. Elle contourna la table, s’approcha du fauteuil, se pencha vers l’homme endormi.
— Vous ferez une rencontre, souffla-t-elle doucement dans son oreille. Et vous partirez en voyage, un petit voyage. Et puis vous allez gagner beaucoup d’argent.
Georges grogna un peu en se tassant dans le fauteuil. La voyante posa sur lui un regard attendri, sur ses jambes un plaid, puis elle quitta sa roulotte silencieusement, sans claquer la porte, pour frapper à celle de la roulotte voisine où sa consœur la fit entrer, lui prépara un peu de café dont elles examinèrent le marc.