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Dimanche, en fin d’après-midi, le Cirque d’Hiver allait ouvrir ses portes. Le spectacle comprendrait notamment une montreuse d’éléphants nommée Leslie Bogomoletz, trente ours blancs du pôle avec un ours noir tibétain, les otaries du capitaine Froehn, les Flying Gonzales et les lapins de Gilette Milan. Bien avant l’heure convenue, une file s’était formée devant l’entrée du cirque, occupant tout le trottoir jusqu’au bar le plus proche, à droite, derrière la vitre duquel Georges et Véronique étaient assis. Bernard Calvert entra dans le bar, leur fit un signe. Véronique lui sourit. Il s’approcha, s’assit à leur table.

— Vous avez vu tous ces gens ? Des années que je ne suis plus allé au cirque.

— Moi non plus, dit Véronique.

— Des souvenirs, dit Bernard Calvert, juste des souvenirs.

Georges ne dit rien, ne s’opposa à rien, et se retrouva ainsi quarante minutes plus tard encastré dans un fauteuil raide qui surplombait la piste. Bernard Calvert était assis de l’autre côté de Véronique.

Au-dessous d’eux, un homme au profil de médaille, vêtu d’un smoking rouge, pérorait dans un rond de lumière blanche. Tâchant de ne pas couvrir sa voix, établie derrière lui sur un praticable concave, une petite formation se composait de deux cuivres, d’un jeune organiste frêle et d’un batteur coiffé comme un coiffeur.

Le smoking rouge disparut, on fit le noir. Dans les hauteurs du chapiteau, une lumière mauve se déplaçait rapidement, avec une minuscule forme vivante a l’intérieur : un singe, vêtu en bohémien, qui descendait en bondissant par angles aigus entre les trapèzes et les échelles de corde ; il toucha la piste en même temps que surgit de la coulisse, les bras ouverts, un homme en maillot doré qui rejeta derrière lui sa cape rose avant de s’élancer vers les agrès. La foule en rond leva les yeux, Georges rouvrit les siens quand la foule applaudit. Puis Leslie Bogomoletz escamota quatre éléphants après les avoir fait évoluer sur un câble. Puis un dresseur d’oiseaux reconstitua une scène de gare : les cris et roucoulements mêlés dessinaient des bruits de train, des sifflets, quelques oiseaux parleurs ordonnaient de reculer, de fermer les portes, attention au départ, au revoir maman. Puis un homme jongla avec des verres de vin, une femme se tint sur son doigt sur une boule, puis il y eut quelques clowns, l’un d’eux explosa. L’homme en rouge annonça un entracte, déjà les garçons de piste dressaient des grilles en prévision des fauves, Véronique riait de ce que disait Bernard Calvert ; Georges se leva.

À l’entrée du cirque, deux amiraux commentaient un hebdomadaire hippique. Ils indiquèrent à Georges la ménagerie exceptionnelle, où il se trouva seul dans son genre humain – les visiteurs viendraient plus tard, après le spectacle. Georges considéra avec ennui les animaux au repos : aucun d’entre eux ne lui était inconnu, ne présentait la moindre nouveauté, ces bêtes se ressemblaient trop à elles-mêmes. Sans témoins, il fit une grimace à un singe, qui répondit en faisant banalement trembler les barreaux de sa cage. Georges s’approcha d’un haut espace grillagé, cylindrique, fermé à sa base par d’épais barreaux en bois au-dessus desquels tourbillonnaient des colibris et autres volatiles. Une fosse immonde se tenait au-dessous du cylindre, un cloaque où grouillaient des aspics, des crotales. Georges leva les yeux vers les oiseaux. Il les regarda un moment. Son visage était inexpressif. Brusquement, il défit les boutons de son manteau, en écarta les pans comme font les exhibitionnistes, cria :

— Morgan !

Tout en haut de la cage, un gros oiseau mat lâcha son perchoir, se laissa tomber comme une pierre sur les barreaux, avisa un angle où deux d’entre eux étaient un peu disjoints et entreprit de déchiqueter l’obstacle à coups de bec, projetant de la sciure, des copeaux, des esquilles qui retombaient en pluie sur les serpents. Il força le passage, se laissa de nouveau choir, vira à deux mètres du sol pour s’abattre sur Georges qui l’empoigna promptement, l’enfouit sous son manteau et sortit à la hâte. Il n’avait que cent mètres à faire pour arriver chez lui, où il enferma l’animal sans le regarder dans la moins fréquentée des deux pièces. Ensuite, dans la cuisine, il resta un moment sans bouger, debout devant le carré noir de la fenêtre, un verre d’eau à la main. Il n'était pas ému, ni content, ni surpris, il ne pensait à rien. Il retourna au cirque.

Sous la direction du capitaine Froehn, trois otaries exécutaient leur prestation classique, tenant à la pointe du museau de gros ballons rouges décorés d’étoiles vertes, interprétant sans mesure Le beau Danube bleu a l’aide d’un dispositif de trompes chromatiques. Entre les exercices, le capitaine tirait d’une poche imperméable de son smoking des poissons argentés, frétillants, qu’il lançait à ses bêtes par-dessus la piste, comme de petits éclairs. Georges descendit les marches entre les rangs de fauteuils pendant que l’homme en rouge présentait Gilette Milan, énumérant les têtes couronnées qui avaient acclamé ses lapins. L’obscurité revint, Georges dut piétiner quelques personnes pour essayer de rejoindre sa place. Il progressait en marmonnant de vagues excuses, et Gilette Milan parut soudain en pleine lumière, entourée de ses soixante rongeurs, et Georges aperçut Véronique et Bernard Calvert tout près l’un de l’autre. Il les regarda une seconde, se retourna, rebroussa chemin alors que l’orchestre attaquait une aventureuse musique pour lapins.

Comme il allait atteindre la porte de son appartement, il entendit à l’intérieur un bruit de conversation qui cessa à son approche, la minuterie de l’escalier s’éteignit en même temps, Georges tressaillit avant de se rappeler le perroquet Morgan. À la cuisine, il disposa un peu de nourriture sur un plateau, avec à tout hasard des fruits pelés pour l’animal. Puis il s’installa dans la pièce qu’il lui avait attribuée, assis par terre à l’angle de deux murs, le plateau sur ses genoux, et il écouta l’oiseau.

C’était en effet le perroquet le plus bavard du monde, incomparable à ceux qu’il nous arrive de croiser çà et là. Naturellement incapable d’un discours organisé, il abondait en formules brèves, interjections, refrains, jurons, slogans en plusieurs langues, ainsi qu’en grondements de machines, grincements de portes, coups de feu, babils de bêtes diverses et cris d’amour. Sa vie avait dû être fertile en voyages, expériences et rencontres, fréquentation de tous milieux. Parfois il se taisait, mais Georges comprit rapidement qu’il suffisait de répéter deux ou trois fois n’importe quoi pour que Morgan le reprît à son compte, avant d’embrayer sur son propre répertoire.

— Bernard Calvert est un con, disait Georges par exemple, tout en laissant couler du ketchup sur du pain. Je répète : Bernard Calvert est un con.

— Calvert est un con, répétait le perroquet. À bon chat bon rat. Mets-le sur la table. Introibo ad altare dei. Attrapez-le, attrapez-le, attrapez-le, attrapez-le.

Il semblait familier de cette injonction. Ensuite il aboya longuement.

— Quoique je n’en ai rien à foutre, poursuivit Georges pour lui-même.

— Rien à foutre, entérina l’oiseau. Mehr Licht. Etablissements Molotov, j’écoute. Dix mille à tout casser. L’azur, l’azur, Jenny Weltman.

Le plateau tomba des genoux de Georges, qui se dressa d’un coup. Il regarda fixement l’animal, posé sur le dossier d’une chaise.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Jenny Weltman, répondit le perroquet. Georges s’approcha de lui. Répète, dit-il, répète.

Répète, répéta Morgan. Non, dit Georges, répète Jenny Weltman. Répète Jenny Weltman, dit le perroquet. Georges s’énerva, prit l’oiseau par une aile et se mit à crier en le secouant. Morgan se dégagea en poussant son propre cri, puis une imitation de celui de Georges, abandonnant une plume de poitrail gris fer dans un envol désordonné vers le haut de l’armoire où il vint se poser, se retournant ensuite vers l’homme avec une expression de reproche, toute l’amertume d’une confiance abusée dans son regard rond. Georges se rassit dans son angle, ramassa son plateau, se remit à manger en surveillant le volatile du coin de l’œil. On se taisait.

La nuit avançait, le perroquet boudait toujours. Georges finit par s’endormir, la tête calée dans le coin du mur, bientôt la plinthe pour oreiller. Il s’éveilla plusieurs fois. Il se leva peu avant huit heures. Le perroquet le regardait toujours. Georges lui présenta des morceaux de pomme comme des excuses, Morgan réagit d’un mouvement de prunelle comme s’il les acceptait. Georges s’en fut chercher un carton d’emballage avec de la ficelle, revint, appela doucement le perroquet par son nom. Morgan descendit de l’armoire sans discuter, en un bref vol plané, se posa calmement dans le carton.

Vers neuf heures, Georges entrait dans le passage Brady par le boulevard de Strasbourg. Brigitte n’était pas encore là, Bock était en province et Ripert en maladie. Georges traversa l’entrée, frappa à la porte du bureau de Benedetti, entra, posa le carton sur une chaise.

— Voici l’animal, dit-il.

Benedetti cessa d’agiter une petite cuiller dans une tasse qu’il tenait à la main, il regarda longuement Georges Chave et lui tendit la tasse, tenez, prenez, car Georges avait l’air sale, fatigué, ses vêtements étaient disjoints, bleues ses joues, cernés ses yeux, puis il retira de sous son bureau une petite caisse d’acier où il entreposait du liquide, tout en déclarant que Georges avait besoin d’une avance.

Mais trois heures plus tard, lorsque Georges rentra rue Oberkampf, Véronique n’était toujours pas là. Elle était passée pendant son absence, puis repartie. Elle avait laissé deux ou trois mots de circonstance sur le miroir de la salle de bains, tracés au bâton de rouge de leur première rencontre qu’elle avait d’ailleurs abandonné là, debout, sur la tablette de verre au-dessus du lavabo.