8
Et revoici Fred. Il est encore assis. Sous ses yeux, un prognathe au visage pourpre renverse sur une table une femme rousse dont il arrache fébrilement les vêtements, puis il défait les siens à peine plus soigneusement. Sa virilité violette surgit, qu’il agite, puis sa semence dont il badigeonne sa partenaire. Tous deux soufflent et crient. Une porte grince, un autre homme paraît dans l’embrasure, déjà nu. Son corps est jaune et gras, son membre jaune et gros. Il approche et s’interpose. Voici que le prognathe et le jaunâtre entreprennent la femme rousse simultanément, par différents conduits, hurlant de bonheur avec disproportion.
La porte grince derechef. Apparaît une forte femme blonde harnachée de sous-vêtements compliqués d’un noir verdâtre, un fouet dans une main, un olisbos dans l’autre. Comme elle va s’emboîter dans le trio, Fred se lève et sort, veillant à ne frôler personne sur son passage pour ne pas laisser prise au moindre malentendu. Il se retrouve à l’air libre, sur un trottoir du boulevard Sébastopol. Il débande rapidement, il est un peu déprimé. Il marche.
L’alignement des façades est percé de galeries opaques, de passages au sol carrelé, au ciel dépoli, qui relient le boulevard aux rues parallèles et qu’occupent d’infernaux ateliers de confection, des bureaux marrons, des meublés dégoûtants, des épiciers indiens, des officines de marabouts. À travers les verrières ébréchées sur lesquelles, sans toujours parvenir à les crever, des projectiles chus des étages ont créé des zones de fracture concentriques, comme sur une eau morte des ronds de vaguelettes successives, on voit progresser par en dessous de longs chats flous risquant une patte circonspecte après l’autre, tels des patineurs sur une glace incertaine. Le sol de ces passages est assez souvent malpropre et corrompu, des carreaux manquent dans les coins.
Fred Shapiro s’engouffra dans le troisième passage qui s’ouvrait sur sa gauche. La voie rétrécissait dans son milieu, formant un petit tunnel à l’entrée de quoi, de part et d’autre, des plaques portaient le mot Imprimerie en cursives jaunes sur fond noir, à gauche, à droite le mot Contentieux en égyptiennes outremer sur émail blanc. Fred passa le seuil de droite, négligea le petit ascenseur et s’engagea dans l’escalier fraîchement repeint ; les doigts collaient un peu sur la rampe.
Au deuxième étage, Fred poussa la porte du cabinet de contentieux. Brigitte leva les yeux sur lui. Brigitte avait des cheveux bruns courts, était vêtue de bleu pâle et portait des lunettes à monture en plastique rose incrusté de paillettes. Elle tapait une facture sur une grosse machine électrique suisse, en prenant soin de bien superposer les décimales.
— Monsieur Benedetti, demanda Fred.
— C’est personnel ?
— C’est personnel, confirma Fred. C’est urgent, important et personnel.
Je vois, dit Brigitte. Vous patientez un petit instant ?
Il se posa sur un fauteuil en toile écrue tendue sur de la tubulure chromée. Sur une table basse en osier, devant lui, s’entassaient diverses revues froissées, cornées, souillées, auxquelles manquaient des pages. Brigitte échangea quelques chuchotis avec un interphone produisant des craquements, puis pria encore Fred d’attendre un petit instant. Fred attendit. Le petit instant était bien entamé lorsque s’ouvrit la porte par laquelle il était entré, et trois hommes surgirent d’un pas décidé. Deux d’entre eux parlaient à voix haute, Fred ne les avait jamais vus. En revanche il reconnut aussitôt Georges Chave, qui était celui qui marchait sans rien dire derrière eux, et Fred n’eut que le temps de cacher son visage derrière un numéro spécial de Terre-Air-Mer, périodique des forces armées, consacré au lancement du sous-marin Le Flagrant. Les trois hommes disparurent par une autre porte, Brigitte se leva et sortit à leur suite. Onze secondes plus tard, lorsqu’elle revint pour introduire Fred, il avait disparu. Elle eut un regard circulaire, hésita, traversa la pièce, ouvrit la porte d’entrée : le palier était désert. Elle se pencha vers la cage silencieuse puis revint sur ses pas, traversa la pièce où se tenaient les adjoints de Benedetti, passa dans le bureau de celui-ci.
— Il n’est plus là, dit-elle. Il est parti.
— Qui c’était ?
— Il n’a pas dit son nom.
Benedetti haussa les épaules, eut un geste évasif, fit une brève allusion au Polneux puis se replongea dans la concoction d’un devis. Brigitte quitta la pièce, ferma la porte derrière elle et considéra un instant les employés de son chef, jaunis par la lumière électrique perpétuelle.
Bien calé contre son bureau, ses mains rejointes en visière au-dessus des yeux, Bock consultait un ouvrage de Paul Barruel. Assis sur ses reins, un pied sur l’arête d’un tiroir entrouvert, Ripert taillait des allumettes en pointe à l’aide d’un coupe-papier. On lui avait ôté son pansement, au lieu de quoi s’étalait une large ecchymose brune et mauve, bordée de gris-orangé soutenu, sur laquelle il passait précautionneusement son index toutes les cinq minutes avec une petite contraction du faciès.
Georges ne disposant pas encore d’un bureau pour lui seul, Bock lui avait cédé une parcelle du sien pour qu’il examine à son aise le dossier Ferro, composé de documents dépareillés quoique redondants, pauvres en informations, qu’on suspectait parfois d’avoir été mis là dans le seul but de faire épais. C’était encore de vieilles coupures de presse ligneuses, des lettres délavées, illisibles, fendues aux pliures, des brouillons souvent remaniés d’arbres généalogiques hérissés de branches mortes, des copies à l’alcool d’actes juridiques abstraits, des comptes rendus fuyants signés par l’un ou l’autre des adjoints de Benedetti, des doubles de billets dilatoires adressés par ce dernier au notaire. Il n’était pas possible de dégager un sens ni même un ordre de cette broussaille de papiers hétéroclites, qui évoquaient un étal de clochard dans les franges les plus lumpen-prolétariennes d’un marché aux puces de banlieue ; Georges renonça à une troisième lecture. Il se tourna vers Bock, demanda des nouvelles de l’oiseau, conseilla un baume à Ripert, n’obtint en retour que des mâchonnements de réponses minimales, négatives ; il renonça encore, se leva, sortit. Ripert leva un œil vers Bock :
— Tu crois qu’il va trouver quelque chose ?
— Quoi, le dossier Ferro ?
Bock se mit à se gratter.
— Tu sais bien qu’il n’y a plus personne.
Oui, fit Ripert, je ne sais pas.
De la pointe du coupe-papier, il repoussait maintenant les petits arcs de peau morte à la base de ses ongles.
Un moment, on n’entendit plus rien que le glissement des pages que Bock tournait régulièrement, les syncopes sucrées d’un tango quelque part dans l’immeuble, des éclats de voix dans le passage, des changements de vitesse grondeurs sur le boulevard, le cliquetis désordonné de la machine suisse dans l’entrée, puis Ripert agita mollement son outil vers son collègue, avec un sourire de travers.
— À ta place, moi, quand même, dit-il. Enfin. Tu devrais te méfier.
— Quoi, de qui, fit Bock distraitement.
— Ton oiseau, tu ne vois pas qu’il le retrouve aussi ? De quoi on aurait l’air ? De quoi on aurait l’air, je te le demande.
Bock releva les yeux de son livre et considéra Ripert, puis il passa une main large et courte sur son crâne rond.
— Impossible, dit-il. C’est comme Ferro, cet oiseau, on ne trouvera jamais rien. C’est juste des histoires pour faire rentrer de l’argent, ça, en attendant que le client se fatigue.
— Ce type est sournois, affirma Ripert. Je n’aime pas ce type.
— Tu exagères.
— Tu verras. Tu verras.
— C’est ça, dit Bock, on verra.
Georges arrivait cependant devant la Bibliothèque nationale, puis traversait la cour du vaste dépôt de combustible, sur le seuil de laquelle des lecteurs aux pupilles dilatées derrière les vitres de leurs limettes grillaient des cigarettes fébriles. Il se fit délivrer une carte provisoire dans un bureau à claire-voie avant de traverser la vaste salle des imprimés vers celle des catalogues, au sous-sol, où l’on accède par un double escalier blanc qui évoque fugitivement le métro de Moscou. Il consulta toute sorte de fichiers, à la recherche d’ouvrages traitant de l’émigration française en général, bas-alpine au Mexique et au XIXe siècle en particulier, mais ces éléments le renvoyèrent à des corpus si gigantesques et qui interféraient si peu qu’un examen hâtif du livre III du Code civil acheva de le décourager. Il remonta vers la salle de lecture où il trouva une place, après avoir remis au préposé idoine une fiche avec les références d’un de ces romans qu’il lisait ou relisait chez lui, le soir, avant d’éteindre, pendant que Véronique dormait déjà.
Tandis qu’on recherchait l’ouvrage, Georges inspecta la salle énorme, cerclée de hautes murailles d’in-folio auxquels on accédait par un réseau de passerelles et d’échelles métalliques comme sur un vieux navire de guerre. Distillée par les verres de la coupole, une lueur sous-marine nuançait à peine celle des lampes, dans le halo desquelles des rangs de consultants arrondissaient leurs nuques de galériens. Enfin, on apporta son livre à Georges. Il l’ouvrit, il n’avait plus très envie de lire, une jeune femme venait de s’installer en face de lui.
La jeune femme portait une robe noire avec de minuscules détails bleu-gris, ses yeux étaient bleu-gris, ses cheveux blonds ; elle était coiffée comme Angie Dickinson dans Point Blank. À deux ou trois reprises, Georges imagina d’attirer son attention par des gestes discrets qu’il était seul à remarquer. Puis il délaissa cette idée, feuilleta son roman sans lire aucun des mots qui passaient sous ses yeux ; puis se leva, s’éloigna, se retourna vers la jeune femme ; elle n’avait pas bougé.
Il remonta la rue de Richelieu vers les boulevards, devant le passage clouté de la rue du Quatre-Septembre, il y eut des talons rapides derrière lui, il se retourna : elle avait dû quitter la Bibliothèque juste après son départ. Le feu passa au rouge comme il allait s’approcher d’elle, Georges fut happé par un flot de piétons résolus d’où il ne put s’extraire que sur la rive opposée, pour apercevoir la jeune femme trop loin devant lui maintenant. Mais elle se retournait, n’avait-elle pas souri, il fallait la rejoindre ; elle marchait vite, il la perdit de vue. Il l’aperçut à nouveau rue des Panoramas, comme elle allait se perdre dans un réseau de passages derrière le musée Grévin. Il accéléra le pas, elle se retournait encore, devant la vitrine d’une petite mercerie. Il courut, poussa la porte juste après elle.
Une boutique exiguë, pleine d’ombres et d’angles ; une vieille dame cernée d’articles défraîchis. La jeune femme était tournée vers un assortiment de galons. Georges essoufflé se trouvait seul devant la vieille dame qui lui demandait ce qu’il voulait, il regarda un peu autour de lui avant de répondre qu’il voulait du ruban, voilà, un peu de ruban.
— Quel genre de ruban ?
— Oh, du ruban, dit Georges. Du ruban tout simple. Rose.
— Dans le rose, j’en ai du joli en gros de Naples.
— C’est ça, dit Georges, du gros de Naples, très bien. Il n’osait pas regarder la jeune femme, ni la vieille dame en face.
— Je vous en mets combien ?
— Très peu, protesta Georges. Dix centimètres, par exemple.
— C’est au mètre, monsieur, indiqua la vieille dame.
— Eh bien disons dix mètres, fit Georges troublé.
Il paya rapidement, saisit le ruban en vrac, sortit promptement de la boutique, après quoi la jeune femme en robe noire acheta une Fermeture Éclair bleue.
Quand elle sortit à son tour, Georges attendait près de la porte. Il lui tendit la brassée de ruban.
— Ceci vous revient, dit-il.
— Mais pas du tout, dit-elle.
— Prenez-le, insista Georges, ça pourra vous servir. Ça peut toujours servir. Moi, je n’en aurai pas d’usage.
Il eut un faux mouvement, le gros de Naples se dénoua, déferla entre eux en cataracte rose. Elle se mit à rire. Elle s’appelait Jenny Weltman, elle était née à Ostende, elle était pressée. Georges avait juste le temps de lui dire son nom à lui, et qu’il voulait la revoir, et qu’il serait le surlendemain dans un bar du Trocadéro. Pourquoi le surlendemain. Pourquoi le Trocadéro. Pourquoi pas le lendemain à la Muette, dans trois jours au métro Télégraphe, le soir même à Picpus-Courteline. Parce que Georges fut pris au dépourvu, prononça les premières choses un peu spatio-temporelles qui lui vinrent à l’idée, et juste après la jeune femme était déjà loin mais elle se retournait vers lui, souriait encore, disparut.
C’était le milieu du jour, et Georges n’avait plus rien à faire. Il marcha le long des grands boulevards, entrant parfois dans des magasins neufs d’allure provisoire qui étalaient à bas prix toute sorte d’objets saisis sous douane, alliant de la laideur à peu d’utilité. Un homme l’aborda, vers Bonne-Nouvelle, pour lui vendre une montre ; ils discutèrent un moment sans résultat. Place de la République, il visita un commerce de livres neufs soldés, feuilleta longuement un ouvrage consacré aux oiseaux exotiques jusqu’à ce que le soldeur lui eût demandé s’il voulait l’acheter ce livre ou quoi, alors il rentra chez lui.
Il ouvrit la porte, suivit le couloir jaune aux murs tapissés de photographies de films qui avaient dû être exposées souvent, longtemps, dans les entrées de nombreux cinémas, car des colonies de punaises avaient entièrement perforé leurs coins, parfois même il n’y avait plus de coins. Les photogrammes représentaient des scènes d’amour, des scènes de violence, des scènes mal définies où l’on reconnaissait Katherine Hepburn et Bette Davis, ou Jane Russell et Michael Caine, Sterling Hayden ou Ben Gazzara, et même Barbara Steele ou Fernandel, et Angie Dickinson dans Point Blank, la scène où Lee Marvin revient la voir.
Une lumière pâle et mate débordait d’un soupirail haut percé dans le milieu du couloir qu’elle irriguait à peine, et les deux pièces principales étaient exposées au nord, un nord obturé de toute façon par un mur charbonneux. Georges passait donc le plus clair de son temps dans la cuisine, ne se rendant qu’au soir dans ces pièces peu meublées : un lit, une table, des sièges, les disques, nulle image sur les murs sinon, dans la pièce la plus sombre, une reproduction grandeur nature du portrait de Sarah Bemhardt par Clairins. Il s’installa sur une chaise, près de la fenêtre qui donnait sur la cour, et le soleil d’automne tomba sur lui comme la récompense de quelque chose, la délivrance d’autre chose ou la promesse d’une troisième chose, mais pour un moment seulement.
Il avait posé sur la table, parmi les miettes et les ronds de vin sec, deux gros tomes d’une encyclopédie. Le cylindre de soleil mûrissait sur lui comme une prune. Il chercha d’abord Weltman, personne ne répondait à ce nom dans cet ouvrage, puis il parcourut les planches d’ornithologie – puis Véronique parut.
— Tu es déjà là, dit-elle.
— Non, dit Georges, je suis encore là.
— Oui, bon, soupira-t-elle.
— C’est différent, dit-il, c’est assez différent.
Elle disparut, il alluma une cigarette, immergé dans son cylindre que le mouvement de l’astre transmuait en cône plein de fumée bleue, s’aiguisant lentement jusqu’à n’être plus qu’un rayon, un long pinceau pointu illuminant avant de s’éteindre le défilement lent des chiffres sur le compteur à gaz. L’ombre venue, Georges sortit. Il se remit à marcher dans les rues, pensant à Jenny Weltman. C’était une image, déjà dans sa mémoire, un souvenir clair, bleu-gris, noir et blanc. Il marcha. Il lui restait quatre heures à perdre avant la réunion du soir, dans le bureau de Benedetti. Il les perdrait.