10
Samedi après-midi, Fred roulait par les ruelles désolées de Montrouge, à bord d’une Mazda jaune de location. Il faisait frais, la lumière était blanche, l’air lourd et silencieux. Un moment, Fred alluma la radio, dans laquelle des hommes aux voix repues s’empoignaient à propos de Brahms, après quoi on passa du Brahms.
Au bout d’une ruelle il y avait un portail sur la droite, avec une grille ouverte. Fred passa le portail et vint se garer devant un long bâtiment blanc et sale, entouré d’un petit parc dans les allées duquel évoluaient avec lenteur des ressortissants du troisième âge, seuls ou par couples, l’un traînant parfois l’autre. Sur des bancs épars, des brochettes d’aïeuls se serraient étroitement. Près de l’entrée du bâtiment, une infirmière stagiaire poussait la chaise roulante d’un jeune homme idiot, serré dans une couverture à carreaux verts et violets d’où dépassaient sa figure dysmorphique et ses pieds auxquels pendaient des espadrilles bleu marine. L’une des espadrilles raclait le sol, tombait régulièrement, et le jeune homme trépignait de bonheur chaque fois que la stagiaire se baissait pour la récupérer avant de se remettre à pousser la chaise en faisant gentiment admirer au jeune homme les arbustes pourris parmi les touffes d’herbe grise, entre lesquelles se faufilaient des chats au poil gluant. Fred monta trois marches, traversa une espèce de hall où se tenait un vieillard aux dents de lapin qui lui demanda une cigarette, une petite cigarette, et Fred lui conseilla doucement d’aller crever.
Courtaude et pataude, une grosse femme lente en habit de nurse se tenait derrière un guichet. Fred s’approcha d’elle et dit qu’il voulait rendre visite à un monsieur Léon Richaud. Elle fit courir son doigt sur un registre fripé.
— Il est au plus mal, dit-elle.
— Qu’est-ce que ça change ? demanda Fred.
Elle posa sur lui un regard torve et rural.
— Comprenez, dit gravement Fred, il n’a que moi. Qu’il me voie avant que, enfin, qu’il m’ait vu.
— La trois, dit la nurse en montrant l’entrée d’un couloir.
Fred s’engagea dans le couloir. Il y régnait une puissante odeur composite de soupe aigre, de désinfectant et d’excrément, surtout d’excrément, et les murs étaient peints en jaune et brun, et Fred trouvait tout cela écœurant et grotesque. Les portes des chambres étaient battantes à claire-voie, une chaise calait celle de la première, meublée de six lits occupés dont trois cernés de barrières métalliques pour qu’aucun grabataire n’en tombât ; nul bruit ne s’en échappait. La porte de la chambre deux était fermée ; pas de bruit non plus. La trois était également close mais on entendait des voix à l’intérieur, deux voix d’hommes – une jeune patiente, une vieille aigrie.
— J’avais déjà un tuyau pour manger, récriminait la vieille aigrie. Maintenant celui-là de l’autre côté. À quoi je sers, moi, là-dedans ?
— Ça vous facilite la vie, plaida audacieusement la jeune patiente. Votre corps fonctionne mieux avec ça. Vous n’avez pas envie qu’il fonctionne bien, votre corps ?
La vieille voix se défit en un rire ignoble.
— Plus rien qui marche, tout ça peut se faire sans moi. J’avais un cousin, enchaîna-t-elle sans transition perceptible. J’ai un cousin, Gratien.
Elle se tut abruptement. Fred retenait son souffle de l’autre côté de la porte.
— Oui, fit l’autre, votre cousin. Votre cousin Gratien.
— Ça lui serait pas arrivé, à Gratien. Avec lui, les docteurs, les docteurs avec lui ça valsait.
— Vous l’aimez bien, se risqua la jeune voix. Vous l’aimiez bien, votre cousin.
— Prrt, produisit la vieille. Avec lui ça valsait. Et puis les sous.
— Oui.
— Puis il est parti. Il a peut-être passé, hein. On fait que tourner. On passe tous.
— Oui, reconnut l’autre, c’est vrai qu’on passe tous.
— Et puis les sous, tous les sous, s’essoufflait le vieil organe, des sous à lui, hein, les siens. Pas à moi. Pas moi qui lui aurais pris. Foutu pour foutu, ajouta-t-il obscurément.
Fred dut alors se redresser car un invalide progressait avec une grande lenteur depuis le fond du couloir en s’aidant de la main courante. Des éléments de la conversation se perdirent. L’invalide dépassa Fred sans le regarder, s’éloigna, Fred se recolla contre la porte ; son souffle se suspendit à nouveau.
— Ils voudraient savoir où il est, disait l’homme en effet. Les sous, toujours pareil, tout le monde en voudrait beaucoup. Mais qu’on m’emmerde pas avec ça. Il est parti, Gratien, on sait pas où il est. Qu’on me cherche pas.
— Qui pourrait vous chercher ? fit l’autre patiemment.
— Ils croient que je peux dire, haleta encore l’ancienne tessiture, mais je dirai pas, faut le dire. Faut leur dire, que je dirai pas. Faut dire que je sais pas.
— Bien, dit l’autre, je vais vous laisser. Je repasserai demain.
— Faut le dire, insista faiblement le vieillard.
Fred se redressa, prit l’air de rien, et le propriétaire de la jeune voix sortit de la chambre. C’était un brun frisé, maigre, d’aspect appliqué, avec des lunettes sans monture et une blouse blanche au col relevé. Il porta sur Fred un regard offensé en passant devant lui. Après qu’il eut complètement disparu, Fred rafla une blouse qui pendait en feuille morte au moignon d’un portemanteau, l’enfila ; elle lui allait comme un gant sale. Fred poussa la porte, entra dans la chambre.
Léon Richaud avait un long visage creux, de grands yeux pâles tassés au fond des orbites, des friselis blancs sur les tempes, de longs poils blancs dans les oreilles et dans le nez. Il était couché, vêtu d’un pyjama à grosses rayures, ses poings fermés sur les draps tout au bout de ses bras maigres. Chance pour Fred, trois lits étaient vides dans la chambre, et les deux restants contenaient des pensionnaires encore endormis ou déjà morts. Le vieil homme considéra Fred avec méfiance lorsque celui-ci s’assit au pied de son lit.
— Je suis le docteur Péroné, dit Fred. C’est moi qui vais venir vous voir, maintenant.
L’autre ne manifesta nul enthousiasme à cette nouvelle.
— Alors, dit Fred, comment ça va aujourd’hui, monsieur Richaud ?
Léon Richaud cilla pour toute réponse. Sa commissure gauche esquissa un rictus résigné.
— Mon assistant (Fred désigna la porte) vient de me parler de ce problème avec votre cousin, monsieur Ferro. Monsieur Gratien Ferro, c’est ça ?
Le vieil homme se raidit aussitôt.
— Vous êtes inquiet, constata posément Fred. Ce problème vous préoccupe.
Le vieillard secoua violemment et négativement la tête. Il convenait d’agir vite. Quelqu’un pouvait entrer dans la chambre à tout instant. Fred renonça aux nuances. Il se poussa contre Léon Richaud et lui saisit le bras.
— Le mieux, c’est encore d’en parler, monsieur Richaud, fit-il avec douceur. Il faut dire les choses. Après vous vous sentirez mieux, vous verrez. Vous serez tranquille. Personne ne viendra vous embêter.
L’autre s’agita puis s’affola, ouvrit grand sa bouche, sur laquelle Fred plaqua immédiatement sa main.
— Vous me dites, chuchota Fred, vous me dites juste où il est, Gratien. Ensuite je m’en vais et on n’en parle plus.
Léon Richaud remua convulsivement sous la pression. Son visage fonçait. Fred libéra un coin de sa bouche.
— Allez-y, suggéra-t-il.
— Faut leur dire que je sais pas, crachota de biais l’homme âgé.
— Vous m’avez mal compris, fit remarquer Fred.
Mais, juste à cet instant, il ne sentit plus aucune résistance sous sa main, comme s’il exerçait soudain son emprise sur le vide. Il s’écarta. Léon Richaud ne bougeait plus, la vie l’avait quitté, ses yeux restaient figés dans la direction de Fred, qui s’écarta encore pour échapper à leur champ mort. Merde, énonça-t-il doucement. Je ne voulais pas ça, pensa-t-il vainement. Il se leva, marcha vers la porte en ôtant sa blouse avec difficulté, et une heure plus tard il se trouvait au fond d’une brasserie de la porte d’Orléans, où l’attendait un homme tapi dans un coin sombre devant une bière brune, dissimulé sous un chapeau et des lunettes épaisses.
— Ça ne s’est pas bien passé à l’hospice, monsieur Gibbs, dit Fred. Ça ne donnera plus rien, il ne faut plus y compter.
— C’est embêtant, dit le monsieur Gibbs. Tant pis, n’y pensons plus.
— C’est ça, dit Fred, n’y pensons plus.
— Et Benedetti ?
— C’est délicat, j’ai du mal à le joindre, éluda Fred. Mais vous pourriez peut-être vous en occuper vous-même.
— Est-ce que je vais savoir comment faire ? s’inquiéta monsieur Gibbs.
— Je vous expliquerai tout. Ce serait bien de rencontrer quelqu’un de chez lui, voyez-vous, quelqu’un qui pourrait travailler pour nous en même temps. Je peux arranger ça, j’ai un peu préparé le terrain avant de vous en parler.
— Bon, faites au mieux. Tenez-moi au courant.
— Je fais au mieux, dit Fred. Et cette histoire de secte, là, vous achetez ?
— Je crois, dit monsieur Gibbs. J’aurai aussi besoin de vous pour ça, il faudra me préciser les détails. Appelez-moi demain. Vous prendrez bien quelque chose ?
— Pas le temps, répondit Fred en se levant.
Ensuite, un peu avant vingt-trois heures, Fred se trouvait à l’intérieur de la Mazda garée devant le petit arc de triomphe du Carrousel. À la lumière du plafonnier, Fred lisait Phèdre dans une vieille édition scolaire vert bouteille, ravi que ce nom fût une anagramme phonétiquement correcte du sien. Il lisait lentement, il était impressionné par sa lecture ; il était sensible à l’idée selon laquelle quelques crimes toujours précèdent les grands crimes. L’intérieur des vitres de la voiture était enduit d’une buée épaisse qui se condensait parfois en grosses gouttes lourdes, rapides.
À vingt-trois heures, un mécanisme fixé à son poignet déclencha une transcription des trompettes d’Aïda pour bracelet-montre, et Fred ferma le petit livre à regret. Il épongea le pare-brise d’un Kleenex, démarra pour effectuer un parcours bref sous les guichets du Louvre et traversa la rue de Rivoli pour s’établir en double file au bas de l’avenue de l’Opéra. De là, il voyait bien les portes du Théâtre-Français entre lesquelles des affiches jaunes d’allure officielle annonçaient Phèdre. Il attendit. Il avait repris le livre, le feuilletait, lisait un vers par-ci par-là puis se le répétait plusieurs fois pour en dégager le sens, le charme, sans y parvenir toujours.
Les portes du théâtre s’ouvrirent, le public sortit, un temps, puis le personnel sortit, parmi lequel trois personnes traversèrent la rue de Richelieu vers la Mazda. Fred ouvrit les portières, le groupe se répartit sur les banquettes : deux hommes, une femme. L’un des hommes était osseux, aigu, mat, cheveux courts, vêtements verts, trente ans. La femme était rose, ronde, blonde, trente ans. L’autre homme était également blond mais bouclé, athlétique mais extraordinairement pâle, vingt-cinq ans.
— Bonsoir, dit Fred. Je m’appelle Fred.
— On sait, dit l’homme osseux. Elle nous a dit. C’est pour quoi faire, au juste ?
— Long à expliquer, résuma Fred. Allons boire un verre.
— Chez vous ?
— Non, dit Fred, j’habite à l’hôtel.
Il vira dans l’avenue de l’Opéra pour rejoindre la rue Saint-Honoré, par quoi il parvint au Châtelet d’où ils gagnèrent le café Sarah-Bernhardt. Pendant le trajet, Fred apprit que le jeune homme blond s’appelait Baptiste et tenait un rôle de garde dans Phèdre. La blonde ronde se nommait Béatrice et jouait Panope, une suivante de Phèdre, celle qui dit « Elle expire, seigneur ! » tout à fait à la fin. L’osseux assis à côté de Fred n’appartenait pas au milieu du spectacle, mais prétendait répondre au nom de Barrymore. Baptiste et Béatrice formaient un couple, ils s’embrassaient sans discontinuer sur la banquette arrière. Fred essaya une ou deux fois de leur parler de Phèdre mais cela les faisait rire, ils s’embrassaient de plus belle, il renonça.
Au Sarah-Bernhardt, ils voulurent du chocolat qu’on leur servit mousseux, écumant dans des tasses trop épaisses. Le cognac de Fred brillait devant lui comme un bloc d’ambre rond.
— C’est comme une pièce, expliqua-t-il, c’est un peu comme une pièce. Vous apprenez un texte, je vous dis en gros la mise en scène et vous jouez. Une journée et demie, cinq mille francs chacun.
— D’accord, dit Barrymore. Dans ces conditions, d’accord.
— Il faudra s’occuper d’un type. On peut prévoir ses réactions, ça ne devrait pas être compliqué.
— Rien de sexuel ? demanda Béatrice.
— Rien de sexuel, dit Fred, en principe rien de sexuel. Évidemment c’est à vous de voir, éventuellement.
— C’est un ennemi à vous ? questionna Baptiste. Quelqu’un qui vous cherche des histoires ?
— Non, dit Fred. Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.