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— Il a retrouvé cette femme, disait Bock. Ripert l’a mal pris, bien sûr. Il m’a même dit de me méfier. Mais moi, pourquoi je me méfierais de ce type ?
Une lampe était allumée à côté de lui, une petite lampe de chevet en verre avec un abat-jour rouge, posée sur une sculpture oblongue en granit gris, dont les reliefs informes concrétisaient malhabilement une idée imprécise. Il n’y avait pas d’autre éclairage dans la pièce. Les rideaux étaient tirés. La silhouette de l’homme assis derrière Bock se signalait juste par le reflet d’une épingle de cravate en forme de flèche, qui luisait dans la pénombre comme un insecte doré.
— Je l’aime bien, moi, ce type, poursuivit Bock, il me rappelle un peu mon oncle. Il n’a pas l’air calculateur. Quoique mon oncle était calculateur, dans son genre. Mais lui, non. Pourtant, il me fait penser à mon oncle. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
L’homme assis ne répondit pas. Il remua à peine sur son siège, et la flèche d’or accomplit un mouvement infime dans l’espace, point zénonique minimal.
— J’ai rêvé de lui, tiens. De ce type, je veux dire. Enfin, ce n’était pas lui, c’était un soldat de plomb, grand comme un homme, avec son visage à lui. En uniforme de dragon dix-huitième, ça je me souviens très bien. Il ne bougeait pas, il était en plomb. Moi je le regardais, je ne faisais rien. Si, je crois que je tenais un chien en laisse, oui, un chien qui dormait par terre au bout de sa laisse. Je cherchais un endroit où j’aurais pu l’accrocher, cette laisse. Je ne me souviens pas du reste.
Bock se tortilla pour extraire un petit cigare de sa poche, l’alluma puis tira vers lui un cendrier monté sur pied, avec un gros bouton actionnant un système centrifuge. Il appuya deux ou trois fois sur le bouton avant de poursuivre.
— Ça ne va pas si fort, l’agence. Il y a quelques contrats, mais ça s’épuisera vite. Si ça continue, ça va être comme il y a deux ans, compression de personnel. Et ce type qui fait le malin, c’est lui que Benedetti voudra garder. Peut-être que Ripert a raison. Peut-être qu’il vaudrait mieux se débarrasser de lui, je ne sais pas, moi, le décourager. Lui casser la gueule.
— Oui, dit l’homme assis.
— C’est ça, fit Bock, lui casser la gueule, lui casser la gueule. Peut-être que c’est ça.
— Bien, exprima l’autre.
— J’ai tort de m’énerver, jugea Bock. D’ailleurs je crois que c’est l’heure.
— Est-ce que cette rivalité, voulut dire l’homme assis.
— Laissez tomber, dit Bock. C’est l’heure.
Il se leva du divan, tira de sa poche une couple de billets tièdes et froissés. De son côté, l’homme assis ne l’était plus.
— Je ne serai peut-être pas là mardi, annonça Bock. Je risque de ne pas pouvoir venir.
— Oui, fit l’autre, vous connaissez nos conventions.
— Vous êtes dur, dit Bock.
L’autre sourit mécaniquement en le précédant vers la porte, puis lui tendit une main qui pendait au bout de son bras comme un jet de pression trop faible.
— C’est dur, tout est dur, insista Bock en tendant la sienne moite.
— Ça va aller, dit l’homme. Un comprimé de plus au besoin, hein, le matin, en plus du traitement habituel.
Quatre heures plus tard, vêtu d’un costume sombre avec des chaussures à petits trous, Benedetti classait des papiers tout en jetant des regards techniques sur ses adjoints par-dessus ses verres en demi-lunes. On se taisait. Le téléphone sonna. Oui, dit Benedetti, c’est moi. Silence. Vous en êtes sûr ? Silence. Combien de temps ? Silence. Je comprends. C’est terrible. Je vais essayer, merci, je passerai ce soir. Silence. Oui, je vais essayer. Il raccrocha, laissa un instant sa main posée sur l’appareil, puis il poussa les papiers de côté et s’absorba dans l’examen du plateau vide de son bureau. Silence. Il releva les yeux, considéra ses employés l’un après l’autre avec un hochement sentencieux, ramena les papiers vers lui. Où en sommes-nous ? demanda-t-il.
Bock avait mis son corps rhombique à califourchon sur une chaise, son menton sur ses bras croisés, et Ripert était perché sur la tablette du radiateur, ses longues jambes ballantes, ses longs doigts posés sur ses genoux. Toujours adossé à la bibliothèque, Georges avoua n’avoir pas progressé dans l’étude du testament Ferro. Rien de surprenant, fit Benedetti d’une voix lasse, poursuivons. Ripert ensuite, désignant l’arc-en-ciel brun sur son front, parla encore d’accident du travail, de jours de repos ; Benedetti soupira, griffonna un bout de papier qu’il lui tendit. Merci, dit Ripert. N’en abusez pas, dit Benedetti. Quant au perroquet Morgan, Bock expliqua qu’il était sur une piste en province et qu’il serait peut-être absent mardi. D’accord, dit Benedetti, puis il prononça d’une voix absente un petit discours où il était question de pression fiscale, de charges patronales, de ce que ces choses avaient de navrant, Georges relisait les titres au dos des livres. On se leva, Benedetti vint vers lui :
— Encore bravo, pour madame Degas.
— Un coup de chance, dit Georges.
— On dit ça, fit Benedetti. Pour l’oiseau, Bock, vous n’avez pas besoin d’un coup de main ?
— Non, répondit Bock nerveusement.
On s’en fut. Georges gagna le boulevard de Strasbourg, qu’il remonta jusqu’au premier téléphone public. C’était une cabine à trois places, ses portes s’ouvraient difficilement. L’un des appareils était démuni de combiné, le corps d’un autre avait été coupé en deux, apparemment à la hache, et un jeune homme craintif monopolisait le troisième, un journal déplié devant lui à la page des annonces. Georges patienta en consultant ce qui restait des annuaires attenants aux machines dévastées : des Weltman, écrit comme ça, il y en avait deux.
Le jeune homme raccrocha brusquement, quitta la cabine en courant vers son avenir, et Georges composa le premier numéro. Une voix de femme répondit, plutôt aigre et dure. Pas du tout ça.
— Bonjour madame, dit Georges, pourrais-je parler à Jenny ?
— C’est une erreur, grinça la voix.
— Vous en êtes sûre ?
On avait raccroché. Georges songea un instant, puis forma l’autre numéro, auquel correspondait symétriquement une voix d’homme mûr et mou.
— Bonjour monsieur, dit Georges, vous êtes en direct avec nous sur l’antenne pour notre jeu « Manque de bol ». Éteignez le transistor près de vous, je vous prie, cela provoque des interférences désagréables pour nos auditeurs. Merci. Et passez-moi Jenny.
— Mais il n’y a pas de Jenny ici, dit l’homme.
— Manque de bol, s’exclama Georges. Voici votre seconde chance, monsieur. Connaissez-vous une personne nommée Jenny ?
— Non, je ne crois pas, répondit l’homme, c’est pour quoi ?
— Manque de bol, proféra Georges derechef. Vous en êtes bien sûr ? Ce prénom ne vous dit vraiment rien ? Vous êtes en train de perdre un million, vous vous rendez compte de ça ?
— Nouveau ? fit l’homme. Je ne sais pas, je ne sais pas. Est-ce qu’une Geneviève pourrait aller ?
— Tout dépend, dit Georges. Possède-t-elle une robe noire ? Avec des petits trucs bleu-gris ? C’est votre troisième chance.
— Je ne sais plus, s’affola la voix, c’était ma tante, du côté de mon père. J’ai encore des photos, je peux regarder, attendez un instant.
— Manque de bol, cria Georges dans l’appareil. Vous avez perdu, monsieur, vous avez perdu un paquet d’argent, vous devez l’avoir mauvaise. Tant pis pour vous, après tout vous ne m’êtes rien. Manque de bol ! Notre jeu n’a jamais aussi bien mérité son nom.
Il raccrocha. Elle n’était donc pas dans l’annuaire. Rentré chez lui, son propre téléphone sonnait.
— Chave, dit brièvement Benedetti, ce serait bien si vous pouviez jeter un œil sur cette histoire de perroquet, hein. J’ai des affaires en attente, là, il faudrait régler ça assez vite.
— Je peux essayer de voir, dit Georges.
— Oui, oui, essayez de voir. J’ai eu des nouvelles de ma femme tout à l’heure, changea-t-il brusquement de ton. Elle est malade, vous savez, ils disent qu’elle n’en a pas pour longtemps. Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça.
— Je comprends, dit Georges. C’est terrible.
— Oui, dit Benedetti, c’est terrible. C’est terrible. Qu’est-ce que c’est que ce nom, Chave, votre nom ? digressa-t-il au bout d’un bref silence. C’est de quelle région ?
— Je ne sais pas trop, dit Georges, il y a un boulevard à Marseille qui s’appelle comme ça. C’est là qu’on coupait la tête aux gens, dans le temps.
— Ah oui, fit Benedetti sans entrain. Bon. Eh bien voilà. Tâchez de voir pour cet oiseau, hein, tenez-moi au courant. Vous pouvez prendre du temps sur le dossier Ferro, ça peut attendre.
— Ça ne va pas plaire à Bock, objecta Georges. En principe, c’est lui qui s’occupe du perroquet.
— Je sais, dit Benedetti, je sais, c’est pour ça que je vous appelle maintenant. Je n’ai pas voulu en parler devant lui. Que c’est contrariant, Chave, ces problèmes de personnes. Sont-ils vraiment inévitables ? Ne serait-il pas mieux d’être tous explicites, transparents, dans une sorte d’harmonie des consciences, je ne sais pas, je ne sais pas si c’est possible. Et vous, Chave ? Eh, Chave.
— Oui, dit Georges, je suis là.
Il Bon, raccourcit brusquement Benedetti, alors vous me trouvez cet oiseau, hein. Mort ou vif avant lundi, si possible. Bonsoir.
— Bonsoir, chef, dit Georges.