2

 

Et nous sommes encore tout mêlés l'un à Vautre Elle à demi vivante et moi mort à demi.

 

Victor Hugo

 

 

À quelques kilomètres de là, un peu plus au sud, la silhouette imposante d'un 4x4 Land Rover traversait le parking désert du cimetière de Brooklyn Hill.

Dans le coin droit du pare-brise, une carte plastifiée révélait l'identité et la profession de son conducteur :

 

Docteur Sam Galloway

St. Matthew's Hospital

New York City

 

La voiture se gara près de l'entrée. L'homme qui en sortit avait tous justes trente ans. Avec sa carrure massive, son manteau droit et son costume bien coupé, il dégageait une impression de solidité et d'élégance, mais son étrange regard - un œil bleu et un œil vert - était voilé par la mélancolie.

L'air était froid et piquant Sam Galloway noua son écharpe et souffla sur ses mains pour les réchauffer. Il fit quelques pas dans la neige en direction du portail. À cette heure de la journée, les grilles du cimetière étaient encore fermées. Mais Sam avait fait l'an dernier une donation au cimetière pour aider à l'entretien des tombes, ce qui lui permettait de posséder sa propre clé.

 

Depuis un an, il venait ici une fois par semaine, tôt». Jours le matin, avant de partir travailler à l'hôpital. Un rituel qui était devenu une drogue.

Le seul moyen d'être encore un peu avec elle...

Sam ouvrit la petite barrière en fonte - normalement réservée au gardien - et actionna le système d'éclairage avant de laisser ses pas le guider machinalement à travers les allées.

C'était un vaste cimetière vallonné aux allures de parc. En été, de nombreux promeneurs venaient profiter de la variété de ses arbres et de ses chemins ombragés. Mais ce matin, aucun chant d'oiseau ni aucun mouvement ne venait troubler le silence du lieu, hormis la neige qui s'entassait en strates silencieuses.

Au bout de trois cents mètres, Sam arriva devant la tombe de sa femme.

La neige avait complètement recouvert la pierre tombale de granit rose. Avec la manche de son manteau Sam en dégagea la partie haute, laissant apparaître l'inscription :

Federica Galloway

(1974-2004)

Repose maintenant dans la paix du Seigneur

 

Suivie d'une photo noir et blanc d'une femme de trente ans, aux cheveux bruns relevés en chignon et au regard fuyant l'objectif.

Insaisissable.

—        Bonjour, dit-il d'une voix douce, il fait frisquet ce matin, n'est-ce pas ?

Depuis un an qu'elle était morte, Sam continuait à parler à Federica comme si elle était vivante.

Pourtant, Sam Galloway n'avait rien d'un illuminé. Il ne croyait ni en Dieu ni en l'existence d'un au-delà hypothétique. A vrai dire, Sam ne croyait pas à grand-chose en dehors de la médecine. C'était un excellent pédiatre qui, de tous, faisait preuve d'une grande compassion ses patients. Malgré son jeune âge, il avait publié de nombreux articles dans des revues médicales et, alors qu'il terminait à peine son clinicat, il recevait déjà des propositions d'établissements prestigieux.

Sam s'était spécialisé dans un domaine de la psychiatrie, la résilience, qui partait du principe que même les personnes terrassées par les pires tragédies pouvaient trouver la force de se reconstruire sans se résigner à la fatalité du malheur. Une partie de son travail consistait donc à réparer les traumatismes psychiques les plus graves subis par certains enfants : la maladie, les agressions, les viols, la mort prématurée d'un proche-

Mais s'il était très fort pour aider ses patients à dépasser leur douleur afin de recouvrer la maîtrise de leur existence, Sam semblait incapable de s'appliquer à lui - même les conseils qu'il leur prodiguait. Car il avait été brisé par la disparition de sa femme, un an auparavant.

 

Entre Federica et lui c'était une histoire compliquée. Ils se connaissaient depuis le début de l'adolescence et tous deux avaient été élevés à Bedford-Stuyvesant, un quartier maudit de Brooklyn connu pour ses vendeurs de crack et son taux record d'homicides.

 

Originaires de Colombie, les parents de Federica avaient fui les rues de Medellin lorsqu'elle avait six ans sans savoir qu'ils quittaient un enfer pour un autre. Ils n'étaient pas en Amérique depuis un an que son père prenait une balle perdue lors d'une fusillade entre deux clans rivaux du quartier. Federica s'était alors retrouvée seule avec une mère qui avait peu à peu sombré dans l'alcool, la maladie et la drogue.

Elle fréquentait une école délabrée, au milieu des immondices et des carcasses de voitures calcinées. L'air était irrespirable, l'ambiance électrique et les dealers guettaient toujours au coin de la rue.

À onze ans, habillée en garçon, elle avait elle-même revendu de la drogue dans une crack house sordide 11 Bushwick Avenue. Parce qu'on était à Brooklyn au milieu des années 1980 et parce que c'était le seul moyen de se procurer la drogue dont sa mère avait besoin. C'est elle d'ailleurs qui lui avait appris la règle essentielle du dealer : ne jamais lâcher la marchandise avant de tenir les dollars de l'acheteur.

 

Au collège, elle avait rencontré deux garçons un peu plus jeunes qu'elle qui semblaient différents des autres : Sam Galloway et Shake Powell. Toujours un livre à la main, Sam était l'intellectuel de la classe, un garçon solitaire élevé par sa grand-mère. C'était aussi le seul « Blanc » de l'école, ce qui lui valait pas mal d'inimitié dans cet endroit à majorité afro-américaine.

Shake, lui, était une force de la nature. A treize ans, il était aussi grand et baraqué que la plupart des adultes du quartier, mais il cachait une vraie sensibilité sous ses allures de mauvais garçon.

Tous trois avaient uni leurs forces pour survivre au milieu de la folie qui les entourait. Leur entraide et leur amitié s'étaient construites sur leur complémentarité et chacun avait trouvé son équilibre grâce aux deux autres. La Colombienne, le Blanc et le Black : le Cœur, l'Intelligence et la Force.

En grandissant, ils avaient continué à rester aussi loin que possible des tourbillons du quartier. Ils avaient suffisamment vu les ravages des drogues dures sur leur entourage pour ne jamais avoir envie d'y toucher.

Sam et Federica n'auraient jamais imaginé qu'ils quitteraient un jour ce cloaque humain. Là-bas, la vie des gens était suspendue à un fil. Le risque de vivre, partout présent, incitait à ne pas faire de projet sur le long terme. Ils n'avaient donc pas de réelle ambition parce que personne autour d'eux n'en avait.

Pourtant, contre toute attente, à la faveur des circonstances, ils s'en étaient sortis, tous les deux. En devenant médecin, Sam avait entraîné sa copine d'enfance dans son sillage et c'était donc presque naturellement qu'il l'avait épousée.

 

La neige continuait à tomber sur le cimetière en flocons lourds et drus. Sam ne détachait pas son regard de la photo de sa femme. Sur le cliché, Federica avait noué ses cheveux en chignon autour d'un long pinceau. Elle portait son éternel tablier qu'elle mettait toujours lorsqu'elle peignait. C'est Sam qui avait pris la photo. Elle était un peu floue. Normal : Federica ne se laissait jamais prendre.

 

À l'hôpital, personne ne connaissait l'origine sociale de Sam et il n'en parlait jamais. Même lorsqu'il vivait avec Federica, il revenait rarement sur ce monde qu'ils avaient quitté. Il faut bien dire que la communication n'était pas précisément le premier des talents de sa femme. Pour se protéger de la noirceur de son enfance, elle s'était construite très tôt, grâce à la peinture, un monde où rien ne pouvait l'atteindre. Une carapace d'une telle épaisseur que, longtemps après avoir quitté Bed-Study, elle n'avait jamais vraiment baissé la garde. Avec le temps, Sam s'était dit qu'il arriverait à la « guérir », comme il avait guéri beaucoup de ses patients. Mais les choses n'avaient pas évolué ainsi. Dans les mois précédant sa mort, Federica s'était réfugiée de plus en plus souvent dans son monde de peinture et de silence.

Et elle et Sam s'étaient encore éloignés davantage l'un de l'autre.

Jusqu'à ce funeste soir où, en ouvrant la porte de leur maison, le jeune médecin découvrit que sa femme avait décidé de quitter une vie qui lui était devenue intolérable.

Sam était brusquement tombé dans un état de torpeur. Jamais Federica ne lui avait envoyé de réels signaux évoquant la possibilité d'en finir. Il se souvenait même qu'elle paraissait plus paisible ces derniers jours. II comprenait maintenant que c'était uniquement Parce qu'elle avait déjà pris sa décision et que, d'une certaine manière, elle s'était abandonnée à cette issue fatale comme à une délivrance.

Sam avait traversé tous les stades : désespoir, honte révolte... Et aujourd'hui encore, il ne se passait pas \m jour sans qu'il se pose la question :

Qu'aurais-je dû faire que je n'ai pas fait ?

La culpabilité qui le rongeait l'empêchait de faire son deuil. Pas question pour lui de « refaire sa vie ». Il avait gardé son alliance à son doigt, travaillait soixante-dix heures par semaine, et il était fréquent qu'il reste plusieurs nuits d'affilée à l'hôpital.

A certains moments, il nourrissait un sentiment de colère vis-à-vis de Federica, lui reprochant d'être partie sans rien lui avoir laissé à quoi se raccrocher : pas de mot d'adieu, pas d'explication. Jamais il ne saurait précisément ce qui l'avait conduite à ce geste aussi personnel et intime. Mais c'était comme ça. Il est des questions qui restent sans réponse et il fallait qu'il l'accepte.

Bien sûr, au fond de lui, il savait que sa femme n'avait jamais vraiment guéri de son enfance. Dans sa tête, elle vivait toujours au milieu des HLM de Bed-Study, cernée par la violence, la peur et les éclats de verre des flacons de crack.

Certaines blessures ne sont ni réversibles ni réparables. Il devait bien l'admettre même s'il affirmait quotidiennement le contraire à ses patients.

 

Au fond du cimetière, un vieil arbre craqua sous le poids de la neige.

Sam alluma une cigarette et, comme chaque semaine, raconta à sa femme les événements marquants de ces derniers jours.

Au bout d'un moment, il s'arrêta de parler. Il se contenta d'être là, avec elle, et se laissa envahir par les souvenirs qui l'assaillaient. Le froid glacial figeait son visage. Enveloppé par un tourbillon de flocons qui s’accrochaient à ses cheveux et à sa barbe naissante. Il était bien. Avec elle.

Parfois, la nuit, après certaines gardes épuisantes, il développait une perception sensorielle étrange, proche d'une hallucination : il fui semblait entendre la voix de Federica et l'entrapercevoir au détour d'une chambre ou d'un couloir de l'hôpital. Il savait pertinemment que tout cela n'était pas réel, mais il s'en accommodait comme si c'était un moyen d'être encore un peu avec elle.

Lorsque le froid se fit trop vif, Sam décida de foire demi-tour pour regagner sa voiture. Mais alors qu'il était déjà en chemin, il revint soudain sur ses pas.

—        Tu sais, il y a longtemps que je voulais te dire quelque chose, Federica...

Sa voix s'était brisée.

—        Quelque chose que je ne t'ai jamais avoué... que je n'ai jamais dit à personne...

Il s'interrompit un moment, comme s'il n'était pas encore certain de vouloir continuer cette confession.

Faut-il tout dire à celle ou à celui qu'on aime ? Il ne le pensait pas. Pourtant, il continua.

—        Je ne t'en ai jamais parlé parce que... si tu es vraiment là-haut, sans doute que tu le sais déjà.

Jamais il n'avait autant senti la présence de sa femme que ce matin. Peut-être à cause de ce paysage irréel, de tout ce blanc qui le cernait et qui lui donnait l'impression d'être, lui aussi, au milieu du ciel.

Alors il parla longtemps, sans s'arrêter, et lui révéla enfin ce qui lui broyait le cœur depuis toutes ces années.

Ce n'était pas l'aveu d'un adultère, ce n'était pas un problème de couple, ce n'était pas une histoire d'argent C'était autre chose.

Bien plus grave.

Quand il eut fini, il se sentit vidé et exténué.

Avant de tourner les talons, il trouva encore la force de murmurer :

—        J'espère seulement que tu m'aimes encore...