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Pour tous ceux qui vivent il y a de l'espérance ; et même tin chien vivant vaut mieux qu'un lion mort.
L'Ecclésiaste
Lundi matin, au commissariat du 21e district
— Vous pouvez l'interroger, monsieur, on l'a ramenée dans la salle.
— J'arrive, répondit l'inspecteur Franck Di Novi en se levant.
Avant de quitter le bureau, il s'attarda encore un moment devant son poste de télé. Branché sur une chaîne d'information, l'appareil diffusait les dernières images du crash.
Une zone de sécurité a été établie immédiatement après l’accident expliquait le commentateur. Les opérations de recherche vont se poursuivre, mais la violence du choc a été telle qu'il est exclu de retrouver des survivants. Pour l'instant, seule une trentaine de corps ont pu être repêchés.
Des bateaux militaires encerclaient la zone et un ballet d'hélicoptères survolaient l'océan. En se rapprochant de l'écran, Di Novi distingua des morceaux de carlingue, des bagages éventrés et des gilets de sauvetage qui flottaient à la surface.
Officiellement, nous ignorons toujours s'il s'agit d'un accident ou d'un acte terroriste. Dans un appel anonyme auprès d'Al-Jazira, un homme se réclamant d'un groupe islamiste inconnu aurait affirmé avoir placé une bombe à bord du vol 714. Cependant, cette revendication est à prendre avec la plus grande réserve et les autorités ont d'ailleurs reconnu que cet présentait guère de crédibilité.
Par ailleurs, la Police de New York serait en train d’interroger un suspect dont l'identité n'a toujours pas été révélée. D’après certaines sources, il s'agirait d'une jeune femme qui aurait soudainement quitté l'avion quelques minutes avant son décollage.
Franck Di Novi appuya rageusement sur la touche d'arrêt de la télécommande. Ses collègues de l’aéroport avaient encore dû bavasser avec les journalistes dans quelques heures, tout le monde saurait qu'ils avaient coincé cette Française.
Furibond, il pénétra dans la petite pièce jouxtant la salle d'interrogatoire, puis tourna le bouton pour activer le miroir sans tain. L'image d'une jeune femme, assise sur un tabouret, apparut sur la moitié du mur. Menottée pâle, les yeux hagards, elle regardait dans le vide sans comprendre ce qui lui arrivait. Di Novi la fixa intensément, puis consulta ses notes. Elle s'appelait Juliette Beaumont. Les flics de JFK l'avaient arrêtée la nuit dernière, peu de temps après le crash. Leur rapport précisait qu'elle avait demandé à quitter l'avion quelques minutes seulement avant le décollage. Intrigués par son étrange manège, les agents des douanes et de l'immigration l'avaient alors interpellée pour un contrôle de routine. Une simple vérification - dictée par un dispositif sécuritaire plus musclé depuis les attentats - qui s'était progressivement transformée en une véritable interpellation. D'abord, parce que la Française n'avait pas coopéré. Se déclarant pressée de rejoindre un ami, elle avait opposé une vive résistance lors de son interrogatoire et s'était laissée aller à invectiver les forces de l'ordre. Ce comportement, déjà grave de la part d'un citoyen américain, était tout à fait inadmissible venant d'une Française. Mais ce n'était pas tout. Un examen plus attentif de son passeport avait en effet révélé une falsification de la date de son visa que la demoiselle avait grattée puis modifiée. Ce faisceau d'éléments était largement suffisant
Pour la conduire au commissariat où on l'avait mise en garde à vue.
— je lui enlève les menottes, inspecteur ? demanda un policier en tenue.
— Vous êtes sûr... ?
Juste après le crash, on avait brièvement évoqué la possibilité de fermer le métro, les ponts et les tunnels par crainte d'une nouvelle attaque terroriste. Finalement, les autorités n'avaient pas cédé à la panique et ce matin, plus personne ne semblait réellement croire à cette piste de l'attentat.
Pour tout dire, Di Novi n'y croyait pas non plus, mais il détestait ces traîtres de Français et il n'allait pas se priver du plaisir de donner une petite leçon à cette jeune femme. Car il savait par expérience que les gens étaient capables d'avouer n'importe quoi en garde en vue si on savait y faire. Et Franck savait s'y prendre. Sans compter qu'il avait les coudées franches car le lieutenant Rodriguez qui dirigeait le 21e district avait pris quelques jours de congé suite au décès de sa femme après une longue maladie.
Il avala deux comprimés de bêtabloquant pour faire taire ses palpitations avant d'entrer dans la salle d'interrogatoire.
— Bonjour, mademoiselle Beaumont. J'espère pour vous que nous allons bien nous entendre tous les deux...
Un rictus déforma les traits du policier, donnant à son visage l'expression d'un sourire forcé.
La garde à vue pouvait durer soixante-douze heures. Ça lui laissait largement le temps de s'amuser. Pendant quelques heures, elle serait toute à lui.
— Nous allons tout reprendre depuis le début, fit-il en posant ses mains à plat sur la table. Pourquoi avez-vous quitté cet avion quelques minutes avant le décollage ?
Juliette ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit C'est à peine si elle voyait le policier qui renouvelait sa question en face d'elle. En état de choc, elle était hypnotisée par une petite phrase qui résonnait dans sa poitrine au rythme des battements de son cœur :
Je suis vivante,
Je suis vivante,
Je suis vivante...
Mais une autre voix lui criait aussi qu'elle n'aurait pas dû l'être...