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À New York, tout le monde cherche quelque chose. Des hommes cherchent des femmes, et des femmes cherchent des hommes. A New York, tout le monde cherche quelque chose. Et de temps à autre... quelqu'un trouve.

 

Donald Westlake

 

Sam était concentré sur un dossier lorsque Beckie, l'Infirmière en chef, lui tapa sur l'épaule.

—        Votre service est fini depuis une demi-heure, docteur, fit-elle en désignant le tableau des emplois du temps.

             Juste un dernier cas à vérifier, demanda Sam comme une faveur.

—        C'est vous qu'il faudrait soigner, répondit-elle en lui retirant le dossier. Rentrez chez vous, docteur. Sam obtempéra en esquissant un léger sourire. Alors que Beckie le regardait s'éloigner, une interne stagiaire lui souffla au creux de l'oreille.

—        Qu'est-ce qu'il est craquant celui-là...

—        N'y pense même pas chérie, t'as aucune chance.

—        Marié ?

—        Pire...

Sam ouvrit la porte de la salle de repos réservée au personnel de l'hôpital. Il pendit sa blouse froissée sur un cintre et la rangea au fond de son casier en métal. Il réajusta sa cravate, enfila sa veste et son lourd manteau sans même jeter un coup d'œil à son reflet dans le miroir : depuis longtemps déjà, il avait abandonné tout désir de séduction sans se douter qu'aux yeux de beaucoup de femmes c'était justement cela qui le rendait séduisant

Il s'engouffra dans l'ascenseur en compagnie d’un infirmier asiatique qui poussait une civière. Un drap recouvrait entièrement le corps et ne laissait que peu de doutes sur l'état du malade. L'infirmier chercha une plaisanterie mais le regard sombre de Sam l'en dissuada. Au rez-de-chaussée, la porte s'ouvrit sur le grand hall bourdonnant qui ressemblait à la zone d'embarquement d'un aéroport Sam ne put s'empêcher de jeter un regard dans la salle d'attente des urgences : elle était déjà remplie.

Et ça sera pire dans les prochaines heures.

Dans un coin de la pièce, un vieil homme s'était recroquevillé sur son siège. Enveloppé dans un imperméable usé, il regardait en frissonnant les poissons exotiques qui tournaient sans fin dans l'aquarium. Le regard de Sam croisa celui d'une jeune femme. Très amaigrie, elle avait ramené ses genoux sous son menton. Ses yeux étaient rougis par la drogue ou par l'insomnie. À côté d'elle accroché à sa jambe, un enfant pleurnichait.

Et si je restais pour la garde du soir ?

 

*

 

—        Ça fera six dollars ma p'tite dame.

Juliette paya sa course au chauffeur de taxi haïtien et ajouta un modeste pourboire pour le remercier d'avoir f fait la conversation en français.

Le yellow cab l'avait déposée à la croisée de Broadway et de la Septième Avenue : Times Square, le coin le plus fréquenté de Manhattan, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit Juliette se sentait attirée par cet endroit comme un bout de fer par un aimant La plupart des grandes salles de spectacle de la ville s'étaient concentrées autour de ce j petit triangle de bitume cerné de gratte-ciel.

Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, Times Square était toujours en effervescence avec ses écrans géants et panneaux électroniques qui brillaient de mille feux sur les façades des buildings. Le spectacle était étourdissant partout, théâtres, cinémas et restaurants aspiraient et inversaient des flots de clients dans une agitation fiévreuse.

Juliette acheta un bretzel à un vendeur ambulant et le dégusta en prenant garde de ne pas tacher de ketchup son beau manteau. Elle consulta un écran géant à cristaux liquides qui annonçait le programme des spectacles, puis se dirigea vers l'édifice de marbre blanc devant lequel se regroupait la foule, chaque 31 décembre, pour voir tomber la fameuse Grosse Pomme, symbole de New York, dont la chute annonçait le début d'une nouvelle année.

La jeune Française voulait profiter une dernière fois de ce mélange grisant d'énergie et de glamour. Elle avait beau pester contre Manhattan, au fond, elle adorait cette ville. Plus rat des villes que rat des champs, elle ne rêvait pas de campagne, de silence ni de petits oiseaux. Elle avait besoin de mouvement, de magasins ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre juste pour savoir que c'était possible.

Bien sûr, tout ça était excessif et superficiel, comme une sorte de boîte de nuit géante au milieu de Manhattan ! Bien sûr, on pouvait trouver cet endroit horrible avec ces publicités agressives, cette musique assourdissante et cette fumée qui sortait de partout.

Mais ici elle se sentait vivante. Ça grouillait de monde mais au moins on n'était pas seul.

Bon sang, c'était New York, c'était Broadway, la plus longue rue du monde comme le clamaient les guides touristiques, celle qui traversait tout Manhattan et se prolongeait au-delà du Bronx...

 

*

 

Le hurlement d'une sirène déchira le froid de la nuit. Les portes automatiques du St Matthew's Hospital se refermèrent lourdement derrière Sam, juste au moment où une ambulance entrait en trombe dans le parking. Son premier mouvement fut d'aller prêter main fortes aux ambulanciers, mais il se freina : le docteur - chef des urgences - venait de refuser sa proposition de garde sous prétexte qu'il n'avait pas assez dormi les nuits précédentes.       

C'était la première fois qu'il mettait le nez dehors depuis ce matin et il en avait presque oublié la tempête de la nuit précédente. La température, incroyablement basse, lui donna presque des vertiges.

Avant de quitter tout à fait l'enceinte de l'hôpital, il regarda le personnel médical qui s'affairait autour de la civière. Des bribes de phrases lui parvenaient : Brûlures au second degré... tension à 8/5... pouls à 65... Glasgow à 6... Puis voix s'estompèrent et il regagna sa voiture.

Les mains sur le volant, il laissa le moteur tourner quelques secondes à l'arrêt. Il lui fallait toujours un long moment pour faire le vide dans sa tête et tenter d'oublier les patients qui avaient croisé sa route dans la journée. Le plus souvent d'ailleurs, il n'y parvenait pas.

Ce soir, il était particulièrement fatigué. Il remonta la Première Avenue en se laissant guider vers le nord. Pour une fois, la circulation n'était pas trop dense.

Il tourna le bouton de la radio :

...le maire de New York estime que la tempête coûtera au moins dix millions de dollars, alors que la ville est déjà en déficit I de quatorze millions pour le déblaiement des routes cette saison.

Pour l'heure, les services de l'équipement éprouvent encore des difficultés à dégager durablement les principales artères et les t routes restent très glissantes, c'est pourquoi nous vous recommandons toujours la plus extrême prudence...

 

*

 

Juliette se sentait comme une minuscule goutte d'eau emportée par le torrent d'une foule disparate qui déambulait à la lumière aveuglante des immenses enseignes lumineuses. Les sirènes, les musiciens de rue, la foule, le : jaune rapide et fuyant des taxis... tout cela lui donnait maintenant mal à la tête. Comme hypnotisée, elle leva les yeux vers ces écrans placardés sur tous les murs et fut prise de vertige. Il y en avait tellement qu'elle ne savait plus où poser son regard : cours de Bourse, vidéo-clips, images de journal télévisé, prévisions météo...

La tête ailleurs, elle se fit bousculer et décida de rejoindre le trottoir d'en face pour trouver un peu de calme.

Des voitures arrivaient de tous côtés mais elle semblait ne pas les voir...

 

*

 

Sam remontait maintenant sur Broadway. Il avait mis un CD de vieux jazz et se laissait bercer par un air de saxo au milieu de l'agitation et des buildings de verre. Il écrasa un bâillement tout en portant la main vers le paquet de cigarettes dans la poche de sa chemise. Une mauvaise habitude qu'il avait gardée de sa jeunesse. À son époque, la majeure partie des gamins de Bed-Stuy commençait le tabac vers sept ou huit ans avant de se tourner vers des substances plus nocives. La voiture devant lui arborait un autocollant coloré sur son pare-brise. Machinalement, Sam plissa les yeux pour le déchiffrer et lut : If you can read this, you're too near[1]. Un coup de klaxon prolongé le tira de sa réflexion. Il proféra machinalement une insulte à la voiture qui le dépassait. Ce faisant, son regard croisa le slogan d'un panneau publicitaire pour un produit anti­tabac qui recouvrait la façade d'un immeuble. Un top model plein de fraîcheur, en short et body, vantait les ver­tus du sport et les méfaits de la cigarette en proclamant :

Il est encore temps de changer de vie !

—        Parle pour toi ! lança-t-il tout haut.

De toute manière, à quoi bon ? Il avait déjà changé une fois dans sa vie et c'était suffisant. Il tira sur sa cigarette d'un air de défi et inspira profondément la fumée, une façon pour lui de dire qu'il se fichait de mourir en bonne santé et qu'il n'avait peur ni de Dieu ni de la mort : il ne croyait pas au premier et ne pouvait rien contre la seconde.

En remettant son briquet dans sa poche, il sentit le dessin qu'Angela lui avait remis tout à l'heure. Il déplia, et au dos de la feuille, découvrit une foule de petits cabalistiques qu'il n'avait pas remarqués auparavant : des cercles, des triangles, des étoiles qui s'entremêlaient mystérieusement. Quel était le sens de ces signes étranges ? Absorbé par sa réflexion, Sam n'aperçut qu'au dernier moment la jeune femme qui traversait la rue devant lui. Bon Dieu ! Trop tard pour freiner. Il donna un brusque coup de volant vers la droite, adressa une prière au Dieu auquel il ne croyait pourtant pas et hurla de toutes ses forces :

—        Attention ! ! !

 

*

 

—        Attention ! ! !

Juliette s'arrêta net. La voiture l'évita de justesse et, pour la première fois de sa vie, la jeune Française sentit le souffle de la mort rôder autour d'elle.

Emporté dans sa course, le 4 x 4 empiéta sur le trottoir et stoppa dans un crissement de pneus. Ce fut un miracle qu'il ne renverse personne.

—        Espèce de dingue ! Assassin ! lança Juliette en direction du chauffard, tout en sachant très bien qu'elle avait une part de responsabilité dans ce qui venait d’arriver.

En deux secondes, ses pulsations cardiaques avaient, explosé.

Elle était encore dans la lune. Comme toujours. Décidément, cette ville n'était pas faite pour les rêveurs. |e danger y était partout, à chaque coin de rue...

—        Et merde I lâcha Sam.

 

Cette fois, il a vraiment peur. L'existence pouvait basculer comme ça, en deux secondes. On vit constamment au bord du gouffre, il le savait mieux que personne. N'empêche que ça foutait toujours la trouille.

Déjà, il avait bondi hors de la voiture, empoignant sa pousse médicale toujours à portée de main sur le siège passager.

—        Ça va ? Vous n’avez rien ? Je suis médecin, je peux vous examiner ou vous conduire à l'hôpital.

  —      C'est bon, je n'ai rien, assura Juliette.

Il lui prit le bras pour l'aider à se relever et, pour la première fois, elle leva la tête vers lui.

Une seconde plus tôt, elle n'existait pas et soudain, elle était là, devant lui.

—        Vous êtes sûre, tout va bien ? répéta-t-il maladroitement.

—        It's OK

—        Un petit verre pour vous remonter ?

—        Non merci, refusa Juliette, ce n'est pas la peine.

Sam s'entendit insister :

—        Je vous en prie, pour me faire pardonner.

Il désigna l'immense façade de l'hôtel Marriott dont la silhouette futuriste dominait le côté ouest de Times Square.

—        Je vais mettre ma voiture au parking de l'hôtel. J'en ai pour une minute. Vous m'attendez dans le hall ?

—        D'accord.

Il fit quelques pas pour regagner son 4x4 mais, alors qu'il était déjà en chemin, il se retourna brusquement et revint en arrière pour se présenter :

—        Je m'appelle Sam Galloway, dit-il, je suis médecin.

Elle le regarda et fut envahie par un désir de plaire. Au moment précis où elle ouvrit la bouche, elle sut qu'elle allait faire une connerie, mais il était déjà trop tard :

—        Enchantée, Juliette Beaumont, je suis avocate.