CHAPITRE VII

Dans les jours qui suivirent, Yriel eut fort à faire avec ses deux blessés. Tant pour assurer leur subsistance que pour leur prodiguer les soins que réclamait leur état, ou pour calmer une hostilité réciproque qui ne désarmait pas.

Pour Tish, surtout, la cohabitation était pénible. Il y avait cette fille à peine plus jeune que lui, superbe, nue et d’une impudeur totale qui, pour être parfaitement naturelle et dénuée de provocation, ne lui en mettait pas moins les sangs en ébullition. Et puis l’homme-singe qui, en retrouvant peu à peu une partie de ses forces et de sa lucidité, redevenait agressif et, certainement, dangereux. Seules l’influence et l’autorité de la sauvageonne l’empêchaient encore de s’attaquer à Tish. Mais il n’était pas dit que cela durerait.

Yriel lui avait dit que Cheg était parfaitement paisible, qu’il n’avait jamais, de sa vie, fait de mal à personne. C’était peut-être vrai. Mais il ne cachait pas une solide animosité à l’égard du jeune chasseur. Ce n’était peut-être d’ailleurs que la haine du mâle en place pour ceux qui venaient tourner autour de sa femelle.

Yriel, qui avait apparemment moins confiance en Tish qu’en son homme-singe, avait confisqué et caché toutes les armes. Aussi, au fur et à mesure que l’autre se rétablissait, le garçon se sentait de moins en moins tranquille, lorsqu’elle les laissait en tête à tête pour partir en quête d’eau, de nourriture ou de plantes médicinales.

Et les choses n’allaient guère mieux lorsqu’elle rentrait. Ils n’avaient pas, jusque-là, fait l’amour en sa présence. Cheg était peut-être trop mal en point pour cela. Mais Yriel se refusait à cacher ses sentiments ou à en avoir honte. Et se comportait exactement comme si lui, Tish, n’avait pas existé. Elle avait une façon de se blottir entre les bras de sa brute, d’abandonner toute sa peau à ses caresses, que le jeune homme ressentait comme une provocation délibérée. Et qui l’était peut-être, d’ailleurs. Yriel le soignait avec une sollicitude, une attention sans faille. Mais il n’était pas sûr qu’elle lui ait pardonné de l’avoir obligée, par ses questions un peu trop directes, à lui avouer ses relations contre nature.

Plus d’une fois, il se surprit, dans le noir, à les regarder dormir, serrés l’un contre l’autre, en bouillant de n’être pas à la place de cette bête à face humaine, pour réchauffer entre ses bras le mince corps féminin. Pour lui donner, lui, la tendresse et la protection dont elle avait besoin.

Pour lui réapprendre, enfin, à être une fille comme les autres…

— Yriel, je… je ne te comprends vraiment pas, tu sais ?

Elle gronda son agacement. Elle ne lui parlait presque pas. Et semblait détester qu’il essaie, lui, de lui faire la conversation. C’était la première fois qu’il sortait de la grotte, pour une promenade de convalescent qui n’allait le conduire, vraisemblablement, que jusqu’à une pierre accueillante où s’asseoir au soleil.

Elle soutenait ses pas hésitants, lui prêtant pour s’y appuyer une épaule secourable. Et il savourait le grain de sa peau sous sa main, la proximité de sa hanche contre la sienne. Il se maudit intérieurement d’avoir choisi un tel moment pour la braquer contre lui. Et craignit un peu qu’elle ne le plante là, comme elle l’avait fait plusieurs fois déjà, lorsqu’elle sentait venir chez lui des velléités de questions ou de discussion.

Visiblement, elle hésitait à recommencer. Elle parut supputer sa capacité à tenir debout sans aide et à regagner tout seul sa litière de feuilles. Et se contenta finalement de montrer les dents afin de lui signifier son peu de goût pour sa conversation.

Il attendit sagement qu’elle l’ait accompagné jusqu’à sa place au soleil et aidé à s’asseoir, pour relancer :

— Oui. Tu parles aussi bien que moi, quand tu veux. Tu sais cuisiner, tirer à l’arc. Tu connais les herbes qui guérissent. Tu n’es pas une sauvage. Je veux dire… tu as vécu parmi les hommes.

Elle ne protesta pas. Elle s’était assise, elle aussi. Trop loin de lui, à son gré. Et lui tournait le dos. Il se racla la gorge.

— Alors, je me demande… Comment as-tu pu en arriver à… à Cheg ?

Elle eut un haut-le-corps. Il la vit serrer les poings à s’enfoncer les ongles dans les paumes. Et fut tout surpris d’obtenir une réponse.

— Je pourrais te dire que cela ne te regarde pas, et c’est vrai. Que c’est mon corps et ma vie. Et que je fais ce que je veux. Mais j’aime autant que tu saches. Pour que tu comprennes, une bonne fois. Et pour que tu cesses de détester Cheg.

Il se dit que là, elle en demandait vraiment beaucoup. Mais se garda bien de l’interrompre. D’autant qu’il pouvait sentir, de façon palpable, l’effort qu’elle devait faire pour continuer.

— Tu sais, j’étais encore une petite fille comme les autres, il n’y a pas si longtemps. Une petite fille avec des jeux, des rires de petite fille, des amis, des parents, un village. Jusqu’au jour où il est venu. Je n’ai jamais su qui il était, ni d’où il sortait. Nous étions à la rivière, une quinzaine de garçons et filles de mon âge. Et notre baignade tournait franchement à la joyeuse échauffourée. Et puis, je l’ai vu. Il s’était approché sans qu’on l’entende, dans l’ombre des bois qui bordaient la rivière. Un étranger, monté sur un de ces lézards géants que certaines tribus ont dressés pour remplacer les chevaux. Il était vêtu d’un habit des anciens hommes, qui n’avait plus de fermeture sur la poitrine, ni de manches, ni de genoux. Il tenait une arme d’Avant, en travers de sa selle, et il en avait une autre plus petite à la ceinture.

« Il était horrible à voir. La peau parsemée de bubons et de croûtes, comme une lèpre, sur tout le corps. Ça lui mangeait le visage, et le crâne. Il ne lui restait plus que quelques touffes de cheveux, entre les plaques purulentes. Il avait l’air d’être en train de pourrir tout vif.

« Et il me regardait. Oui, moi, toute seule. Ses yeux m’avaient choisie. Ils me fouillaient, me dépeçaient, me mettaient en pièces. Et je suis restée là, debout, avec de l’eau jusqu’aux genoux, les mains plaquées sur mon ventre. Comme fascinée. Et tellement terrorisée que je ne pouvais même pas crier. Un moment, j’ai cru qu’il allait pousser sa monture, entrer dans l’eau et m’enlever de force.

« Mais au lieu de ça, il s’est mis à rire. Il a fait tourner son lézard, pour monter vers le village. Je me suis rhabillée. J’avais honte. C’était comme si ce regard m’avait souillée. J’avais l’impression que je m’étais sentie petite fille pour la dernière fois… »

Elle se tourna vers lui, et Tish vit les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Il pouvait la voir trembler. Et il ressentait une envie torturante de la prendre contre lui, de la cajoler, de l’aider à se calmer, à affronter les démons du passé. Il sentit, confusément, que c’était la dernière des choses à faire. Et qu’il ne pouvait que la laisser poursuivre, si elle en trouvait la force.

— Dans mon village, comme dans beaucoup d’autres, on marie les filles à peine pubères. Et sans trop leur demander leur avis, pour peu que le prétendant offre aux parents des cadeaux suffisants.

« Habituellement, on ne donne pas une fille saine à un irradié. Habituellement. Mais il faut dire que celui-là avait des arguments particulièrement convaincants.

« Une arme d’Avant, et qui marchait !

« Mon père en bavait de convoitise. Et ma mère, quoi qu’elle puisse en penser, n’osait pas le contrarier.

« Je ne voulais pas, il me faisait horreur. Alors, c’est entravée comme une bête rétive que l’étranger m’a emmenée.

« Je venais d’avoir quatorze ans. »

— Je sais. Il aurait pu avoir une belle âme, sous son masque de cauchemar. Il aurait pu. Mais ce n’était pas le cas ! Il s’amusait de la terreur dans mes yeux. Il tirait, par jeu, sur la corde qu’il m’avait passée autour du cou pour m’entraîner. Et il ricanait, méchamment :

« – Ha, Ha ! Une fille toute neuve contre un fusil rouillé, avoue que je n’ai pas fait une mauvaise affaire ! Et tu sais la meilleure ? Une petite douzaine de décharges à pleine puissance, c’est tout ce qui lui reste. Après ça, ton couillon de père pourra toujours se servir de son radiant comme massue. Est-ce que ce n’est pas une bonne plaisanterie ? »

« Je ne lui répondais pas. Je ne regrettais qu’une seule chose : que le nœud autour de mon cou ne soit pas un nœud coulant. Parce qu’alors, je te jure qu’il ne m’aurait pas eu vivante !

« – Arrête de pleurnicher, tu entends ? Ou bien… »

« Il caressait un fouet de cuir tressé, pendu à sa selle. Avec un sourire sur sa face horrible, qui disait assez combien il aurait aimé s’en servir.

« Il s’est arrêté pour pisser. Sans prendre la peine de se cacher. Et elle était… aussi vérolée que le reste. Il m’a vue détourner la tête.

« – Ha, Ha ! Pas la peine de faire ta mijaurée, tu auras l’occasion de la revoir, et de plus près ! »

« Il n’en finissait pas de se rajuster. Je cherchais un moyen de me tuer s’il me touchait.

« Il ricanait.

« – Je te fais horreur, hein, avoue-le ? »

« Il a décroché le fouet de sa selle. Et puis, comme je ne répondais pas, il m’a empoignée par les cheveux.

« – Eh bien, dis-le ! Je veux t’entendre me le dire en face ! »

« Je m’en suis bien gardée. Je sentais qu’il n’attendait qu’un prétexte pour cogner.

« – Tu ne veux pas, hein ? Tu as raison. Je crois que ça vaut mieux pour toi. »

Il a rangé le fouet, sans me toucher, et il s’est remis en selle. Il s’amusait, et son regard disait assez que ce n’était que partie remise.

« – Assez perdu de temps ! Après tout, ton père pourrait bien, maintenant qu’il a le fusil, être tenté de s’en servir pour récupérer sa fille. »

« Il a lancé son lézard au grand trot. Et je courais derrière, au bout de ma corde. Et il riait. Un rire de fou. Un rire qui me terrifiait encore plus, si c’était possible. »

— Tu n’es pas obligée, tu sais. Je veux dire… de donner des détails.

Tish la regardait frissonner dans le soleil, le teint couleur de terre, les lèvres tremblantes au point que certains mots semblaient avoir du mal à passer. Elle secoua la tête, faisant voler ses cheveux blonds.

— Si. Il le faut. Pour moi, pas pour toi. Parce que ces choses-là, elles ne s’effaceront jamais.

Et que si j’arrive à en parler… à raconter, au moins une fois… ça me fera peut-être moins mal, ensuite, de ne pas pouvoir m’empêcher d’y penser.

— À l’étape, le soir, j’ai compris que je devrais aussi lui tenir lieu de servante. J’ai même eu l’espoir, un moment, qu’il ne m’ait épousée que pour ça. Après tout, il n’avait pas l’air en bonne santé, et peut-être qu’il ne pouvait pas…

« Un espoir vite balayé. Il m’a appelé, et il a tiré sur ma corde. Il m’avait gardée en laisse, jusque-là. Pendant que j’allumais le feu. Que je lui cuisais son repas. Que je le servais. Que je rongeais les bas morceaux qu’il m’avait laissés. Après avoir encore servi son lézard avant moi.

« – Viens un peu ici, gamine. Que je voie si ce que je me suis offert est aussi agréable à toucher qu’à regarder. »

« Il a posé sur moi ses sales pattes pleines de croûtes et de pus. Sur mon visage. Sur mon cou. Il a été presque doux, pour m’enlever la laisse. Et puis l’instant d’après, il déchirait jusqu’à la taille la belle robe dont ma mère m’avait parée pour cette cérémonie immonde.

« – Enlève tes mains de là, et regarde-moi en face ! »

« Et comme je n’obéissais pas, il a pris le fouet, et il s’en est servi, cette fois, pour me cingler le torse, à toute volée. Alors, je suis restée là, les bras le long du corps. Et je l’ai laissé me caresser. Avec la cravache, d’abord. Et puis du bout des doigts. Et puis à pleines mains. Il me pétrissait les seins, brutalement, au point de me faire mal. Et puis il a voulu toucher aussi en dessous…

« J’essayais de me persuader qu’il était mon époux, selon les lois de mon peuple. Même si je n’avais pas voulu. Même s’il me faisait horreur. Et qu’il avait le droit de faire ça. Mais c’était au-dessus de mes forces. Comme il se baissait, pour m’embrasser les cuisses et le ventre avec ses lèvres pourries, je l’ai repoussé, d’un coup de pied en pleine figure. Et je me suis sauvée.

« – Reviens ici, petite garce, salope ! »

« Je courais, au contraire. De toute la vitesse de mes jambes. À m’en faire éclater le cœur. J’avais négligé le lézard. Je n’aurais pas eu le temps de dénouer les entraves, de toute façon. Mais le temps, lui, il l’a pris. Ici, dans ces montagnes, j’aurais eu une petite chance. Même si ces saloperies de lézards sont plus souples et plus vifs que des chevaux. Mais dans une savane sans relief et sans arbre… Il m’a rattrapée et empoignée par les cheveux, en pleine course. J’ai cru qu’il allait me scalper. Il m’a ramenée comme ça. Et il tirait si fort que c’est à peine si mes pieds touchaient terre.

« J’ai dit que c’était un pays sans arbre. Ça n’était pas tout à fait vrai. Il y en avait un, par exemple, très grand, énorme, à l’endroit où il nous avait fait établir notre camp. Il m’a attachée à une branche basse, et puis il a fini de m’arracher ma robe. Et il m’a caressée. Les seins, le ventre, le sexe. Sa voix était très douce presque gentille, pour me dire :

« – C’est la dernière fois que tu me résistes, petite. La dernière fois ! »

« Il a pris le fouet, et il s’est mis à frapper, à frapper. Et il riait. Et je criais. Et il disait :

« – Ça fait mal, hein ? Avoue que tu l’as bien cherché ! Tu vas voir que, bientôt, c’est toi qui va me demander de te faire l’amour. Eh bien, tu vas le demander, hein ? Tu vas le demander ? » « J’essayais de serrer les dents. De me persuader que je préférais me laisser arracher toute la peau plutôt que de le subir. Que j’aimais mieux me laisser tuer. Mais je n’ai pas eu ce courage. J’ai craqué. J’avais trop mal. Je me suis mise à pleurer, à gémir. Et je l’ai supplié.

« – Ha, Ha ! N’est-ce pas que tu es prête, maintenant ? N’est-ce pas que tu as envie que je te baise, ma petite femme chérie ? »

« Je me suis entendue lui répondre oui. »