CHAPITRE XII
Un cheval hennit et broncha, dans l’enclos tout proche. La sentinelle somnolente sursauta, jura dans sa barbe. Jeta un regard machinal au prisonnier affaissé dans ses liens, la tête tombant sur la poitrine. Endormi, ou inconscient. L’homme grommela en aparté. Quelle idée, de mettre un garde devant un gamin à demi mort de soif et qui ne tenait même plus sur ses jambes ! Le garçon s’était révélé un adversaire redoutable, certes. Mais cela ne lui conférait pas le pouvoir de faire tomber ses liens par magie.
La fille sortit d’entre les tentes. Toute jeune. Toute blonde. Toute blanche, dans cette clarté lunaire. Très belle, pour autant qu’il puisse en juger dans cet éclairage incertain. Et qui plus est, entièrement nue ! Elle ne se cachait pas. Elle n’avait pas d’armes. Elle le regardait, les mains croisées derrière le dos, en se balançant sur une jambe. Restait là, à le couver d’un œil gourmand, durant une minute lourde d’éternité, avant de s’éloigner sans hâte, par où elle était venue. Le pillard se sentait le feu au tempes. Il aurait juré qu’elle lui avait souri.
— Atom me rôtisse ! D’où est-ce qu’elle sort, celle-là ? Les Dieux m’en soient témoins, si on avait eu un pareil morceau de roi dans notre foutu troupeau d’esclaves, je m’en serais aperçu ! Elle avait l’air de m’aguicher, ma parole ! Après tout, si elle a envie, il ne sera pas dit que Guthar aura laissé une femelle baisable avec le feu au cul sans faire ce qu’il faut pour l’éteindre !
Et de s’avancer, avec circonspection, la lance basse, presque courbé en deux, protégé jusqu’aux yeux derrière sont bouclier. Il n’était pas stupide au point de ne pas envisager un traquenard.
Elle était bien là, à l’attendre. Presque une enfant. Encore plus jolie qu’il ne l’avait imaginé Adossée au poteau d’angle de la clôture du corral, et qui lui faisait signe. Et cette fois, le reflet de lune sur son visage délicat ne laissait rien ignorer de son sourire enjôleur.
La dernière tente du campement, à sa droite. L’enclos des chevaux, à sa gauche. La nuit vide, derrière la fille, avec une steppe rase que la lune éclairait comme en plein jour. Déserte à perte de vue. L’homme bondit d’un coup. Contourna la tente. Et ne put que conclure, face à la nuit tranquille, qu’aussi étonnant que cela paraisse, il ne pouvait y avoir aucun piège.
D’où sortait-elle ? Où diable avait-elle pu laisser ses vêtements ? Le démon de la chair la tourmentait-il donc au point de la pousser jusqu’au milieu d’un camp de marchands d’esclaves, juste pour le plaisir de se jeter à la tête du premier homme venu ? Il frissonna à la pensée qu’il pouvait s’agir d’une créature surnaturelle ou d’une sorcière. Et se dit que si les démons avaient ce visage et ce corps-là, il voulait bien être damné…
Une idée l’effleura. Il se retourna d’un bloc. Le prisonnier était toujours accroché à son poteau, au centre du cercle des tentes. Personne ne l’avait approché. Rien, d’ailleurs, ne l’empêchait, d’où il était, de surveiller la place du coin de l’œil, en même temps qu’il se donnerait du bon temps.
Elle haussa les épaules. Elle paraissait s’amuser de ses hésitations. Les chevaux s’agitaient toujours, peut-être énervés par cette présence inhabituelle. L’homme les maudit, en lui-même. Il ne tenait pas à ce qu’un autre garde, attiré par leur raffut, vienne rôder par là et, peut-être, lui dispute sa bonne fortune. Cette petite garce était trop bien roulée pour qu’il ait envie de partager. Elle était si jeunette qu’il y avait même une chance pour qu’il soit le premier. Cette idée l’émoustilla à un point inimaginable.
Et puis, parce qu’il n’était tout de même pas tombé de la dernière pluie, la prudence reprit le dessus, en dépit du désir qui lui torturait le ventre. Il se replia dans l’ombre, près de la barrière. Là, un archer embusqué, où qu’il puisse se cacher, aurait bien du mal à l’ajuster. Surtout lorsqu’il aurait la fille collée contre lui.
— Désolé, ma belle mais je ne vais pas plus loin. Approche-toi un peu, toi, si tu veux quelque chose. Allez, viens !
Elle hocha la tête, un rien condescendante devant tant de pusillanimité, mais s’avança, les mains bien en vue, pour montrer qu’elle ne cachait aucune arme. Il posa épieu et bouclier contre la clôture, fit un pas en avant…
La forme accroupie jaillit d’entre les pattes des chevaux. Massive. Puissante. Deux mains velues se refermèrent sur la gorge du pillard. Le soulevèrent de terre. Broyèrent les cartilages. Écrasèrent les vertèbres. La tête roula sur la poitrine. Guthar le chasseur d’esclaves ne serait plus jamais démangé par le démon de midi. Il n’avait pas poussé le moindre cri.
Cheg le laissa accroché par son haubert à un piquet. Yriel grogna en sourdine, et il la suivit. Elle avait pris le poignard du mort à sa ceinture.
Tish ouvrit les yeux et gémit. Retrouva la douleur tapie dans chacun de ses muscles maltraités, la sécheresse d’une bouche où la langue paraissait avoir triplé de volume et dont il dut desceller les lèvres collées. C’était la troisième nuit qu’il passait attaché à ce poteau. Trois nuits et deux journées sans boire. Avec un soleil de plomb. Il était au bord de l’épuisement total. Au bord du délire. Il réalisa qu’on le secouait par l’épaule. Fit effort pour reprendre pied dans une réalité noyée dans une espèce de semi-coma nauséeux. Et pensa qu’il divaguait, en reconnaissant Yriel et l’homme-singe qui, deux pas en arrière, surveillait les mouvements des autres sentinelles. Des gardes qui s’intéressaient à ce qui se passait devant eux, et non derrière.
— Chtt. Tu peux marcher ?
Il fit oui de la tête. Et s’écroula sur les genoux dès qu’elle eut cisaillé les liens de ses poignets. Un ordre d’Yriel, et Cheg le prenait sous son bras, comme un paquet. Puis suivait sa blonde compagne qui s’éloignait. L’homme-singe, en s’appuyant au sol de sa main libre, pour préserver un équilibre compromis par son fardeau.
Tish voyait le sol se balancer sous lui. Un piquet de tente. Deux bottes contre un poteau, qui ne touchaient pas terre. Un vertige. Une rumeur à ses oreilles, comme le ressac d’une mer lointaine. Un voile de sang devant ses yeux…
Il perdit à nouveau connaissance.
— Yriel, mais comment ?…
Le garçon tendait la main vers l’outre que la sauvageonne venait de lui enlever, pour l’empêcher de trop boire d’un seul trait.
Il commençait seulement à admettre qu’il ne rêvait pas, qu’ils étaient bien là, tous les deux, elle et son homme-singe. Cheg avait toujours l’emplâtre d’herbes en travers du torse. Il avait eu cependant suffisamment de forces pour porter le garçon jusqu’au bosquet, à quelques hectans de distance, où Yriel avait laissé à l’attache les deux chevaux qu’il avait délaissés à son départ. Et c’est en travers de la selle de l’un d’entre eux qu’ils l’avaient emmené, Yriel conduisant les bêtes par la bride, au pas, Cheg suivant en surveillant leurs arrières.
Ce n’était que plus loin que la jeune fille avait enfourché sa monture, rassemblé dans ses mains les rênes de l’autre et fait se hisser derrière elle un homme-singe qui, naturellement, ne savait pas monter. Mais qui arrivait à se maintenir, ses deux bras énormes serrés autour de la taille de sa compagne. Et même à supporter le trot de chasse auquel elle lançait ses bêtes, pour mettre au plus vite un peu de distance entre eux et le camp des chasseurs d’esclaves, sans pour autant crever ses montures en route.
Ils avaient fait halte dans une trouée qui coupait la plaine, lit d’une rivière ancienne ou momentanément à sec. Seul endroit où se cacher dans cette steppe pelée, plate comme la main et quasi désertique, avec son sol sableux à peine piqueté de-ci, de-là, d’une touffe d’herbes dures.
La sauvageonne expliqua :
— Je t’ai suivi. À un jour de distance. J’ai pensé et pensé, après ton départ. À toi. À la tâche que tu allais entreprendre. Au peu de chances que tu avais de réussir. Et une nuit sans sommeil m’a donné l’idée. Pourquoi tenais-tu à te battre tout seul ?
— Tu veux dire… te demander ton aide et celle de Cheg ? Ce n’était pas votre combat, et je n’ai pas voulu. Déjà, j’avais attiré Koghor et sa bande vers ton refuge…
— Non, je ne parlais pas de moi. Enfin, pas seulement. J’expliquerai plus tard. Maintenant, il faut partir. Le jour venu, cette faille dans la plaine se verra de loin. Et comme c’est pratiquement le seul relief et la seule cachette possible…
Elle lui rendit l’outre, et il but de nouveau, plus lentement. En se disant que c’est un bain qu’il aurait fallu à sa peau desséchée. Elle parut lire dans ses pensées.
— J’ai bivouaqué dans les collines, à quatre heures de cheval vers le sud, la nuit dernière. Dans une crique avec une rivière. Un bon endroit, bien protégé. Tu crois que tu pourras tenir en selle ?
— Maintenant que j’ai bu, oui. D’ailleurs, il faudra bien.
— Tu avais laissé deux chevaux sur les quatre. Prendre ta piste était possible. Même si je ne pouvais pas aller aussi vite que toi, avec Cheg qui ne savait se tenir qu’en croupe derrière moi.
(Elle sourit.) Ça n’a pas été facile de le convaincre, d’ailleurs. Il avait peur des chevaux. Et eux avaient peur de lui. Il a fallu trouver une ruse. Le frictionner avec leurs excréments pour tuer son odeur qui les affolait. C’est comme ça qu’il a pu se cacher entre les pattes de ceux des pillards, cette nuit.
Le jeune chasseur plissa les narines, comiquement.
— C’était donc ça ! Je me disais aussi qu’il sentait encore plus mauvais que d’habitude !
La sauvageonne poussa un glapissement rageur, auquel fit écho le même cri, jaillissant de la gorge de Cheg. L’homme-singe était assis dans le courant, près de la berge, et se frictionnait vigoureusement pour se débarrasser d’un camouflage dont il ne semblait pas non plus apprécier ni le fumet, ni l’adhérence dans ses poils. Il ne comprenait pas les moqueries exprimées dans le langage des hommes. Mais prévenait qu’il se mettrait en colère, si Yriel devait s’y mettre.
Tish convint, de bonne grâce :
— C’est vrai, je ne devrais pas me moquer. Je vous dois une fière chandelle, à tous les deux. (Il hésita.) Tout de même, je n’aurais jamais cru que tu parviendrais à convaincre Cheg de se battre pour moi.
Yriel rectifia, avec un sourire de louve :
— Il ne s’est pas battu pour toi. Il m’a suivie et protégée, comme il le fait toujours. Et je n’étais pas sûre du tout, quand j’ai coupé tes liens, qu’il accepterait de te porter.
— Mais il l’a fait. Et donc, je le remercie lui aussi. Tu peux lui traduire, si tu veux.
Elle fit la moue.
— Merci est un mot du langage des hommes.
Tish, aussi nu que sa camarade mais, contrairement à elle, assez gêné de l’être, se bouchonnait vigoureusement, au sortir d’un bain qui lui avait paru être le plus agréable de toute son existence. Bien sûr, il lui faudrait du repos et du sommeil, sans parler de la nourriture, avant de commencer à récupérer. Mais déjà, il se sentait revivre.
Le vallon était étroit, encaissé, entouré d’une muraille rocheuse en demi-cercle d’où la rivière tombait en cascade. La proximité de l’eau expliquait la présence d’un peu d’herbe verte, que les chevaux pâturaient avec satisfaction. Des chevaux que la sauvageonne venait de débarrasser des touffes de buissons, attachées à leur queue pour balayer leurs traces sur le sable. Il ne serait pas facile de les dénicher là. D’ailleurs, il n’était pas évident que les pillards puissent se permettre de lancer des patrouilles sur leur piste. Ils étaient tout juste assez nombreux pour assurer la surveillance du misérable troupeau des prisonniers. Et puis ils devaient bien savoir que Tish n’avait pas pu se libérer tout seul. Et se demander qui étaient ses alliés. Qui, et surtout, combien ils étaient. L’héroïsme n’est pas monnaie courante chez les bandits de cette sorte.
Le garçon posa enfin la question qui le tarabustait depuis un bon moment :
— Qu’est-ce que tu voulais dire, tout à l’heure, avec ton : « Pourquoi tenais-tu à te battre tout seul ? »
Yriel sourit, en le forçant à s’étendre à même l’herbe du vallon. Et consentit à satisfaire sa curiosité. Elle avait l’air très excitée par son idée.
— Oui. Tu as le cœur crevé de chagrin, à cause des tiens qui sont morts. À cause de ceux qui restent et qui sont prisonniers. Alors, tu fais de ta vengeance et de leur délivrance une affaire personnelle. Mais ça ne l’est pas, les hommes libres de chacun des villages de ces territoires sont concernées. Parce qu’ils n’ont le choix qu’entre deux attitudes : ou rester dans leur coin, en espérant que les chasseurs d’esclaves attaqueront ailleurs, et attendre le jour où ce sera leur tour, en sachant d’avance qu’ils ne seront ni assez nombreux, ni assez entraînés, ni assez bien armés pour résister mieux que tous les autres avant eux ; ou bien s’unir maintenant. Pour former une armée commune. Tomber ensemble sur ces pillards. Et laisser leurs cadavres en pâture aux vautours. Pour les détruire, eux, mais aussi pour donner un avertissement à tous leurs pareils. Afin qu’à l’avenir, tout le monde sache que celui qui attaquerait un village devrait affronter la milice unie de tous les autres. Et qu’il n’y ait plus jamais d’expéditions de chasseurs d’esclaves par ici !
Tish se taisait. Il était rêveur, l’idée était grandiose. Et logique. En outre, la sauvageonne la défendait remarquablement bien. Mais le pays était vaste. Les villages dispersés. Sans contacts les uns avec les autres. Repliés sur eux-mêmes. Parfois même ennemis. Convaincre les gens était-il possible ? Et surtout, le temps n’allait-il pas manquer, pour rallier un nombre suffisant de tribus, lever l’armée commune et la rassembler ? La rassembler, où, d’ailleurs ? Où seraient les marchands d’hommes lorsqu’ils seraient prêts, eux, à attaquer ?
Yriel balaya ses réticences d’un geste agacé.
— Est-ce que tu as le choix ? Tu crois encore avoir une chance de vaincre seul ? Que tes frères prisonniers en seront plus heureux, lorsque tu te seras fait tuer en tentant de les délivrer ? Je vais te dire : même si tu ne devais pas être écouté, même si tu n’arrivais pas à réunir à temps des forces suffisantes, il faudrait le faire. Pour semer la graine de cette armée d’union. Pour faire germer l’idée. Pour que tout soit prêt, la prochaine fois. Ton père, ta sœur et les gens de ton village sont chers à ton cœur, et je le comprends. Mais les fers pèsent autant aux chevilles des autres, et le fouet mord leur peau de la même façon. Sauver eux qui viendront après eux ne sera pas la même chose que les sauver eux. Mais ce sera mieux que de n’avoir rien fait !
Elle fronça son nez aux ailes délicates et ajouta, sans oser guetter sur son visage la réaction du jeune chasseur :
— D’ailleurs, je te l’ai dit, cet éclaireur dont j’ai mangé les couilles m’a parlé d’un endroit où ils devront passer…