CHAPITRE XV
— Voilà comment la situation se présente. Le port de Gorham est une vraie ville. Au moins deux cents maisons, nichées entre deux collines qui ne laissent qu’une seule voie d’accès naturelle. Mais qui ne nous empêchera pas, nous, d’investir la place de tous côtés. Beaucoup d’hommes, mais très peu de soldats. Des marchands. Des marins. Et un prévôt qui tolère ouvertement la présence dans sa rade des trois voiliers des chasseurs d’esclaves. C’est un point important : en arrivant à Gorham, cette vermine de pillards entrera en terre alliée. La surprise n’en sera que plus belle.
Tish avait dessiné dans le sable le plan grossier du théâtre des opérations. Il venait de rejoindre son armée, au rendez-vous fixé à chacun, à trois heures de cheval de ce port où l’éclaireur torturé par Yriel lui avait révélé qu’attendaient leurs navires. Au terme d’une chevauchée forcenée, ils avaient pu passer deux jours dans la ville et en prendre le pouls, avant que les premiers contingents ne les rejoignent.
Le barbu maigre et noir, chef des hommes du fer, remarqua :
— Deux cents maisons, cela fait beaucoup d’hommes. Et les pillards en plus. Ne seront-ils pas trop nombreux pour nous ?
Yriel eut un sourire carnassier.
— Ce serait trop, s’ils étaient tous contre nous. Mais les marins et les petites gens sont nombreux à mépriser cette racaille et, même, à lui vouer une haine farouche. Seuls les marchands qui commercent avec eux et tirent profit de leur passage ont des raisons d’être de leur côté. Avec le prévôt qui prélève sa dîme sur le butin récolté. Mais lui n’a guère qu’une trentaine d’hommes. Et les autres ne se battront pas. Quant au reste, eh bien, nous sommes désormais suffisamment nombreux pour pouvoir montrer notre force et ne pas avoir à nous en servir.
Tish admirait en silence la façon dont Yriel s’était réacclimatée à la fréquentation des hommes. Plus de mimiques animales, ni de cris inarticulés. Et une netteté de pensée qui faisait que tous les chefs de guerre l’écoutaient avec une sorte de respect.
Elle était assise sur une cathèdre, les mains reposant sur ses genoux serrés. Très petite fille sage. Véritable auréole de lumière, avec sa jeunesse et ses cheveux blonds, au milieu de ces faces burinées de paysans, chasseurs, pêcheurs et guerriers pour l’occasion. La présence de Cheg, derrière elle, balançant avec aisance une énorme massue à boule de bronze hérissée de pointes, renforçait encore son autorité naturelle et faisait que le problème du commandement ne s’était pas posé. Tous les groupes resteraient sous l’autorité directe de leur chef. Et elle et Tish feraient de chacun un commando nanti d’une mission précise et d’une position bien déterminée dans le dispositif commun.
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Gorham s’éveilla le lendemain encerclée par une armée de plus de deux cent cinquante hommes, dont le tiers au moins étaient montés, et qui tenaient la passe et les collines. À la noire panique succéda l’inquiétude sourde, lorsque dix-neuf chefs de guerre se détachèrent de leurs troupes respectives, drapeau blanc flottant au vent, pour exiger d’être reçus immédiatement par le prévôt qui tremblait de frousse, retranché dans sa maison communale, derrière le rempart dérisoire des trente lances de ses gardes. Lesquels jugèrent opportun et salutaire, pour leur santé personnelle, d’appliquer un respect rigoureux des étendards des parlementaires, et les laissèrent courageusement passer.
— Que… que se voulez-vous ? Qu’est-ce que je vous ai fait ?
L’homme était gras, visqueux comme un crapaud, couvert d’un lourd manteau rehaussé de broderies somptueuses. Et tordait ses mains ornées de bagues à chaque doigt. Il ne fut pas peu surpris d’entendre un gamin sans barbe et une blondinette fragile se faire les porte-parole de cet aréopages d’aventuriers burinés, pour dicter leurs conditions avec une brièveté sans appel.
— Les clés de la ville. Et ta destitution. Car tu as fait de ta cité un lieu d’asile pour les étrangers qui viennent sur nos terres voler nos femmes et brûler nos maisons. Et que tes gens restent chez eux jusqu’à ce que nous ayons fini le nettoyage !
— Nous laisserons la ville intacte, sa population en vie, et vos biens à leur place. Nous ne sommes pas de la même race que ces pillards que tu accueilles dans ta rade si généreusement. Mais si tu refuses, si un seul de tes hommes lève un doigt contre nous, nous pouvons te jurer que jamais ceux qui pourraient être tentés de donner, comme toi, asile à nos ennemis n’oublieront comment Gorham et ses habitants ont disparu de la carte du monde.
Yriel eut un rictus de mépris. Il n’était qu’à voir le teint verdâtre du bonhomme et ses bajoues de gélatine tremblotante pour deviner qu’il n’y aurait pas de sang versé avant l’heure.
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Lorsque l’alarme avait sonné dans les rues de la cité, les quelques soixante pillards constituant l’équipage des trois navires n’avaient pas jugé opportun d’intervenir. D’abord, ils étaient trop peu nombreux pour que leur aide puisse faire pencher la balance. Et puis il ne s’agissait encore, à leurs yeux, que d’une affaire interne qui ne les regardait pas. Tout au plus abandonnèrent-ils les tavernes où ils se donnaient du bon temps, fermement décidés à remonter à leur bord et à tenir leurs navires prêts à déhaler à la première menace un peu trop directe…
Pour découvrir qu’un assez fort contingent était entré en ville durant la nuit. Avait apparemment trouvé refuge chez les habitants eux-mêmes. Et maintenant, tenait les quais et leur barrait la route de leurs bateaux, tandis que, déjà, des barques réquisitionnées sur place emportaient des troupes à l’assaut des trois bâtiments presque déserts. Tish et Yriel n’avaient pas perdu leur temps, ces jours derniers. Avaient noué des contacts. Persuadé des gens qui, souvent, ne portaient pas les marchands d’hommes dans leurs cœurs, et ne demandaient qu’à l’être, qu’il valait mieux pour eux se trouver, au moment de la bataille, du côté des plus forts.
Se rendant compte qu’ils ne passeraient pas, les chasseurs d’esclaves voulurent se replier. Et réalisèrent alors que la ville était totalement investie par l’armée assaillante qui, lentement, paisiblement, refermait le cercle. Et qu’ils étaient coincés. Quelques-uns se battirent, et se firent tuer presque honorablement. La plupart s’égaillèrent dans les maisons, d’où il fallut les déloger les uns après les autres, au cours d’une épuration radicale, qui dura une bonne partie de la journée. Et qui fit, cette fois, un nombre non négligeable de victimes, les pillards entraînés se révélant souvent plus redoutables individuellement que les guerriers d’occasion qui les traquaient.
Il y eut quelques accrocs et cas de conscience. Lorsque, par exemple, les mécréants prenaient en otages les habitants des maisons où ils avaient cherché refuge. Où la consigne d’Yriel, de ne rien faire qui puisse monter contre eux une population qui ne demandait qu’à rester neutre furent scrupuleusement appliquées. Quelques scènes bouffonnes, aussi, tels ce bonhomme, surpris dans son bain par l’irruption successive d’un marchand d’esclaves et de trois poursuivants, qui se sauva en complet état de nature en poussant des cris de goret qu’on égorge. Ou ce brigand chenu, atteint par la limite d’âge, chassé de la demeure où il avait cru pouvoir se cacher par une matrone volumineuse et un vulgaire balai manié avec une rare vigueur.
Entre-temps, les trois navires étaient tombés. L’abordage ne fut guère difficile, les quelques truands restés à bord n’ayant pas vocation d’héroïsme et préférant s’en remettre à la clémence des attaquants, après une résistance presque symbolique qui se résuma à quelques flèches et jets d’épieux.
Malheureusement pour eux, Yriel et Tish avaient choisi, pour ce premier contact direct avec l’ennemi, les gens les plus motivés. Ceux qui avaient vu brûler leurs maisons et leurs récoltes. Et qui n’étaient guère portés à la clémence. Les eaux du port engloutirent leurs cadavres, qui allèrent empoisonner les poissons de leur sang gorgé de vinasse.
Même les putains ne versèrent pas une larme sur leur sort.
À la tombée de la nuit, la ville était aux mains des assaillants, qui répartissaient leurs troupes d’occupation dans les auberges et chez l’habitant, pour y attendre tranquillement que le véritable ennemi vienne gentiment à leur rencontre.
Quelques patrouilles légères, montées sur les meilleurs chevaux et postées en des points stratégiques judicieusement choisis, repérèrent, comme elles en avaient reçu mission, les rares canailles assez chanceuses pour être parvenues à sortir de la ville. Les prirent en chasse et les rejoignirent, sans grand mérite étant donné que presque tous étaient à pied. Elle firent soigneusement disparaître les cadavres et toute trace de combat. Rien ne devait trahir le piège.
Tish était à la fois soulevé d’un enthousiasme extraordinaire, en constatant que leur plan prenait corps, et doublement déçu.
D’abord parce qu’il n’avait même pas eu l’occasion de tirer la moindre flèche ou de porter le moindre coup, son armée protégeant ses chefs avec plus de zèle qu’il ne l’aurait souhaité.
Et puis parce que, s’il dormait dans le propre lit d’un opulent aubergiste et patron de bordel, qui avait été l’un des premiers bénéficiaires de la fréquentation des pillards, et qui le payait maintenant, ficelé dans sa cave entre deux tonneaux, Yriel, elle, dormait par terre. Elle avait jeté sa robe en boule dans un coin et se serrait, comme à son habitude, contre le corps velu d’un Cheg qui ne se ressentait plus assez de sa blessure au gré du jeune homme.