CHAPITRE XIV
— Tu as vu, l’homme ? Tu as vu ? Tu ne voulais pas nous croire !
Le chef des faiseurs de fer baissait la tête. Il avait assisté, du haut de la colline proche, à la ruée des pillards sur son village déserté. À leur déconvenue rageuse, en ne trouvant là ni une tête de bétail, ni le moindre habitant. Et à la destruction systématique à laquelle ils s’étaient livrés, avant de mettre le feu, pour marquer leur frustration.
Très vite, alors qu’ils chevauchaient dans la direction indiquée par Hodd, Yriel et Tish s’étaient aperçus que le convoi des chasseurs d’esclaves était passé par là avant eux et suivait la même route. Ce qui ne pouvait avoir qu’une seule signification : le village des hommes du fer était leur prochaine cible !
Un large crochet pour les éviter. Une nuit sans sommeil, en poussant le cheval écumant sous sa double charge à la limite de sa résistance et en trottant eux-mêmes à tour de rôle à son côté, jusqu’au bout de leur souffle, leur avait permis de dépasser les bandits et d’arriver les premiers. À temps pour prévenir. Pour inciter le chef du village à mettre en sûreté, dans les carrières proches et dans les galeries de mines, ses gens, ses bêtes et ses biens les plus précieux.
Ils avaient bien failli, après tout ces efforts, n’être pas entendus. Les hommes du fer étaient nombreux, puissants. Bien armés, puisqu’ils fabriquaient des armes pour les autres. Ils ne pouvaient imaginer que l’on s’en prenne à eux, oubliant que leur prospérité faisait d’eux une proie juteuse, même en dehors de la quête de bétail humain.
— Quel saccage, par les Djars, quel saccage !
L’homme se battait les flancs. Les notables qui l’accompagnaient regardaient leurs demeures achever de se consumer. Tish remarqua :
— Ne te plains pas. Vous ne perdez que vos maisons. Cela se reconstruit. Sans nous, vous y laissiez aussi vos vies et tous vos biens.
— Je le sais. Je vous couvrirai d’or, tous les deux, si tu veux.
Yriel secoua la tête. Elle était nerveuse. Empêtrée dans sa robe comme si elle avait oublié en avoir jamais porté. Et aussi mal à l’aise dans la compagnie des humains que pouvait l’être un Cheg fébrile, au regard de défiance, et qui découvrait les dents sur une mimique disant assez le peu de goût qu’il avait pour la fréquentation de cette race maudite. À laquelle il se rappelait sans doute devoir sa blessure. Elle plissa le nez.
— Nous ne voulons pas d’or. Nous voulons des guerriers pour la vengeance. Et des armes pour tous ceux qui se joindront à nous.
— Et des cavaliers, sur vos meilleurs chevaux, dans toutes les directions, renchérit Tish. Pour avertir les autres comme vous avez été avertis. Pour porter notre message. Pour inviter les chefs de clans à lever l’armée commune. Ces charognards sont ici comme des rats dans une nasse. Il ne faut pas qu’ils en sortent !
L’homme hésitait.
— Sans toi, nous aurions tout perdu. Je te donnerai des chariots, pour y charger toutes les armes que tu voudras. Je demanderai des volontaires pour aller porter l’avertissement. Mais quant à te fournir des hommes pour se battre… Nous ne sommes pas des guerriers…
Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour deviner le raisonnement du marchand. La menace était passée. Et finalement, ils s’en tiraient à bon compte, sans une goutte de sang versé. Fallait-il alors aller jouer la vie de ses hommes dans une expédition punitive menée contre des soldats de métier, qui n’irait pas sans risque et sans pertes de leur côté ? Yriel gronda sourdement une colère animale, qui fit lever un sourcil à leur interlocuteur.
— Maintenant que nous t’avons sauvé, tu voudrais laisser crever les autres ? Nous refuser ton aide pour libérer ceux qui sont déjà entre les mains de ces chiens de sang ? À ton aise, mais prends garde. Les survivants des hommes de la rivière sont déjà partis alerter d’autres villages. Tous les peuples ne seront pas aussi lâches. L’armée commune sera sans toi. Peut-être, elle sera moins bien armée, si tu ne donnes pas tes lances et tes épées. Mais elle se fera. Et si, par ta faute, d’autres bourgs devaient être rasés, d’autres peuples amenés en esclavage, cette armée, une fois la victoire remportée, se rappellera de toi. Ne nous fais pas regretter d’avoir sauvé vos vies, ou bien ce pourrait n’être qu’un sursis très provisoire.
Tish jugea diplomate de porter la menace sur un autre terrain.
— Qu’est-ce qui fait aujourd’hui la prospérité de ton village ? Les armes et les outils que tu vends aux autres. Les miens aussi trouvent dans leurs collines le fer pour leurs lances et leurs charrues. Demain, ils peuvent vouloir en fournir leurs voisins. À qui, alors, crois-tu que ceux que tu aurais trahis donneraient la préférence ? Penses-y, bonhomme, penses-y, et parles-en à ton peuple. Puis tâchez de prendre la bonne décision, ou bien ne venez pas vous plaindre !
Il ne mentait même pas. Et n’omettait que de dire que son village ne possédait pas l’équivalent des immenses carrières d’où les faiseurs de fer tiraient leur minerai, ni de l’énorme haut fourneau de terre cuite qui dominait comme un donjon la bourgade incendiée. Que les ressources existaient, mais que leur exploitation demeurait très artisanale. Et que sans doute, hélas, ses frères de race n’auraient pas avant longtemps la main d’œuvre nécessaire pour mettre sur pied une véritable industrie concurrente.
Mais la menace avait porté. L’autre caressait sa barbe grise.
— Ah, vous êtes bien tous pareils, vous les jeunes ! Généreux, pleins de sang. Mais fougueux au point de ne pas savoir écouter jusqu’au bout. Je n’ai pas dit que je refusais les hommes. J’ai dit que c’était une décision grave, et que je ne pouvais la prendre seul. Il faudra que le conseil se réunisse et qu’il m’approuve.
— Il approuvera ! (Celui qui venait de parler était un grand gaillard brun barbu, maigre et noueux comme un sarment, la peau cuite au feu de toutes les forges. Au cours des palabres qui avaient précédé le repli stratégique des villageois et de leurs biens, il était apparu comme l’un des notables les plus écoutés.) Je me charge de leur faire comprendre.
« Quant à vous, vous ne pouvez rester à trois sur un seul cheval. Je vous donnerai les trois meilleurs des miens. Et je ne veux rien en échange, que cette pauvre bête fatiguée sur laquelle vous êtes arrivés et qui crèverait sous vous si vous repartiez avec. Pour les hommes, je les commanderai moi-même. Et ils seront au jour dit à l’endroit convenu. Même s’il nous faut pour cela choisir un autre chef. Il n’y a pas ici que des ingrats. »
*
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— Je n’aime pas ça, Targui. C’est la troisième fois. Le troisième village de suite, où nous ne trouvons rien ni personne. Ce n’est plus un hasard. Quelqu’un chevauche devant nous, où que nous allions, et les prévient. Et ils filent se cacher. Cette fois, ils ont même brûlé leurs récoltes. Nous ne trouverons pas un os à ronger, dans ces baraques. Nos hommes ont le vendre vide, Targui. Et ils commencent à renâcler.
Rom, le colosse au casque de moto, un bras et un genou pris dans des attelles grossières, était le lieutenant du nouveau maître des pillards, comme il avait été celui de Koghor. Préférant influer dans l’ombre sur les décisions à prendre, plutôt que de devoir en porter la responsabilité devant ses troupes turbulentes.
Le géant tirait sur le coin de sa moustache rousse.
— Hé, je le sais aussi bien que toi. Mais que voudrais-tu que je fasse ? Je ne comprends pas. Jamais, jamais, en vingt ans de campagnes, il ne nous était arrivé une chose pareille. On dirait que tout le pays a été prévenu contre nous…
— Peut-être que Koghor était moins bête que tu ne le prétends, Targui. Peut-être qu’autrefois, nos expéditions étaient mieux conduites.
L’autre porta la main à la grande hache de combat qui pendait à sa selle.
— Et tu crois que tu pourrais commander mieux que moi ?
Rom se récria. Marmonna que quand une campagne était gâchée, elle était gâchée, et qu’Atom en personne n’aurait pu renverser la situation maintenant.
— Je dis qu’il faut savoir renoncer. Cesser de battre le pays au hasard et sans profit, avant que nos réserves de vivres en soient tout à fait épuisées. Nous contenter du lot d’esclaves et du butin que nous avons. Couper droit sur le port de Gorham et rembarquer au plus vite.
Le géant hocha sa tête au crâne rasé. Il ne voyait guère en effet, autre chose à faire.
*
**
Yriel et Tish campaient en rase campagne. La sauvageonne avait mis à profit leur solitude retrouvée pour laisser sa robe accrochée à sa selle et revenir se blottir entre les bras de Cheg, qui semblait ressentir la nécessité de réaffirmer les liens existant entre eux. Au point qu’Yriel avait dû faire comprendre à Tish qu’il valait mieux qu’il les laisse en tête à tête un moment. Le garçon ruminait comme une défaite l’idée de ne rien pouvoir faire pour les détourner l’un de l’autre.
Il mâchonnait avec patience un morceau de viande séchée. L’ennemi était trop proche pour qu’ils puissent faire du feu. Jamais, pourtant, ils ne s’étaient sentis aussi près de la victoire.
Deux armées, fortes au total d’un peu moins de cent cinquante hommes, les suivaient à distance, en empruntant des chemins détournés, afin que les pillards ne devinent pas la menace avant que le piège ne se referme. Les trois chariots d’armes fournies par les hommes du fer avaient déjà, pour une bonne part, trouvé preneur.
Des courriers étaient en route, porteurs de l’avertissement pour les plus menacés et de l’appel aux armes. Il ne se passait pas un jour sans que des estafettes ne viennent les rejoindre, pour leur annoncer la venue proche d’une autre escouade, fournie par les pêcheurs de la rivière, les bergers des collines, les éleveurs ou les paysans de la plaine.
Yriel, Tish et Cheg, dont l’aspect et la force faisaient grosse impression et qui passait généralement pour l’esclave-garde du corps de la jeune fille, avaient décidé de prendre les devants. D’aller au plus court. En ne s’arrêtant que pour convaincre de nouveaux alliés. Ceci pour être les premiers sur place et pouvoir préparer l’embuscade finale.
C’était Yriel qui avait établi le plan de bataille. C’était elle qui s’était souvenue de l’endroit où attendre et frapper. C’était elle, encore, qui avait pensé à cette technique de la terre brûlée, qui devait ne laisser devant l’ennemi qu’une région déserte et sans rien à piller. Pour affamer l’armée, l’inquiéter, la démoraliser avant même la bataille. Bien sûr, les premiers à souffrir du manque de vivres seraient les esclaves. Mais les pillards ne pouvaient se permettre de les nourrir beaucoup plus mal qu’ils ne le faisaient habituellement, sous peine de les voir tous crever en route.
Ils avaient fait ainsi plusieurs étapes, précédant l’armée des chasseurs d’esclaves. Prévenu quelques villages. Et convaincu, à peu près partout. Plus ou moins facilement. Maniant avec autant d’éloquence le dialogue et la diatribe. Alternant l’appel à la fraternité et la menace d’une alliance qui, de plus en plus, existait déjà, et dont il vaudrait mieux par la suite ne pas être exclu.
Il ne s’était pas trouvé un seul chef de clan pour leur refuser les hommes qu’il pouvait donner. Plus d’un parmi leurs interlocuteurs s’était même déclaré fermement partisan de ne jamais laisser se délier les liens qui étaient en train de se nouer. Et d’envisager des alliances à long terme, selon des modalités qui resteraient à définir. Pour que cette union exceptionnelle puisse demain devenir la coutume. Et décourager d’avance tous les prédateurs à deux pattes.
On avait même vu deux chefs voisins, ennemis depuis des temps immémoriaux, s’étonner de se trouver ensemble embarqués dans la même aventure, et finir par conclure, en chevauchant de conserve, que finalement, leurs chamailleries territoriales étaient de peu d’importance, face à la menace qui pesait sur la survie même de leurs deux peuples. Des peuples qui, d’ailleurs, unis par l’objectif commun, commençaient à fraterniser.
Bien sûr, chaque bande, pour l’instant, n’obéissait encore qu’à son seul chef. Et définir un commandement unique ne serait pas le moindre problème à régler pour pouvoir envisager une action efficacement concertée. Bien sûr, ceux qu’ils visitaient ainsi personnellement étaient sur la route directe des pillards, donc les plus menacés et, de ce fait, les plus faciles à convaincre. Mais déjà, même s’il ne devait leur venir aucun renfort, ils seraient largement aussi nombreux que les chasseurs d’esclaves.
Aussi folle et irréaliste qu’ait pu paraître l’idée d’Yriel au début, il semblait bien qu’elle soit en train de prendre corps. Et qu’elle ferait date dans l’histoire des peuples de la vallée.