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Dimanche 10 avril
Dans le Raj britannique, aux Indes
La chaleur et l’humidité étaient oppressantes, et l’odeur âcre des fumées du tigre imprégnait l’air plombé. Le fauve était proche, et l’odeur de ses excréments se mêlait à celle de la peur de Jay.
Jay et son guide indigène suivaient les empreintes sur une zone de terrain dégagé. Elles étaient maintenant bien visibles dans la terre meuble. Pas de doute, plus d’erreur possible. La piste traversait la clairière pour s’enfoncer dans un épais fourré composé d’arbres aux troncs larges, de petits buissons denses et bordé d’une haie de bambous.
D’une main moite, Jay assura sa prise sur le Streetsweeper, inspira avec difficulté, expira avec lenteur. Le tigre était entré dans ce fourré et si Jay voulait l’avoir, il allait devoir y pénétrer à son tour. La perspective l’emplissait d’une crainte glaciale comme une cuve d’azote liquide, une frousse qui confinait à la terreur panique.
Il s’immobilisa. Ce qu’il aurait voulu, c’est décrocher de ce scénario, ôter son attirail, éteindre son ordinateur. Il avait envie de se trouver une île dans les mers du Sud quelque part en temps réel, pour filer y lézarder tout un mois sur une plage déserte, sans rien faire d’autre que se dorer au soleil en buvant des trucs avec du rhum et de la noix de coco. La dernière chose dont il eût envie, c’était de plonger dans cette muraille végétale pour pister ce truc qui avait planté son programme et lui avait flanqué la trouille de sa vie. Et s’il devait malgré tout le faire, cela risquait d’être la dernière de toute son existence.
Mais il n’avait pas le choix. Sinon, il avait aussi vite fait de raccrocher les gants ; s’il ne retrouvait pas la bête pour la détruire, il ne valait guère mieux qu’un encéphalogramme plat.
Il prit encore une grande inspiration, expira. « On y va. »
Ils étaient à la lisière du bois quand son guide indigène s’exclama : « Sahib ! Derrière nous ! »
Jay pivota et vit le tigre qui les chargeait, à une vitesse incroyable.
Il avait peut-être une demi-seconde devant lui et il comprit que ce ne serait pas suffisant. « On décroche ! » hurla-t-il.
Dimanche
Washington, DC
Jay sortit de RV pour retomber dans son appartement, paniqué, le cœur battant à tout rompre. Le tigre ! Le tigre ! Il n’arrivait même plus à respirer.
Dans son for intérieur, il savait qu’il devait y retourner. Avant que le fauve ne s’échappe. Il fallait qu’il y retourne. Il avait envie de crier, de pleurer, de fuir, n’importe quoi plutôt que ça. Et pourtant il lança : « Reprise ! »
Dimanche
Dans le Raj britannique, aux Indes
Jay arriva juste à temps pour voir l’énorme tigre enfoncer ses formidables griffes dans son programme de détection – le guide indigène – et le réduire en débris sanguinolents.
Pauvre Mowgli.
Jay brandit sa carabine : le tigre s’était aperçu de son retour. Le grand fauve toussa, rugit, pivota pour lui faire face. Sans hésiter, il chargea…
Sans reculer d’un pouce, Jay visa…
Quinze mètres, douze, dix…
… Il pressa la détente… Le recul lui enfonça la crosse dans l’épaule. Il fit feu de nouveau, trop vite, trop haut…
… mais la première décharge avait touché le monstre. Il poussa un hurlement de douleur et de surprise, coupa court et détala vers la forêt. Jay aperçut du sang sur une épaule du fauve au moment où il faisait demi-tour pour s’enfuir.
Il l’avait eu ! Il fuyait ! Il n’était pas invincible !
Un éclair de triomphe balaya sa peur. Il avait affronté le monstre, il lui avait tiré dessus, l’avait mis en déroute !
Sa victoire toutefois ne fut que de courte durée.
Il se retrouvait désormais avec un mangeur d’hommes blessé, planqué dans la jungle. Cela n’allait pas lui faciliter la tâche.
Tant pis. Il devait se lancer à ses trousses, et il n’avait pas le temps de charger un autre programme de surveillance, il devait foncer tout de suite.
Jay plongea dans la jungle.
Dimanche
Les Ifs, Sussex, Angleterre
Debout près de la serre, Peel regrettait de ne pas avoir de cigarette. Cela faisait des années qu’il avait cessé de fumer, question de discipline avant tout, une façon de mettre sa volonté à l’épreuve. Tout le monde savait que c’était mauvais pour la santé, mais tant qu’il avait été soldat, il avait toujours pensé mourir les armes à la main ; il n’avait jamais cru vivre assez longtemps pour se faire rattraper par la nicotine. Du reste, son grand-père maternel avait fumé deux paquets par jour jusqu’à près de soixante-dix ans et il était mort à quatre-vingt-quatorze des suites d’une chute, donc tout cela était surtout une histoire de gènes. Et tous les jours jusqu’à sa mort, il s’était bu son whisky.
Non, Peel avait arrêté de fumer parce qu’il voulait se prouver qu’il en était capable. C’était quoi, déjà, la blague : arrêter de fumer ? Facile, je le fais vingt fois par jour.
La pluie avait cessé, il y avait un bout de ciel dégagé juste au-dessus de sa tête, et dans l’obscurité qui gagnait, on distinguait quelques étoiles. Tout était calme, tranquille, rien n’indiquait le moindre problème parmi ses hommes qui montaient la garde sur le domaine. Goswell l’avait invité à lui rendre visite, ils allaient boire un coup, partager une soirée agréable. Il avait son joli magot qui l’attendait à la banque. Bascomb-Coombs vaquait à ses affaires et si tout continuait de se passer aussi bien, Peel serait riche et puissant au-delà de toute imagination dans un avenir proche. D’autant qu’une fois réalisés les plans du scientifique, Peel avait bien l’intention de se débarrasser de lui pour prendre tout seul le relais.
Bref, il voyait mal comment la situation aurait pu mieux tourner pour lui. Malgré tout…
Ça coinçait quelque part.
Il n’aurait su dire où, mettre le doigt sur un point précis, il n’avait rien pour cerner son malaise, mais instinctivement, il le sentait. Un danger planait quelque part. Une cigarette ne l’aurait peut-être pas aidé à le découvrir, mais fumer lui avait toujours éclairci les idées, en lui donnant le temps de peser les problèmes. Comme Sherlock Holmes avec sa pipe, peut-être.
Enfin. Pas question non plus de sonner le branle-bas à cause d’une vague inquiétude. Un simple petit tour du propriétaire devrait suffire à apaiser ses craintes et c’est ce qu’il faisait, mais jusqu’ici, rien de concret ne s’était manifesté. Le danger, si danger il y avait, se matérialiserait bien le moment venu. C’était toujours comme ça. Et la question serait alors de savoir s’il aurait le temps de fourbir ses armes…
Lundi
Washington, DC
Tyrone descendait le couloir pour se rendre à son premier cours de la journée, bousculant les autres lycéens, chacun se hâtant comme lui vers son rendez-vous avec l’éducation.
« Hé, Ty ! »
Il s’arrêta, se retourna, reconnut la voix rien qu’à ces deux mots.
Belladonna Wright.
« Salut, Bella. »
Elle portait une robe bleue ajustée qui lui collait au corps comme de la peinture en bombe et s’arrêtait trente centimètres au-dessus du genou ; la robe était assortie à des sandales à semelles compensées de vingt centimètres, et elle avait remonté ses longs cheveux en une espèce de choucroute qui la faisait paraître encore plus grande. Elle n’était qu’à deux pas de lui.
« Comment va ? »
Il haussa les épaules. « Pas mal. Et toi ?
– Impec. Je t’ai vu avec ton boomerang, l’autre jour.
– Ouais. » Pourquoi lui parlait-elle ? Après qu’il l’eut vue embrasser l’autre crétin dans la galerie marchande et traitée de tous les noms, elle l’avait plaqué comme une vieille chaussette12. Ils ne s’étaient pas reparlé depuis. Et voilà qu’elle se pointait comme une fleur, l’air de rien.
« On t’a pas revu au centre commercial depuis un bail, remarqua-t-elle, tout sourire.
– Non, j’y vais plus trop.
– Tu devrais faire un tour au nouveau resto-rapide. Il est hyper méga-cool.
– Ouais, peut-être un de ces quatre. »
Elle lui adressa encore un de ses sourires Colgate. En inspirant un grand coup pour mettre en valeur ses nibards. Fabuleux, superbes, à croquer, les nibards. Il déglutit, la gorge sèche.
« Bon, ben, alors à plus.
– Ouais, c’est ça », parvint-il à coasser.
Elle s’éloigna, avec une démarche de reine. De dos, elle était tout aussi fabuleuse.
Tyrone avait la cervelle douloureuse. C’était quoi, ce plan ? Elle lui souriait, l’invitait quasiment à sortir, se comportait comme si elle était positivement ravie de le voir ! Alors que la dernière fois qu’ils s’étaient causé (ça remontait à plusieurs mois), elle lui avait verbalement enfoncé le genou dans les parties quand il l’avait accusée d’avoir un autre petit copain, avant de lui conseiller d’oublier son existence ! Merde, qu’est-ce que ça voulait dire ?
La cloche retentit et Tyrone se força à sortir de sa transe pour se hâter de gagner sa classe. Il aurait bien voulu que son père soit à la maison. Peut-être qu’il aurait su lui expliquer tout ça.
Lundi
Siège du MI-6, Londres
Michaels prit soudain conscience du calme qui régnait dans les bureaux et il consulta l’horloge de son ordinateur. Merde, presque minuit !
Il était cassé. À force de rester penché sur la machine toute la journée, il avait de nouveau des courbatures et l’esprit dans le brouillard. La plupart des systèmes informatiques du Royaume-Uni avaient redémarré mais les autres pays européens connaissaient toujours de gros problèmes. Toni avait pris l’Eurostar pour Paris, afin de coordonner avec les autorités françaises la circulation des données. Elle ne devait pas revenir avant mardi soir. Depuis une heure, il commettait des erreurs stupides, les textes défilant sur l’holoprojecteur s’emmêlaient, devenaient incompréhensibles. Il était plus que temps de tout arrêter et de regagner son hôtel.
Il enfila son imper et quitta le bureau. À cette heure, il risquait d’avoir du mal à trouver un taxi en bas de l’immeuble. Il sortit son virgil pour en appeler un tout en se dirigeant vers la sortie.
« On fait des heures sup ? » s’enquit la voix d’Angela dans son dos.
Alex se retourna. « Ouais, mais apparemment, je ne suis pas le seul, pas vrai ?
– J’allais partir. Je vous dépose quelque part ?
– J’appelais un taxi. » Il brandit le virgil. « Je ne voudrais pas vous contraindre à un détour.
– Pas de problème, vous savez. C’est quasiment sur mon chemin.
– Dans ce cas, volontiers. »
Londres était une grande métropole qui ne dormait jamais, et même à minuit, les rues étaient encore encombrées. Combien de gens vivaient ici ? Douze, quinze millions ? Trop en tout cas pour cet espace confiné.
« Vous avancez dans votre enquête ? demanda-t-elle alors qu’ils passaient devant un café dégorgeant ses clients hilares sur le trottoir.
– Pas trop.
– C’est pareil pour nous, convint-elle. La plupart des réseaux britanniques semblent de nouveau en service, mais le reste du monde en est encore à recoller les morceaux. » Du geste, elle indiqua les joyeux fêtards à la sortie du pub. « Ça vous dit de boire une pinte et de grignoter un bout ? »
Alors même qu’elle posait la question, Alex se rendit compte qu’il avait l’estomac dans les talons ; il n’avait pris qu’un sandwich à midi, et rien depuis. « Ce ne serait pas de refus.
– Je connais un coin tranquille pas très loin de chez moi. Ils y servent d’excellents fish and chips. »
Une fois encore, il entendit dans sa tête pépier le petit signal d’alarme mais il était crevé, affamé, et il ne se sentait pas d’humeur à en tenir compte. Quel mal y avait-il à manger une friture arrosée d’une bonne bière ?
« Volontiers. Pourquoi pas ? »
Le pub était presque plein, mais comme promis, assez tranquille. Ils commandèrent des fritures et des pommes-frites, puis allèrent s’installer avec leurs chopes en attendant qu’on leur serve leur repas.
Alex but deux gorgées de sa bière, une brune forte – de la Terminator Stout. D’un signe de tête, elle indiqua son verre. « À l’origine, elle vient d’Amérique. »
Il regarda la bière. « Pas possible ?
– Tout à fait. Une minuscule brasserie sur la côte Ouest. Un Londonien de passage y a goûté, ça lui a plu, il s’est mis à l’importer. Il ne vous a fallu que deux siècles pour que vous commenciez à produire des bières buvables. Encore une centaine d’années et vous pourriez bien fabriquer un roadster présentable.
– Là, je vous demande pardon. Chevrolet l’a fait avec la Corvette dès 1953.
– Vous vous y connaissez en bagnoles, pas vrai ?
– Un peu, oui.
– Eh bien, il ne leur a pas fallu longtemps pour la gâcher, leur Corvette, vous ne croyez pas ? Elle avait peut-être commencé sous de bons auspices, mais à la longue, elle s’est enflée comme un ballon pour se transformer en monstre boursouflé. Carrosserie plus grosse, moteur plus gros, de l’électronique à tout va, jusqu’à ce qu’elle ressemble à une berline et coûte plus cher qu’une Cadillac. »
Il sourit. « Ma foi, c’est un peu vrai.
– Alors que si vous prenez une MG des années cinquante ou soixante… »
Il la coupa, sarcastique : « Là, je vous arrête. Votre tire, c’est une poubelle. Ils auraient dû songer à les fournir avec un mécano en équipement de série. Votre MG d’époque passait plus de temps à se faire régler en atelier qu’à sillonner les routes.
– Bon, d’accord, je vous accorde que certains modèles étaient un rien capricieux, mais c’est un bien maigre prix à payer pour avoir le plaisir de la conduite.
– Ah, vous voulez dire le plaisir du remorquage. Dites à l’Automobile Club que vous avez une MG, et ils ne prendront même plus vos coups de fil. »
Elle lui sourit.
Leurs plats arrivèrent et l’odeur du flétan grillé et des frites chaudes l’enveloppa de son arôme succulent. Bon sang, c’est vrai qu’il crevait de faim !
Au bout de dix minutes passées à faire honneur au repas, et après la deuxième tournée de bière, Michaels se sentait nettement mieux. C’était sympa de pouvoir souper et d’avoir une conversation tranquille sans rapport avec le boulot. Ils discutèrent des mérites comparés des petits cabriolets japonais et coréens, du nouveau Trekker fabriqué en Afrique du Sud, et il lui parla de la Prowler et de la Miata qu’il avait restaurées.
Mine de rien, il était déjà deux heures du matin.
« On ferait peut-être bien de rentrer. On a du boulot, demain.
– Comment va cette tension musculaire ?
– Il y a du mieux. »
Elle lui posa la main sur la nuque, la fit glisser légèrement jusqu’à l’épaule. « Vous êtes encore tendu comme une corde de violon. » Elle marqua un temps, poursuivit d’une voix douce : « Mon appartement est juste au coin, en haut de la rue. Ça vous dirait que je vous fasse un massage ? »
C’était peut-être l’épuisement. Ou bien les deux bières et le bon repas. Ou encore parce qu’elle était une femme vraiment belle et intelligente, qui de toute évidence appréciait sa compagnie.
Toujours est-il que Michaels acquiesça. « Oui. Très volontiers. »