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Mercredi 13 avril

Siège du MI-6, Londres



 

 

Quelque chose ne tournait pas rond, Toni le sentait. Les petites failles écaillant la façade d’Alex avaient été colmatées et replâtrées, ne laissant apparaître qu’un mur lisse masquant ses émotions. C’était moins ce qu’il avait pu dire ou faire qu’un changement d’attitude, invisible mais pourtant détectable. Au bout de plusieurs années d’entraînement aux arts martiaux, elle avait tendance à évaluer les choses en termes d’engagement physique. L’impression qu’elle avait c’était que, tout d’un coup, Alex s’était mis sur la défensive. Quand ils s’étaient retrouvés, sa garde était levée, mais il s’était détendu un peu au bout d’un moment, la laissant approcher à nouveau. Or à présent, il était de nouveau replié dans sa coquille, et battait en retraite, en se protégeant le visage.

Assise dans ce drôle de bureau de l’autre côté de l’océan, bien loin de ses repères habituels, Toni s’interrogeait, inquiète. Qu’est-ce qui s’était passé ? D’accord, il avait des tas de soucis en tête, la menace de la bataille juridique pour la garde de sa fille, le pirate fou, et les récents heurts dans leur relation de couple, mais enfin, tout ceci ne suffisait pas à justifier la distance soudaine qu’elle sentait naître entre eux…

« Mademoiselle Fiorella ? »

Elle leva les yeux. Cooper. « Oui ?

– Votre colonel Howard a des informations sur son assassin. Il aimerait avoir votre opinion. Il est dans la petite salle de conférences.

– D’accord. J’arrive tout de suite. »

Cooper ressortit et Toni mit de côté ses inquiétudes concernant Alex. Elle avait un boulot à faire, et même si Alex était un facteur de complication, elle ne pouvait pas non plus passer sa journée à se morfondre sur ses problèmes de vie amoureuse. Elle récupéra son écran-plat et se dirigea vers la salle de conférences pour retrouver John Howard.

Howard quitta des yeux l’holoprojecteur quand Toni Fiorella entra dans la pièce. Julio était là, mais Angela Cooper et Alex Michaels étaient en réunion avec un des pontes du MI-6 et ne devaient les rejoindre que d’ici quelques minutes.

« John. Qu’est-ce qui se passe ?

– Toni ! Le commandant sera là dans un petit moment, Mlle Cooper est allée le chercher, mais je tenais à vous mettre tout de suite au courant pour l’affaire Roujio.

– Bien sûr. Allez-y. »

Il lui exposa les faits, illustrant son exposé avec les images holographiques. Il commença par un bref résumé de la situation, puis vint rapidement à ce qu’il y avait de nouveau.

L’image de l’holoproj afficha la vue prise par la caméra de surveillance de la librairie. « Cet homme a quitté la boutique après l’incident, à peu près au même moment que Roujio. D’après ce qu’ont découvert Mlle Cooper et les gens de son service, il s’agit de Terrance Arthur Peel, commandant en retraite de l’armée britannique. Julio, veux-tu poursuivre ?

– Bien, mon colonel… madame… Peel a effectué une carrière exemplaire jusqu’à son affectation en Irlande du Nord, il y a deux ans, au sein des forces britanniques permanentes dans le cadre du traité de paix. L’équilibre là-bas demeure fragile, il y a toujours des petits groupes d’agitateurs incontrôlés, et d’après les éléments que nous avons pu recueillir, Peel aurait été responsable d’un incident qui aurait pu compromettre la paix. Il aurait interpellé des gars qui n’avaient rien à faire là où ils se trouvaient, et leur aurait extorqué de force des confessions. Apparemment, lui et ses hommes se sont rendus coupables… d’excès de zèle. Plusieurs prisonniers ont été sérieusement malmenés, le résultat est que certains en sont morts. » Toni hocha la tête. « Humm, je vois. » Fernandez poursuivit. « L’armée britannique reste relativement discrète sur ce regrettable épisode, mais il semble que Peel se soit vu laisser le choix de se trancher la gorge ou de se faire virer, il a donc pris sa retraite et l’on a tiré un trait sur l’incident. Quand il réapparaît, il est gorille au service d’un ponte local, Lord Geoffrey Goswell. Son nouveau patron est non seulement noble, il est également plus riche que Crésus. Un vieux milliardaire encroûté qui possède une demi-douzaine d’entreprises qui fabriquent un peu de tout, des ordinateurs aux condiments en sauce. »

Toni réfléchit quelques secondes. Elle avait une vague idée de ce qui se tramait, mais préférait l’entendre énoncer par Howard. Son regard quitta Fernandez pour se porter vers le colonel. « Je vois. Et cela vous porte à croire… ? »

Howard haussa les épaules. « Nous n’avons pas encore vraiment assez d’informations pour conclure. Mais ça paraît une coïncidence incroyable qu’on retrouve dans une librairie le cadavre d’un ancien agent de renseignements transpercé d’une balle et mort empoisonné, et que quelques secondes plus tard, un tueur notoirement connu, suivi d’un ex-officier supérieur chassé de l’armée pour avoir liquidé des prisonniers, jaillisse de cette même boutique. Si j’étais d’un naturel joueur, je serais enclin à parier que ces deux types ont quelque chose à voir avec cette mort suspecte. Ainsi que l’un avec l’autre.

– Vous pensez que Roujio travaille pour Peel ? Qu’il a été engagé pour capturer ou tuer le gars de la librairie ?

– Comme je viens de le dire, il est encore trop tôt pour sauter le pas, mais il me semble incontestable qu’on devrait avoir une petite discussion avec ce Peel. Même s’il est blanc comme neige, il était à tout le moins sur place au moment de l’incident, il ne peut pas ne pas avoir vu Roujio sortir… si ce dernier avait tardé une seconde à quitter les lieux, Peel lui aurait marché sur les pieds. »

Toni acquiesça de nouveau. « D’accord. Et comment procède-t-on ?

– Cooper va nous arranger ça. On peut l’accompagner au titre d’observateurs. Inutile de prendre des armes. Apparemment, Lord machin-truc est un homme qui a des relations et qui est au-dessus de tout soupçon.

– D’accord, intervint Femandez. On va se pointer à sa porte, on accepte une tasse de thé, puis on lui demande poliment : "Dites donc, vieille branche, auriez-vous descendu quelqu’un dans une librairie, tout récemment ? " Et lui, il nous répond : "Il se trouve que c’est effectivement le cas, mon brave. Y a-t-il un problème ? " C’est que tout le monde est très civilisé, ici, genre prout-prout ma chère, n’est-il pas ? »

Toni éclata de rire.

Vu son air enjoué, Howard en déduisit qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion de discuter d’Angela Cooper avec le commandant. Enfin, bon. Ce n’était certainement pas ses affaires et ce n’est pas lui qui allait…

Son virgil pépia. La tonalité indiquait un appel personnel. Il fronça les sourcils. Il n’était pas vraiment en opération, aussi n’avait-il pas filtré les communications autres que tactiques ; malgré tout, il était inhabituel que son épouse l’appelle ainsi.

« Si vous voulez bien m’excuser un instant », dit-il aux autres avant de s’éloigner de la table pour décrocher l’appareil de sa ceinture. Par mesure de précaution, il laissa la liaison vidéo coupée.

« Allô ?

– Hé, p’pa !

– Tyrone ! Tout va bien ? Ta mère… ?

– M’man va très bien, tout baigne cinq sur cinq, ici, p’pa. »

Howard se relaxa. Personne n’avait eu d’accident de voiture ou quoi que ce soit. « Qu’est-ce qui se passe, fiston ?

– Je voudrais pas t’embêter si t’es occupé.

– Je ne suis pas occupé à ce point. Accouche. »

Il y eut un silence. Qui s’éternisa.

« Hé, fils, on n’est pas en tarif local, là…

– Oups, désolé. Eh bien, il y a cette fille, au bahut… »

Howard écouta son fils lui débiter son problème, et

il ne put s’empêcher de sourire. Chaque fois qu’on lui demandait s’il ne voudrait pas remonter le temps et revivre son existence, il répondait immanquablement : ça ne risque pas. Il n’avait pas commis tant d’erreurs qu’il éprouve le besoin urgent de revivre sa puberté pour rattraper le coup. Non, monsieur, pas question.

Fiorella et Fernandez l’ignoraient, plongés qu’ils étaient dans l’examen des images de l’ordinateur, et au bout d’un moment, Michaels et Cooper les rejoignirent.

Finalement, son fils parvint au bout de son exposé. « Alors, qu’est-ce t’en penses, p’pa ?

– Ma foi, je pourrais me tromper, mais je pense que ta championne de boomerang a un faible pour toi. Et il se pourrait bien qu’elle soit jalouse de Bella.

– Ah ouais ?

– Ouais. Et elle pourrait bien avoir ses raisons. Pourquoi est-ce que t’aimes bien traîner avec Nadine ?

– C’est une super-lanceuse, p’pa. Elle est intelligente, drôle, et elle a un bras qui vaut de l’or.

– Mais c’est pas une fille canon…

– Non, pas vraiment.

– Et Bella ?

– Merde, p’pa, elle, elle est méga-top !

– Et si ma mémoire est bonne, elle a également un caractère de cochon. Tu te souviens de m’avoir déjà parlé d’elle quand elle t’a plaqué comme une vieille chaussette ?

– Ouaip.

– Donc, elle t’a déjà fait le coup. T’as pas dans l’idée qu’elle pourrait recommencer, si ça lui chante ?

– Euh… non. Et puis, p’t-être qu’elle s’est rendu compte qu’elle a fait une erreur.

– Peut-être surtout que tu es devenu plus désirable depuis qu’une autre a jeté son dévolu sur toi.

– Nadine ? C’est pas pour être méchant avec Nadine, mais je vois vraiment pas en quoi elle pourrait inquiéter Bella. D’accord, elle est marrante et tout, mais c’est pas le genre de nana sur laquelle on se retourne dans la rue.

– Si Nadine est athlétique, intelligente et drôle, certaines pourraient trouver ces qualités intimidantes, surtout si elles en sont dépourvues.

– Quoi ? Tu veux dire que Bella pourrait être jalouse de Nadine ? »

Howard se mit à rire. Son fils avait le même ton que s’il venait d’entendre son père lui annoncer qu’il comptait rentrer à la maison par la voie des airs, rien qu’en battant des bras très fort.

« À ton avis, quoi d’autre a changé, fils, depuis qu’elle t’a plaqué ?

– Rien. » Nouveau silence. Puis : « Meeerde…

– C’est chouette d’être désiré, reprit Howard. Mais tu dois te demander qui te désire, et pourquoi. Tu ne peux reprocher à personne la tête ou la silhouette que Dieu lui a donnée, mais ce n’est pas une raison non plus pour en tirer gloire. À moins d’avoir payé un max en chirurgie esthétique.

– Qu’est-ce que t’essaies de me dire, là, p’pa ?

– Si Bella n’était pas belle, si elle était banale, et même moche, est-ce que tu aurais toujours envie de la voir ? Est-ce qu’elle a quelque chose pour elle, mis à part son joli minois ? Est-ce que tu traverserais la rue pour aller lui causer, si elle n’était pas franchement regardable ? >>

Ces longs silences commençaient à devenir coûteux.

« Euh…

– Réfléchis-y. Laisse mijoter un peu et vois ce que ça donne.

– Oh, flûte. Je crois qu’il vaut mieux que j’y aille… Euh, et merci encore, p’pa.

– Et dis bonjour à maman de ma part.

– D’accord. Discom !

– Salut, fils. »

Howard raccrocha le virgil à sa ceinture. Il était soldat, et il allait être absent un bout de temps, c’était le lot du métier des armes, mais ça le tracassait de ne pas être là pour aider son fils. Un homme avait sa tâche à remplir, mais il avait aussi des responsabilités vis-à-vis de sa famille ? Quoi qu’il puisse arriver par ailleurs, il avait un fils qui avait besoin de son père. Il y avait des valeurs qu’il convenait de transmettre, des leçons à enseigner. Il faudrait qu’il s’en souvienne. C’était important.