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La carcasse du vieux camion était à l’abandon tout au fond d’un chantier de ferraille, là où personne n’allait jamais. Gurlick ne s’y rendait pas par hasard, c’est là qu’il habitait, plus souvent qu’ailleurs. Parfois, le froid était trop rigoureux pour qu’il puisse y rester, et, au plus chaud de l’été, il n’y venait pas pendant des semaines à la file ; mais la plupart du temps, cette carcasse lui rendait bien service. Elle l’abritait du vent et de la plus grosse partie de la pluie ; elle était sale, obscure et gratuite, trois choses qui allaient parfaitement à Gurlick.

Ce fut dans ce camion, deux jours après sa rencontre avec le chien et le hamburger, qu’il fut réveillé d’un profond sommeil par… appelons cela la Méduse.

Il n’était pas en train de rêver au petit tas de vêtements sur la berge de l’étang, comment il s’asseyait auprès et attendait, puis comment elle apparaîtrait là-bas hors de l’eau, en faisant rejaillir des éclaboussures et en fredonnant, ne sachant pas qu’il était là. Pas encore.

Ce matin, il ne semblait pas y avoir place dans son crâne pour le rêve, ni pour quoi que ce fût d’autre, y compris ce qu’il contenait normalement. Il émit quelques grognements et un gémissement, fit grincer ses chicots jaunâtres les uns contre les autres, se retourna pour s’asseoir et essayer de presser sa tête, prête à éclater, pour lui rendre sa forme habituelle. Cela ne parut pas arranger les choses. Il se plia en deux et se servit de ses genoux contre ses tempes pour presser encore plus fort mais cela ne réussit pas mieux.

La tête ne lui faisait pas exactement mal. Ce n’était pas ce que Gurlick appelait à l’occasion « la gueule de bois ». Au contraire, son crâne semblait détenir un immense objet glacial et méticuleux, une chose qui s’étendait comme une lésion démesurée sur la surface interne de son esprit. Il se sentait capable de regarder cette chose, mais en dépit du fait qu’elle était dans sa tête, elle s’étendait dans une direction effrayante, et, au début, il ne put se décider à regarder dans cette direction. Mais alors la chose se mit à se développer et à croître ; en quelques instants d’ébranlement et de gémissement, il n’y eut plus rien dans sa tête que cette nouvelle lumière éclatante, cette fenêtre ouverte qui regardait sur deux galaxies et une partie d’une troisième, à travers les yeux et l’esprit d’innombrables milliards d’individus, de civilisations, d’essaims, de troupeaux, de bandes, de troupes, de volées, de hardes, de races et d’autres genres et d’autres quantités de groupes et d’ensembles, de complexes, de systèmes et d’arrangements pour lesquels le langage n’a pas encore de termes ; et qui vivaient dans des états liquides, solides, gazeux et bien d’autres avec des combinaisons et des permutations entre eux et parmi eux, nageant, volant, rampant, fouissant, pélagiques, enracinés, flottant et diversement dotés de pattes, ou ciliés ou ailés, avec une conscience qui aurait pu être qualifiée d’esprit latent, brutal, lent, exalté, bondissant ou murmurant ou bien d’autres formes d’esprits trop nombreuses, trop difficiles ou trop outrées pour être citées. Et par-dessus tout, la conscience centrale de la créature elle-même (bien que « centrale » soit trompeur ; l’âme de la ruche imprègne tout) – la Méduse, la galère galactique, le supraconscient de la bête illimitée dont le peuple d’une planète était, ici, un nerf et, là, un organe, ou des civilisations entières étaient des ganglions spécialisés, la créature dont Gurlick faisait maintenant partie intégrante même s’il n’était qu’un infime atome de la molécule simple d’une cellule primitive – cette entité formidable prit conscience de Gurlick et lui, d’elle. Il se décida à la regarder juste assez longtemps pour savoir qu’elle était là puis il en effaça la simple idée des neuf dixièmes de son esprit. Si l’on avait placé devant Gurlick une page des œuvres d’Emmanuel Kant, il l’aurait vue, il aurait même pu en lire bon nombre de mots. Mais il n’y aurait pas perdu de temps ni d’effort. Il l’aurait regardée et rejetée de son attention, et si on l’avait laissée devant lui ou qu’on l’y ait maintenue, il l’aurait regardée sans la voir et aurait attendu qu’elle s’en aille.

Dans ses ensemencements, la Méduse avait déversé sa laitance granuleuse dans bien des fosses fantastiques. Et si un seul de ces spores éparpillés survivait, il survivait dans l’être ou l’espèce où il se retrouvait, et s’y liait. Si l’hôte était un poisson, il restait poisson, agissant comme un poisson, pensant comme un poisson, et lorsqu’il devenait un « individu » (ce qui est le nom que donnent les biologistes aux polypes individuels qui forment les incroyables colonies qu’on appelle hydroméduses), il n’abandonnerait pas les choses typiques de son espèce. Au contraire, il était de l’intérêt de la Méduse qu’elle conserve ses multiples parties spécialisées dans le milieu où s’était effectuée leur évolution ; le poisson non seulement restait poisson mais, dans de nombreux cas, il le devenait même encore plus. Si donc elle incorporait en elle Gurlick, il restait simplement Gurlick. Il ne voulait pas regarder ce qu’il voyait de l’environnement ou plutôt des environnements de la Méduse. Ce que percevait la Méduse n’était que ce que pouvait percevoir Gurlick et (on peut le déplorer pour notre amour-propre d’espèce) Gurlick lui-même. Elle ne pouvait, alors qu’on aurait pu le supposer, ni se saisir de toutes les particules d’information et d’expérience de Gurlick ni observer le monde de Gurlick, autrement qu’à travers les yeux et l’esprit de cet homme. Dans ce dépositoire lamentable, peut-être y avait-il des réponses aux questions que posaient la Méduse, mais elles étaient impossibles à obtenir jusqu’à ce que Gurlick les formule lui-même. Cela avait toujours été un processus lent chez lui. Il pensait verbalement et ses réflexions s’assemblaient à peu près à l’allure de la parole. Le résultat final était extraordinaire ; les demandes irrésistibles lui arrivaient comme des flèches venues de l’immensité, franchissant les années-lumière avec beaucoup moins de difficulté qu’elles n’en trouvaient à traverser la mince couche coriace de flou subjectif, d’indifférence, de non-compréhension et de manque de désir de comprendre de Gurlick. Mais elles l’atteignirent tout de même, dans le formidable unisson par lequel la super-créature transmettait ses idées… et elles reçurent leur réponse à l’heure de Gurlick, à sa manière, et à haute voix dans ses propres mots.

Et c’est ainsi que cet abruti presque illettré, crasseux, aux dents noirâtres, vêtu de loques infâmes, leva la tête dans le demi-jour et répondit à l’interpellation de l’intelligence la plus vaste, la plus complexe, la plus fertile en ressources, et la plus puissante de tout l’Univers connu :

— Ça va, ça va. Et alors qu’est-ce que tu veux ?

Il n’avait pas peur. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il faut bien comprendre qu’il faisait maintenant partie de la créature, qu’il en était l’un des composants. Il ne lui vint pas plus à l’esprit d’en avoir peur qu’un doigt pourrait avoir peur d’une côte. Mais en même temps, il restait essentiellement Gurlick inchangé – ou, comme on l’a indiqué, il l’était peut-être encore davantage. Il savait donc que quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre voulait faire par son intermédiaire quelque chose qu’il était incapable de faire et que, sans nul doute, la chose le tancerait vertement parce que ce ne serait pas fait…

Mais il était Gurlick ! Ce genre de situation n’avait rien pour l’effrayer ni le surprendre. Les patrons, les flics, les jeunes ivrognes et les tenanciers de bar avaient agi de même vis-à-vis de lui toute sa vie ! Et « Ça va, ça va ! Et alors qu’est-ce que tu veux ? » était son invariable réponse, non seulement à une simple interpellation, mais aussi, ce qui avait de quoi mettre les gens en fureur, à des ordres détaillés. Il leur fallait alors répéter leurs ordres. Quelquefois, ils levaient les bras au ciel, ou lui bottaient le derrière et s’en allaient. Le plus souvent la demande, quelle qu’elle fût, était, là-dessus, oubliée, et cela lui valait généralement un coup de pied aux fesses.

La Méduse ne voulait pas abandonner. Gurlick ne voulait pas écouter, ne voulait pas entendre et… il lui fallait écouter. Il prit le moyen le plus simple d’en sortir et s’enfonça dans une rancœur bouillonnante comme d’habitude, comme toujours avec lui. Il est douteux que personne d’autre sur cette terre eût pu aussi rapidement se sentir à l’aise avec l’envahisseur. À ce moment même du premier contact, Gurlick eut conscience chez l’Autre de la vieille réaction habituelle de tous ceux qui le rencontraient pour la première fois – un étonnement dégoûté, une vague d’incrédulité, de contrariété et de désagrément naissant.

— Et alors qu’est-ce que tu veux ?

La Méduse lui dit ce qu’elle voulait, surprise comme quelqu’un qui explique l’évidence la plus complète, la plus absolue, et elle n’obtint rien de Gurlick. Il y eut un moment de stupéfaction, puis une réitération énergique de la demande.

Et Gurlick ne comprit toujours pas.