18

 

Sharon Brevix, blottie dans un endroit sec du lit pierreux d’un ruisseau, était mourante. C’était la seconde nuit, et elle n’était pas arrivée à la mer ou à une ville, et n’avait rencontré personne. Billy lui avait dit que les gens égarés n’avaient qu’à trouver une rivière, la suivre dans le sens du courant et que tout allait bien, parce que toutes les rivières vont à la mer et que là, on trouve toujours une ville et des gens. Elle était partie en suivant le courant dès qu’il avait fait jour, le premier matin. Il ne lui était pas venu l’idée de rester là où elle était jusqu’à ce qu’elle entende une auto, puisqu’elle devait être encore près de la route, et qu’une auto passerait certainement à un moment ou l’autre. Elle ne réfléchit pas, lorsqu’elle eut suivi la rivière pendant une heure et que celle-ci ne l’eut pas ramenée à la route, que, par conséquent, elle devait l’en éloigner.

Sharon n’avait, après tout, que quatre ans.

Vers 10 heures du matin, elle eut très faim et à midi, ce fut affreux. Elle pleura et s’arrêta un instant pour sangloter, mais au bout d’un moment, elle se releva et continua son chemin. La mer ne pouvait plus être terriblement loin, après que quelqu’un ait tellement marché (elle était encore à plus de mille neuf cents kilomètres, mais Sharon ne pouvait pas le savoir). Dans l’après-midi, elle avait un peu dormi et quand elle s’était réveillée, elle avait trouvé-des framboises sauvages dans un buisson. Elle avait mangé toutes celles qu’elle avait pu cueillir jusqu’à ce qu’elle fût piquée par une guêpe et qu’elle s’enfuit en hurlant. Elle retrouva son petit ruisseau et continua de marcher tant qu’il fit jour.

Maintenant, il était très tard et elle était mourante. Elle se sentait mieux qu’avant parce qu’elle ne sentait à peu près plus rien, sauf qu’elle avait faim. La faim n’avait pas diminué avec ses autres sensations mais elle avait l’avantage de les étouffer. La peur et le froid et même la solitude étaient aussi peu perceptibles en présence de cette faim aveuglante que les étoiles en plein midi. Dans l’énervement de la préparation des bagages et pendant les deux jours de voyage, elle avait peu mangé, et elle avait plutôt moins de réserves que la plupart des enfants de quatre ans, ce qui était déjà bien peu.

Il était plus de minuit et, de son sommeil agité, elle était passée depuis longtemps à un état plus inquiétant et plus dangereux. Ses membres engourdis ne la fourmillaient plus et la fraîcheur de l’air ne lui donnait plus de frissons. Elle dormait pelotonnée, le dos et le côté appuyés contre une encoignure de rochers. Au bout d’un certain temps, elle allait tomber, trop faible probablement pour faire le moindre mouvement sauf quelques petits soubresauts. Pourtant…

Elle entendit un bruit, leva la tête. Elle vit ce qu’elle prit d’abord pour un ornement d’arbre de Noël, une boule d’argent avec des pendeloques au-dessous, qui flottait dans l’air à quelques centimètres de son nez. Elle cligna des yeux et cela se transforma en quelque chose de beaucoup plus gros, beaucoup plus éloigné qui descendait du ciel nocturne. Elle entendit un mugissement furieux, regarda un peu plus haut et put reconnaître les feux de position d’un petit avion qui piquait à mort hors de la couche de nuages élevés.

Sharon se dressa sur ses pieds, s’accrochant au rocher pour se tenir debout tandis que son sang glacé se remettait à circuler. Elle vit le globe prêt à se poser sur un endroit dégagé au sommet d’une colline à trois ou quatre kilomètres. Elle vit l’avion venir le frapper de plein fouet alors qu’il était encore à une dizaine de mètres du sol, puis l’avion, le globe et ce qu’il portait ne furent plus qu’un amas enchevêtré de débris qui flambaient sur la colline. Elle regarda jusqu’à ce que le feu mourût puis elle se coucha sur le sol pour achever à son tour de mourir.