7

 

Gurlick enfonça sa tête dans ses épaules et s’en alla d’un pas traînant.

— Je trouverai, promit-il en marmottant. Dis-moi simplement ce que tu veux et je trouverai ça pour toi. Ensuite, mon gars, fais gaffe.

Au coin de la rue, étalé sur les marches d’une boutique de confiserie abandonnée, il rencontra ce que, à première vue, on aurait pris pour un paquet de chiffons malodorants. Il allait passer quand il s’arrêta. Ou fut arrêté.

— Ce n’est que Freddy, dit-il dégoûté. Il ne sait quasiment rien.

— T’as pas une p’tite pièce, p’tit père ? demanda le paquet, qui remua un peu et tendit une main sale au bout d’un poignet invraisemblablement maigre.

— Oui, bien sûr que j’ai dit que quelqu’un devait savoir, grogna Gurlick, mais pas lui, bon Dieu !

— T’as pas une p’tite pièce, p’tit père ? Oh… c’est Danny. T’as pas une p’tite pièce sur toi, Danny ?

— Ça va, ça va. Je vais lui demander ! dit Gurlick furieux. (Et il se tourna enfin vers Freddy :) Ta gueule, Freddy. Tu sais bien que je n’ai pas un rond. Écoute, je vais te demander quelque chose : comment pourrions-nous réunifier tout le monde de nouveau ?

Freddy fit un effort qu’il n’avait apparemment pas considéré utile de faire jusque-là. Il cligna des yeux pour mieux voir.

— Qui… toi et moi ? Qu’est-ce que tu veux dire, réunifier ?

— Je te l’avais dit ! s’écria Gurlick, ne s’adressant pas à Freddy. (Puis sous l’aiguillon de la menace et de la promesse mêlées, il grogna d’exaspération et dit :) Dis-moi simplement si on peut le faire, ou pas, Freddy.

— Qu’est-ce que t’as, Danny ?

— Tu vas me le dire, oui ou non ?

Freddy eut un pâle battement de paupières et sembla sur le point de faire un effort mental.

— J’ai froid, dit-il enfin. Il y a des années que j’ai froid. T’as pas de quoi boire un coup, sur toi, Danny ?

Il n’y avait personne aux alentours ; Gurlick lui lança un coup de pied.

— Abruti, dit-il.

Il renfonça sa tête dans ses épaules et reprit sa marche traînante. Freddy le considéra un moment, jusqu’à ce qu’il ne put plus tenir ouvertes ses paupières trop lourdes.

Deux blocs de maisons plus loin, Gurlick aperçut quelqu’un d’autre et essaya immédiatement de changer de trottoir. Il n’en eut pas la permission.

— Non, implora-t-il, non, non et non, on ne peut pas demander ça à tous ceux qu’on rencontre, comprends-le.

Quoi que ce soit qui lui fût répondu, fût exprimé en termes sans équivoque, car il geignit.

— Tu vas me foutre dans de gros emmerdements, tu vas voir.

Il fallait qu’il demande, et il demanda. La femme du plombier qui le dominait d’une tête et était deux fois plus lourde que lui, cessa de balayer son perron quand elle vit qu’il s’approchait, traînant les pieds, la tête toujours enfoncée mais le regard levé, et que de toute évidence, il n’allait pas filer sans s’arrêter comme lui et ceux de son espèce le faisaient habituellement.

Il s’arrêta devant elle en la regardant. Elle l’aurait dominé même s’il était monté sur une caisse à savon ; dans le cas présent, il était sur le trottoir et elle, sur la seconde marche de son perron. Il la considéra comme un cousin de la campagne examine un monument. Elle abaissa les yeux sur lui, avec l’intérêt écœuré d’un témoin devant un accident d’automobile.

Il humecta ses lèvres, et un instant, les garda fermées. Puis il porta la main à sa tête, leva péniblement les yeux. Sa main retomba ; il considéra de nouveau la femme et prononça d’une voix enrouée :

— Comment pourrions-nous nous réunifier de nouveau ?

Elle continua de le regarder, sans expression, fixement. Puis avec un mouvement et une sonorité aussi brutales qu’une coupure dans un film, elle rejeta la tête en arrière et pouffa de rire. Il sembla se passer un long moment avant que l’immense capacité de ses poumons fut épuisée par ce premier grand éclat de rire, mais lorsque ce fut terminé, sa tête revint en avant, ce qui ne servit qu’à lui procurer une autre brève vision du visage sale et anxieux de Gurlick, et à déclencher un autre accès de fou rire.

Elle riait encore quand Gurlick la quitta et se dirigea vers le parc, en maudissant mollement cette femme et toutes les femmes, et tous leurs maris, et tous leurs aïeux.

Dans le parc, le printemps naissant, avait fait venir de l’herbe menue, des bourgeons, des chiens, des enfants et des gens âgés ainsi qu’un marchand de glaces optimiste. Tout cela aurait été paisible si ce n’avait été un petit nombre d’adolescents qui avaient trouvé le parc, par un temps pareil, plus agréable que l’école, et ce furent trois d’entre eux qui assaillirent l’irrésolution de Gurlick alors qu’il était à peine entré dans le parc, et essayait de trouver un moyen commode de faire taire la demande qui était dans sa tête.

— Vise un peu le type ! dit l’un d’eux dont le blouson était marqué « Héros » dans le dos.

Un autre ajouta « Tout le monde sur or… bite ! » et les trois se mirent à tourbillonner autour de Gurlick en gesticulant comme des Peaux-Rouges de cinéma et en poussant des « bip-bip ! bip-bip ! » aigus de satellite.

Gurlick se tourna pendant un moment d’un côté et de l’autre comme une girouette dans le vent, essayant de démêler ce qu’ils voulaient :

— Foutez-moi le camp de là ! gronda-t-il.

— Bip-bip ! fit l’un des satellites. Préparez-vous pour la ren… trée !

Le tourbillon s’accéléra tandis que les orbites se resserraient, virevoltant autour de lui en un brouillard hurlant et, au signal : « Fin de com… bustion ! » ils stoppèrent brusquement, celui qui était derrière Gurlick, se laissa tomber à quatre pattes et les deux autres poussèrent. Gurlick chut à terre avec un bruit sourd, à plat sur le dos, les bras et les jambes en l’air. Parmi les spectateurs de la scène, une femme cria avec indignation, un vieillard ouvrit la bouche mais le reste des gens, tous les autres s’esclaffèrent.

— Foutez-moi le camp de là, hoqueta Gurlick en essayant de se redresser.

L’un des garçons l’aida, avec sollicitude, à se remettre sur pied, en disant à un autre : « Voyons, Rocky, t’aurais pas dû faire ça. T’aurais pas dû. » Lorsque Gurlick, branlant, fut debout et le « Héros » de nouveau à quatre pattes derrière lui, celui qui l’avait aidé, lui donna une autre poussée et Gurlick s’effondra de nouveau. Gurlick, abandonnant maintenant ses prétentions sourdes de menace et de contre-attaque, resta étendu, gémissant, sans essayer de se lever. Tous les gens riaient, et riaient sauf deux, qui ne firent rien. Sinon d’aller voir de plus près, ce qui provoqua encore plus de rires.

— Patrouille de l’Espace ! Patrouille de l’Espace ! hurlait Rocky en désignant un uniforme bleu qui s’approchait. À 4 heures !

— Vitesse d’é… vasion ! aboya l’un des autres et dans un concert de bip-bips aigus, ils zigzaguèrent dans la foule et disparurent.

— Salauds, enfants de salauds. Je les massacrerai ces enfants de salauds, râlait Gurlick.

— Ça va. Ça va ! Circulez… Allez, circulez, dit l’agent.

Le rassemblement se dispersa immédiatement devant lui et circula juste assez pour refermer le cercle derrière lui, tendant le cou, dans l’attente d’une autre rigolade… Le rire donne bonne conscience aux gens.

L’agent trouva Gurlick à quatre pattes et, d’une secousse, le remit sur pied, beaucoup plus brutalement que Rocky l’avait fait.

— Alors, toi, qu’est-ce que tu as ?

La dame indignée s’avança, et parla de voyous.

— Oh, dit l’agent, c’est toi, le voyou ?

— Enfants de salauds, hoqueta Gurlick.

L’agent fit taire la dame indignée au beau milieu de ses protestations.

— C’est bon, dit-il ironiquement, ne vous excitez pas, madame, je vais m’en occuper. Qu’as-tu à dire là-dessus, toi ? demanda-t-il à Gurlick.

Gurlick, à demi tenu en l’air par la main dure du policier, gémit et porta ses mains à sa tête. Soudain, plus rien autour de lui, ni bruit ni visage ne l’assaillit autant que cette demande insistante qui était en lui.

— Je m’en fous qu’il y ait un tas de monde, ne m’oblige pas à le demander maintenant !

— Qu’est-ce que tu dis ? questionna l’agent, sans douceur.

— Ça va ! Ça va ! lança Gurlick à la Méduse, et à l’agent. Tout ce que je veux, c’est qu’on me dise comment nous pourrions nous réunifier de nouveau.

— Quoi ?

— Nous tous, dit Gurlick. Tout le monde sur la terre.

— Il veut parler de la paix universelle, dit la dame indignée.

Il y eut des rires. Quelqu’un expliqua à quelqu’un d’autre que ce clochard avait peur du communisme. Une autre personne entendit cela et expliqua à celui qui était derrière elle que Gurlick était un communiste. L’agent entendit une partie de ce qu’elle disait et secoua Gurlick.

— Ne continue pas à blablater par ici, sinon je te colle en taule. T’as compris ?

Gurlick renifla et marmotta :

— Oui, m’sieu, bien, m’sieu.

Il se fit tout petit, et fila sans demander son reste.

— Allons, circulez. Le cirque est terminé, allons, circulez…

Lorsqu’il le put, Gurlick se mit à courir. Il était déjà à bout de souffle avant de commencer, il ne put guère courir que jusqu’à la grille du parc. Chancelant, il s’y accota pour reprendre, en geignant, sa respiration. Il se mit les mains sur la figure, essayant de repousser avec ses doigts cette chose qui était en lui. La bouche ouverte, il haletait bruyamment, à demi asphyxié, en s’apitoyant sur lui-même. Une main se posa sur son épaule et il sursauta violemment.

— Ne vous inquiétez pas, dit la dame indignée. Je voulais simplement que vous sachiez que tout le monde, sur cette terre, n’est pas cruel et méchant et… et… méchant et cruel.

Gurlick la regarda, remuant la bouche. Elle était dans la cinquantaine, les épaules un peu voûtées, elle portait des lunettes et elle parlait d’un ton convaincu.

— Continuez à penser à la paix universelle et à en parler.

Il était encore incapable de prononcer un mot. Il avalait de l’air par à-coups ; on aurait dit qu’il sanglotait.

— Mon pauvre garçon…

Elle fouilla un sac en cuir verni aux coins fatigués et trouva une pièce. Elle la prit, soupira comme s’il s’agissait d’un bijou de famille et la lui tendit. Il la prit sans voir et la mit dans sa poche. Sans la remercier.

— Vous le savez ? demanda-t-il. (Il appuya les mains sur ses tempes de ce geste instinctif qu’il venait d’acquérir.) Il faut que je trouve comment, vous voyez ! Il faut.

— Trouver comment quoi ?

— Comment les gens pourraient se réunifier de nouveau.

— Oh, fit-elle. Oh, mon Dieu. (Elle tourna et retourna l’idée dans sa tête.) Je crains bien de ne pas comprendre ce que vous voulez dire.

— Tu vois ? informa-t-il, torturé, son tourmenteur intérieur, y a personne qui sait… personne !

— Je vous en prie, expliquez-moi un peu, dit la femme. Peut-être y a-t-il quelqu’un qui peut vous aider, si moi, je ne le peux pas.

— Il s’agit du cerveau des gens, dit Gurlick sans espoir, vous voyez ce que je veux dire : comment faire pour que tous les cerveaux fonctionnent de nouveau à l’unisson…

— Oh, mon pauvre garçon…

Elle le regarda apitoyée, évidemment certaine que son cerveau à lui avait véritablement besoin d’être remis en état. Bon, au moins il s’en rend compte, ce qui n’est pas le cas de la plupart d’entre nous.

— Je sais ! s’écria-t-elle. Le Dr Langley est l’homme qu’il vous faut. Je fais le ménage chez lui une fois par semaine et, croyez-moi, si vous voulez rencontrer quelqu’un qui connaisse le cerveau, c’est bien lui. Il a une machine qui trace des lignes tremblotées, et il peut les lire et dire ce que vous pensez.

La vague image que Gurlick se faisait d’un tel appareil, jaillit vers les étoiles où elle eut un effet électrisant.

— Où est-elle ?

— La machine ?… Dans son cabinet. Il vous l’expliquera, c’est un homme si gentil. Il m’a tout expliqué sur elle mais je crois que je n’ai pas tout à fait bien…

— Où est-elle ? glapit Gurlick.

— Mais… dans son cabinet… Oh, vous voulez dire où. Eh bien, c’est au 13 Deak Street, au second, regardez, vous pouvez presque l’apercevoir d’ici. Là-bas, juste où est la maison avec le…

Sans un autre mot, Gurlick rentra le menton, arrondit les épaules et fila.

— Oh, mon Dieu, murmura la femme, tracassée. J’espère qu’il n’importunera pas trop le Dr Langley. Mais non, il ne le fera pas, il aime trop la paix.

Elle laissa là sa bonne action et s’en alla chez elle.

Gurlick n’importuna pas longtemps le Dr Langley et il lui apporta vraiment la paix.