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Mbala se faufilait, terrifié, dans la nuit. La nuit était faite pour dormir, pour somnoler dans le kraal avec une de ses femmes qui ronflotte sur le sol et les chèvres qui remuent et mâchonnent près de la porte. Alors, la jungle pouvait murmurer et crier, hurler, résonner, et retomber dans le silence, bruire et mugir et rugir ; tout cela était normal. Elle était pleine de démons, comme tout le monde le savait et cela aussi, c’était normal. Ils ne venaient jamais dans le kraal et Mbala n’allait jamais dans le noir. Pas jusqu’à maintenant.

Je marche sur la tête, se disait-il. C’étaient les démons qui en étaient cause. Sa tête avait oublié comment voir et ses yeux s’écarquillaient dans l’obscurité. Mais ses pieds connaissaient la piste, chacune de ses pierres, de ses racines. Il marchait de côté parce que, d’une manière ou d’une autre, ses pieds voyaient mieux de cette façon, et que sa sagaie pointée – contre quoi ? – était mieux prête à servir.

Sa sagaie, tachée de sang, honorable, dont le fer avait maintenant la moitié de la longueur… Il se souvenait du jour où il était devenu un homme et s’était tenu raide comme un piquet pour la recevoir, encore tout sanglant de la cérémonie, malade des drogues qu’on lui avait fait ingurgiter et qui, tout en lui gonflant l’estomac, ne faisaient rien pour tuer les fourmis rouges de la faim qui grouillaient en lui, dévorantes. Il n’avait pas dormi de deux nuits et un jour, il n’avait pas mangé de près d’une semaine, et pourtant, il ne pouvait se souvenir de ces sensations, que comme des faits détachés, comme des parties d’une histoire racontée de quelqu’un d’autre. La seule chose qu’il ressentit, nette et claire, c’était son orgueil lorsqu’on lui avait mis sa sagaie dans la main et qu’on l’avait déclaré un homme. Sa mince petite sagaie, avec sa minuscule pointe aiguë, sa longue hampe sans marque. Il y pensait maintenant avec le même petit sursaut de fierté que cela lui procurait toujours. Mais cette fois, une inquiétude s’y mêlait et une sourde horreur primitive ; car si l’arme brandie obliquement près de son cou, était maintenant d’acier lourd, et superbement ouvragée, elle était inutile… inutile… et il était moins un homme, que ce jeune guerrier avec son bâton au bout pointu, il était moins un homme que l’était un gosse. Dans le monde des hommes, la sagaie n’était jamais inutile. Elle pouvait être utilisée bien ou mal, c’était tout. Mais ici, c’était le monde des démons et la sagaie n’y avait ni place ni objet, sauf de réconforter sa main entraînée et les muscles tendus de son épaule et de son dos. Ce n’était qu’un mince réconfort et de plus en plus mince d’instant en instant, à mesure qu’il réalisait son inutilité. Sa qualité d’homme en devenait même une plaisanterie comme dans le cas du vieux Nugubwa qui avait eu l’avant-bras coupé au cours d’une expédition ; il n’en était pas mort mais s’en était remis, et il emportait toujours avec lui son tronçon de membre, dont il ne restait plus qu’une sorte de fagot de bois tordu et blanchi.

Un démon lança un cri perçant tout près de son oreille et s’enfuit jacassant dans l’obscurité ; l’épouvante saisit Mbala comme un flamboiement de lumière blanche en plein visage, et pendant de longues secondes, la nuit fut emplie d’éclairs flottants, à l’intérieur de ses yeux. En plein jour, ce cri et cette galopade n’auraient signifié que la fuite d’un singe, mais là, dans le noir, elle signifiait qu’un démon avait pris l’apparence d’un singe. Et cela brisa son courage.

Mbala se figea sur place, dans l’attitude de sa frayeur, un genou à terre, le corps arqué en arrière et sur le côté, la tête levée, la sagaie prête à être lancée vers la source de sa terreur. Puis…

Il s’affaissa, secoua stupidement la tête, et se remit sur ses pieds comme un vieillard, les deux mains sur la hampe de sa lance appuyée sur le sol. Il se remit à marcher péniblement ; il n’était plus tendu sur ses orteils, ni en alerte, et ne se faufilait plus de côté, il marchait les pieds plats et traînait sa sagaie derrière lui comme un enfant traîne un bâton. Ses yeux avaient cessé de le servir, il les ferma. Ses pieds connaissaient le chemin. À côté de lui, quelque chose hurla et mourut, il passa comme s’il n’avait rien entendu. Il réalisait obscurément qu’il avait en quelque sorte dépassé la terreur. Ce n’était pas un genre de courage. C’était plutôt une sorte de torpeur stupide qui l’accompagnait, comme une escorte, une garde et un rempart contre tout. En réalité, c’était un rempart contre rien et un moucheron ou un mille-pattes l’aurait renversé avec autant d’aisance qu’un lion. Mais plongé dans cette torpeur, Mbala ne pouvait pas le savoir et il y trouvait une vague satisfaction. Il poursuivit son chemin vers son champ de patates douces.

Pour un homme comme Mbala, ce champ était bien plus qu’un jardin potager. C’était sa fortune, son honneur. Ses femmes le cultivaient. Quand la récolte était bonne, que les ventres des siens étaient pleins, il pouvait mettre le surplus en tas près de sa porte, s’asseoir pour le contempler et accepter la compagnie d’autres hommes moins fortunés qui viendraient pour bavarder et parler de tout sauf de patates douces, alors qu’une salive d’envie leur coulerait sur le menton, jusqu’à ce que, enfin, il daigne leur en donner une ou deux et les renvoyer chantant ses louanges. Ou peut-être ne leur donnerait-il rien, et, à la fin, ils s’en iraient, et il pourrait sentir les malédictions amères, dissimulées sous les sombres replis de leurs faces impassibles, en sachant qu’ils pouvaient sentir le rire caché sous la sienne.

La loi tribale, qui protégeait le champ de patates douces d’un homme, était spécifique, horrifiante dans ses pénalités, et les tabous étaient puissants. On croyait que si un homme défrichait un champ et le léguait à son fils, l’esprit du père restait là pour veiller sur le champ. Mais si un tabou quelconque était enfreint, même par ignorance, un démon chasserait l’esprit gardien et prendrait sa place. Alors, ce serait le temps où le champ ne produirait pas, où les vers et les larves attaqueraient, où l’éléphant abattrait les épineux et où les patates douces mûres se mettraient à disparaître la nuit. Évidemment, personne d’autre qu’un démon ne pouvait voler des patates douces la nuit.

Et c’était ainsi qu’un malheur toujours plus grand s’amassait sur le malheur. Un homme qui perdait ses patates douces la nuit était à éviter jusqu’à ce qu’il se soit purifié et ait apaisé l’être offensé. Aussi lorsque Mbala commença à perdre des patates douces, la nuit, il consulta le sorcier. Celui-ci, pour un prix considérable – trois anneaux de chaîne de bronze et deux chèvres –, tua un oiseau et un chevreau et fit beaucoup de choses marmottées avec des fumées puantes, des potions amères et des crachats vers les différents vents. Après quoi, il remisa tout son attirail et s’accroupit, les fesses sur ses talons, pour méditer et finalement, il informa Mbala qu’aucun démon n’était offensé, mais peut-être l’ombre de son père, qui devait être furieux de son impuissance à garder les patates douces contre non pas un démon mais un homme. Et cet homme devait être exorcisé non par des armes de démon mais par des armes d’homme. Lorsque cela se sut, Mbala se fit grandement moquer de liai par Nuyu, le fils cadet de son oncle. Nuyu avait voyagé loin vers l’Orient et avait siégé dans le comptoir d’un trafiquant arabe. Il avait vu bien des merveilles et était revenu avec beaucoup moins du respect que l’on doit en avoir pour les anciennes coutumes. Et Nuyu déclara avec de bruyants éclats de rire qu’un homme était vraiment bête de payer un sorcier pour que celui-ci lui dise que, à son avis, un sorcier ne pouvait lui être d’aucun secours. Il ajouta que lui, Nuyu, aurait pu lui dire la même chose pour le tiers du prix, et que n’importe quel enfant normal le lui aurait dit pour rien. Les autres n’éclatèrent pas de rire comme Nuyu – n’osèrent pas – mais Mbala sentit bien ce qui se passait derrière leurs mines.

Bien, si un homme volait ses patates douces, la nuit, il fallait qu’il traque cet homme, la nuit. Il ne réussit absolument pas à rassembler un groupe de chasseurs, car même s’ils partageaient tous l’opinion du sorcier, marcher dans la nuit et se mêler d’affaires de démons – même d’hommes jouant le rôle de démons – n’étaient pas des bagatelles. Il fut décidé, après beaucoup de paroles, que cet exorcisme vaudrait de grands honneurs à celui qui serait assez brave pour l’entreprendre, aussi tous les chasseurs du groupe espéré se retirèrent gracieusement et laissèrent généreusement l’acquisition de ces honneurs à Mbala, celui qui était lésé. Mbala se trouva ainsi contraint non seulement d’y aller, mais aussi de remercier gravement chacun de ses amis et parents guerriers de lui en laisser l’occasion. Il le fit avec quelque difficulté, se prépara pour le combat et fut escorté jusqu’au bord de la jungle, le soir, par tous les guerriers du kraal, tandis que leurs épouses restaient à l’écart et pleuraient. Il passa les trois premières nuits blotti, terrorisé, sur la plus haute fourche de branches solides qu’il put trouver dans le premier arbre qui fut hors de vue du kraal, où il revint chaque jour s’asseoir avec une mine si féroce que nul n’osa rien lui demander. Il les laissa croire qu’il était allé chaque nuit à son champ. Ou il espéra qu’ils le croyaient. Le quatrième matin, il descendit de son arbre pour se trouver en face du visage hilare de son cousin Nuyu qui agita sa sagaie et s’éloigna en riant. C’est ainsi que, enfin, Mbala dut entreprendre sérieusement sa chasse. Et ce fut la nuit durant laquelle les démons lui firent une peur qui finalement le plongea dans une torpeur d’une stupidité insondable.

Il atteignit son champ au plus noir de la nuit et se glissa à travers les épineux à petits pas irréguliers dignes d’un danseur moderne bien entraîné. Au plus épais du buisson qui entourait ses patates douces – un buisson que les siens appelaient makuyu et d’autres, vesce astragale – il s’accroupit les mains posées sur sa sagaie dressée et le menton sur les avant-bras. Il était donc là, splendide. La mauvaise chance, le vol, la honte et la stupidité l’avaient amené à cette extrémité et maintenant quoi ? Homme ou démon, si le voleur venait, il ne le verrait pas.

Il somnolait, attendant que le ciel s’éclaircisse un peu, à l’aguet d’un bruit suspect, de n’importe quoi qui lui donnerait une idée de la conduite à tenir ensuite. Il espérait que les démons ne pouvaient pas le voir là, blotti dans la vesce, bien qu’il sût très bien qu’ils pouvaient le voir. Il était dépouillé de toute foi et de tout courage, il était sans aucune ressource et cela lui était égal. Son impuissance ordonnait ce nouveau trait de stupidité. Il s’y réfugiait, vulnérable à tout mais heureux de ne pas voir comment en sortir. Il s’endormit.

Ses doigts glissèrent sur la hampe de la sagaie. Il s’éveilla en sursaut, risqua un regard inquiet alentour, bâilla et posa l’arme sur ses pieds. Il appuya son large menton sur ses genoux osseux relevés et se rendormit.