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Pleine d’étonnement, la ruche humaine se contempla et contempla ses œuvres, ses gains, ses pertes et sa nature nouvelle.

D’abord, il y avait Intercommunication, une chose si énorme, si différente, que peu de cerveaux auraient pu l’imaginer auparavant. Aucune analogie ne pouvait suffire, aucun concept de liaisons téléphoniques indéfinies, ni de récepteurs toutes ondes ne pouvait donner la moindre idée de la nature de cette gigantesque perception. La décrire dans toute sa complexité serait aussi impossible – et aussi absurde – que de tenter de décrire une fine dentelle par la description de chacun de ses fils. C’était plutôt un tissu. Votre mémoire, celle des autres, la sienne et la sienne ou encore la sienne à elle par-delà l’horizon, tous vos souvenirs sont miens. Plus encore : votre orientation personnelle dans le cadre de vos propres expériences, votre moi-dans-le-passé, sont également miens. Plus encore : vos talents restent les vôtres (la grande musique est-elle amoindrie d’être partagée ?) mais votre sensibilité à l’égard de votre préférence personnelle est mienne maintenant, et votre orgueil de votre excellence est mien maintenant. Plus encore : bien que lié à l’ensemble du genre humain, comme jamais auparavant, je suis comme je n’ai jamais été auparavant. Lorsque le genre humain exige des choses de moi, je suis totalement voué à ses buts. En dehors de cela, dans les vastes, très vastes limites des meilleurs intérêts du genre humain, je dispose comme jamais auparavant de mon libre arbitre ; je suis moi à un plus haut degré et avec moins d’entraves venant du dedans ou du dehors, qu’il n’était possible auparavant. Car sont disparues, complètement disparues, les nuées de maux et de démons de la personne humaine, qui, en d’étranges combinaisons, nous infestaient tous autrefois : le démon Ils-ne-veulent-pas-de-moi, le démon Supposez-qu’ils-découvrent, les démons jumeaux Ils-me-mentent et Ils-essaient-de-me-tromper ; disparus aussi J’ai-peur-d’essaver et Ils-ne-me-le-permettront-pas, et Je-ne-pourrais-pas-être-aimé-s’ils-savaient.

Et avec les démons grands et petits, d’autres choses ont disparu, des choses considérées à travers toute l’histoire humaine comme des clés fondamentales, thématiques de la structure des vies et des cultures. Or, si une chose réelle, un rocher, un arbre ou un peu d’eau disparaît, cela produit un bruit de tonnerre et du vent et d’autres manifestations violentes, selon la forme qu’avait la masse disparue. Ou si un grand homme disparaît, cela produit une formidable confusion dans la ruée pour combler le vide de ses fonctions. Mais les choses qui disparaissent maintenant, démontraient leur irréalité par le silence imperturbable dans lequel elles disparaissaient. L’argent. Le sentiment de propriété. Le patriotisme chauvin, les impôts, les taxes, les bornes et les frontières, les profits et pertes, la haine et la méfiance des humains par des humains, et le langage lui-même (sauf en tant que partie d’un art) avec toutes les difficultés de communication entre les différentes langues et en elles-mêmes.

En bref, il fut brusquement possible au genre humain de vivre avec lui-même et s’en bien porter. Disparue, cette glande malsaine de l’humanité dont les sécrétions (appelées de tous les noms depuis la perversité jusqu’au péché originel) avaient empoisonné son organisme depuis sa naissance, déformant des instincts normaux comme la lutte pour la vie ou l’amour, en âpreté au gain et en luxure, transformant la Réussite (« J’ai bâti ») en Rang social (« J’ai du pouvoir »).

Voilà pour le nouvel état d’être de l’humanité ; quant à ses capacités, elles avaient des fondements simples, directs. Il y a toujours beaucoup de manières de faire quelque chose mais une seule d’entre elles est réellement la meilleure. Laquelle est la meilleure, c’est de là que partent toutes les discussions sur la production de quelque chose, de là que se créent les divisions parmi les novateurs, et c’est là le principal ennemi de la célérité et de l’efficacité. Mais lorsque l’humanité fut devenue une ruche, et qu’elle eut besoin de quelque chose – comme par exemple d’adapter le rapide missile chasseur Hawk à la fusée porteuse géante Atlas –, le dispositif fut réalisé sans considération d’amour-propre ou de profit, sans gestes inutiles, et sans qu’il y ait de frictions entre les personnes. La décision fut prise, le travail fut fait. Dans ces premiers moments exaltants, tout ce dont on pouvait disposer, n’importe quoi, était utilisé, mais avec précision. Plus tard (en minutes), on employa moins de moyens de fortune ingénieux, des outils plus parfaits furent fabriqués à partir des matériaux à portée de la main. Et plus tard encore (en heures), on fut en pleine production de nouveaux modèles. L’humanité utilisait maintenant l’outil exact qu’il fallait pour les tâches qu’elle avait à exécuter…

Et, à l’intérieur de l’ensemble, chaque individu s’épanouissait, découvrant des libertés d’être, d’agir, de s’enrichir l’esprit et de prendre du plaisir comme jamais auparavant. Quelles étaient les choses que Dimity (ou Salomé ?) Carmichael avait toujours désirées, toujours eu envie de faire ? Elle pouvait les faire maintenant. Un jeune Italien, Guido, bourré de talent, attendait l’arrivée du plus grand violoniste vivant qui venait de derrière un rideau de fer maintenant écroulé ; ils vivraient et travailleraient désormais ensemble. Les parents d’un petit garçon difficile, nommé Henry, réfléchissaient, comme le monde entier réfléchissait, à ce qui lui était arrivé et pourquoi, et comment il serait totalement impossible qu’une telle chose se reproduise jamais. Sans doute fallait-il parfois un sacrifice, même à présent, mais plus jamais un sacrifice inutile. Tout le monde savait maintenant, comme si c’était un souvenir personnel, combien Henry avait ardemment désiré vivre dans cette atroce explosion de douleur qui l’avait fait disparaître. Toute la Terre partageait les deux genres d’expérience religieuse découverts par les Africains Mbala et Nuyu, dans lesquels l’un avait été confirmé dans sa foi et l’autre l’avait trouvée. Ce qui, spécifiquement, les avaient amenés à cela, n’était qu’un détail insignifiant ; le fait de leur croyance était la chose importante à partager, car il est dans la nature la plus noble de l’humanité d’avoir un culte religieux, même-si elle lutte contre cette tendance comme parfois elle peut le faire. L’univers étant ce qu’il est, il y a toujours plus ultra, plus ultra, des forces et des enchaînements au-delà de la compréhension, et d’autres encore au-delà de ceux-là lorsque l’on est parvenu à les comprendre. C’est de cet au-delà que vient l’appel auquel la foi est la réponse naturelle, et vers lequel le culte religieux ouvre la voie naturelle.

Telle fut l’humanité lorsqu’elle devint une ruche, une magnifique entité, équilibrée, admirable, et merveilleusement vivante. Dommage, dans un sens, qu’une telle œuvre d’art, qu’une indépendance aussi absolue ne dût exister sous cette forme qu’un temps si bref…