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Je suis Guido, je chemine par les petites rues écartées et les ruelles sombres qui mènent hors de la ville, vers un endroit où cette éblouissante merveille de violon pourra se révéler en moi. Aucun être humain ne m’entendra en tirer un grincement ou je le tuerai pour cela. Je tuerai quiconque y touchera ou tentera de me le prendre. Cette ville ne connaîtra ni ne verra plus Guido et elle devra se passer un moment de ses petites protestations contre la musique. Contre la musique… Écoutez, quelqu’un chante sous le mince croissant de lune, très loin, un peu ivre… Non, mon Dieu, ce n’est que le coup de sifflet du changement d’équipe à l’usine d’automobiles. Maintenant attendez, attendez, arrêtez-vous et écoutez…

Je m’arrête et je regarde en bas de la colline, à travers la vallée, vers l’autre colline et j’écoute comme je n’ai jamais écouté auparavant et je fais une grande découverte, l’une de ces énormités que l’on finit par savoir tout en sachant que d’autres les ont toujours sues. Combien, combien de fois ai-je entendu quelqu’un dire le vent chante dans les fils télégraphique, le bruit musical d’une cascade, un rire mélodieux. Mais en luttant contre la musique au cours de toutes ces années, je l’avais oublié. Je ne voulais pas me laisser entendre ces mots, ni la musique qu’ils décrivent.

Je l’entends maintenant, parce que, à cause de ce violon, quelque chose m’est arrivé. J’entends la ville fredonner quand elle dort, j’entends une musique qui pleurerait doucement parmi ces collines si la ville n’avait jamais existé et qui pleurera ici quand elle aura disparu.

C’est comme si j’avais de nouvelles oreilles, avec un cerveau et un cœur neufs. Et je pense, dans le petit matin, que lorsque ce monde s’éveillera, j’entendrai, oh, j’entendrai… j’en perds même l’idée tellement elle est énorme, en pensant à ce que je vais entendre désormais.

Je vais vers ma cachette, le studio de Guido, me dis-je en riant. Quand on a construit la nouvelle route qui entre dans la ville, on a coupé l’extrémité d’une petite rue étroite, tortueuse qui escaladait la colline. Tout en haut, se trouvaient deux petites maisons bâties comme on le fait dans la campagne italienne, quatre murs de pierre au carré qu’on remplit de terre, sur laquelle on pose une voûte de plâtre à quatre pans, et on enlève la terre quand le plâtre a durci. Ces petites maisons peuvent durer mille ans. Les deux que je connais ont été ensevelies sous le remblai de la nouvelle route, à l’endroit où, par des ponts et des virages, elle arrive près du sommet de la colline en venant de celle d’en face. J’ai découvert ces maisons, un jour que j’avais échappé aux mains des policiers. J’avais sauté de leur voiture sur la route, et en dévalant le remblai, j’ai enfoncé une jambe dans un trou, c’était une fenêtre. La seconde maison est derrière la première, complètement ensevelie, mais il y a une porte entre les deux. Deux pièces dans un flanc de colline et personne ne le sait que Guido.

Je marche sur la route, là où elle décrit une longue courbe pour arriver au sommet ; je regarde la ville et je l’écoute fredonner, et j’écoute aussi cette autre musique qui se jouera, qu’il y ait une ville ou non, et tout cela est pour moi, Guido. Il y a pourtant une chose qui n’a pas changé : le monde a toujours été contre Guido, ou Guido contre le monde ; tout a tourné autour de Guido comme centre. Cela continue, mais en tournant, cela fait de la musique. J’en ris tandis que j’attends en haut de la côte, un trou dans la circulation ; toujours prudent ; je ne veux pas qu’on me voit sauter, par-dessus le rail de protection, sur le remblai. Je…

J’entends un son et toute la musique, tout le fredonnement, s’arrête un instant ; je crois que je perds aussi le sens de la vue et du toucher ; une onde, un arrachement, une grande paix, et je me retrouve sur la route, me tenant au rail, serrant la boîte à violon sous mon imperméable, regardant le ciel. Je suis changé. La… signification de « je » a changé…

De toute la ville, comme un tonnerre lointain, entendu dans un grand vent, monte une rumeur de métal brisé, un crépitement d’explosion et d’incendie mais pas de musique. Je ne fais pas attention à tout cela ; je regarde ce qui descend du ciel. Une boule d’argent, avec au-dessous, quatre engins qui ressemblent à des chars, leurs quatre longs cous entrelacés, leurs quatre têtes, l’une au-dessus de l’autre. Et sauf le ululement profond qui émane de ces têtes, tout cela descend en silence.

J’enlève mon trench-coat que je laisse tomber. J’ouvre la boîte à violon, je sors le violon, je le fracasse sur le rail, j’arrache les quatre chevilles et les cordes en deux gestes rapides ; il ne me reste plus que le manche et la touche qui se termine en s’élargissant dans l’enroulement de la crosse.

Je dévale la colline aussi vite que je peux, plus vite que je n’ai jamais couru. Je sais que je serai rejoint, par qui, comment et exactement quand. C’est une vieille Hispano-Suiza avec de larges ailes écartées et de gros phares jaunes, conduite par une femme. Je vois l’auto arriver, roulant au beau milieu de la route. Elle ralentit mais ne s’arrête pas. Je saute sur l’avant de la voiture, me retourne, accroche un genou sur l’entretoise qui porte les phares, saisit la cigogne qui surmonte le radiateur. L’auto grimpe déjà la côte en grondant, elle va de plus en plus vite, donnant tout ce que son puissant moteur peut donner.

La pression de l’accélération diminue et me libère, je me déplace, mets un pied sur le capot, l’autre sur le radiateur, tenant toujours l’entretoise des phares, d’une main. Tout s’est passé rapidement, je ne suis là-dessus que depuis vingt ou vingt-cinq secondes. Nous sommes revenus en haut de la côte et nous roulons à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure… Mais qui a fait ces observations et ces calculs sur notre vitesse, l’allure de descente du globe et de ses machines, la petite distance à laquelle ils vont passer près du rail ? Qu’importe… cela a été fait, et le moindre mouvement des poignets de la conductrice, chaque inclinaison, chaque effort de mon corps contre le vent, fait partie de ces calculs : je le sais, je sais qu’ils sont exacts, sans me demander pourquoi, ni m’en étonner… car j’ai fait tous ces calculs ; je sais les faire ; et ils ne peuvent qu’être justes, je sais tellement bien pourquoi il le faut (et « je » signifie quelque chose de nouveau maintenant).

Ma conductrice tourne à gauche et les roues avant gémissent dans le virage. Je lâche l’entretoise, je mets mes deux pieds côte à côte sur le radiateur, et lorsque l’avant de l’auto atteint le rail, je bondis en l’air, je vole comme les hommes ont toujours rêvé dans leur cœur de voler… Mes oreilles m’indiquent ma vitesse, la ruée de l’air qui diminue à mesure que j’approche du sommet de ma trajectoire et que je vais commencer à retomber ; c’est à ce moment précis que je rencontre les engins qui descendent du ciel, mon bras gauche et mes deux jambes saisissent leurs cous entrelacés. Au-dessous de moi, l’Hispano bascule et culbute du haut en bas du remblai.

Je lève mon manche de violon, en le tenant par le bout débordant et plat du bas de la touche d’ébène, et je constate que de l’autre bout, la crosse dure de bois poli, je peux atteindre l’ouverture du pavillon de la plus haute des têtes. La courbe de la volute s’y loge exactement, je l’enfonce à fond, je la retire, et je recommence une fois, deux fois, trois, quatre fois, écrasant quelque chose de fragile dans les gorges jointes des quatre têtes.

Le ululement pénétrant s’est maintenant tu, et nous dérivons en silence pendant une seconde – une seconde seulement ; nous voilà sur le sol près de l’une des arches métalliques qui supportent l’autoroute. Une sorte de rideau y pend, et lorsque nous touchons terre, ce rideau s’abat en avant et tombe sur le globe. Il y a là des gens, trois femmes, quatre hommes. L’un des hommes est âgé et ne porte rien qu’une jambe de bois liée à sa cuisse. L’une des femmes porte une veste d’hermine, les hauts talons de ses souliers sont cassés. Ils saisissent une corde, courent, et fixent un crochet d’acier dans les poutrelles de l’arche. En face, une jeune fille et un homme, un homme invraisemblablement gros, placent un crochet de l’autre côté. Le lourd rideau me frappe tandis que je me dégage, c’est l’une de ces énormes nattes tissées de câbles d’acier entouré de chanvre que l’on utilise pour recouvrir les rochers lorsqu’on en fait sauter à la dynamite dans la ville. Ils ont capturé le globe en le jetant sur lui comme un filet sur des oiseaux ! Et le globe lutte en bondissant et rebondissant, sans faire de bruit. Le filet tient, les cordes tiennent ; j’entends les crochets d’acier grincer sur les poutrelles quand ils glissent et s’agrippent. Les bonds s’arrêtent, le globe pousse vers le haut, pousse encore plus, s’efforçant de se libérer. Les câbles d’ancrage vibrent, le filet gémit sous la tension. Je sens une chaleur, un échauffement qui émane du globe ; il s’abat brusquement, bondit encore une fois mais faiblement et il tombe soudain sur le sol enseveli sous le filet et fumant. Les quatre engins qui ressemblent à des tanks n’ont pas bougé depuis qu’ils ont atterri, leurs voix perdues, ils n’ont plus d’utilité.

La femme en hermine et le gros homme courent à un chariot à deux roues qui se trouve sous la route. Je me précipite pour les aider. Personne ne parle. Le chariot porte un chalumeau à acétylène. Nous le tirons jusqu’à la sphère morte. Nous l’allumons et nous nous mettons à éventrer la sphère afin que je – ce nouveau, immense et profond « je » qui englobe le monde entier – puisse voir ce qu’elle est, et comment elle fonctionne.

Je et ce « Je » aussi, maintenant, pensent tandis que je travaille, à ce qui se passe – une manière de penser différente de tout ce que j’ai jamais connu… si penser était voir, alors toute ma vie, j’ai pensé au fond d’un trou dans le sol, et maintenant, je pense au sommet d’une montagne. Penser à n’importe quelle question, c’est penser à la réponse, si la réponse existe dans la mémoire de n’importe quelle autre partie de « Je ». Si je me demande pourquoi j’ai été choisi pour faire ce bond à partir de l’auto, en utilisant toutes mes forces et toute sa vitesse pour me porter exactement à cet endroit dans l’espace où seraient les machines qui descendaient, alors cet étonnement ne dure pas assez longtemps pour en être vraiment un : je sais pourquoi j’ai été choisi, au moment même où je me le demande. Quelqu’un a mesuré la gorge du pavillon de l’une des machines ; quelqu’un savait quel outil s’y logerait exactement et serait parfait pour la détruire le plus aisément. Le manche et la crosse de mon violon se trouvaient être cet outil, et il se trouvait que je sois avec mon violon sur la route. J’aurais pu mourir. La femme qui conduisait l’Hispano était bien morte. Ce sont là des choses qui ne comptent pas, pas plus que de se casser un ongle pour arracher un enfant au feu.

Pourtant, si tout ce que sait le grand « Je » me parvient, il en est de même pour tout ce qu’il ressent. La perte de mon violon avant que j’en aie tiré la première note est un chagrin insupportable ; que je l’aie perdu dans un acte d’une telle importance, ne le diminue pas du tout. Mais penser à ce chagrin, c’est connaître tous les chagrins, partout, de nous tous qui sommes maintenant si étrangement unis. Il y avait ce petit garçon en Amérique qui, lorsque ce fut le moment, se jeta dans le mécanisme de l’un des engins parce que « Je » voulait que la transmission patine un petit peu, juste à cette seconde. Je sais maintenant que ce petit Henry désirait ardemment vivre, plus qu’il ne l’avait jamais désiré auparavant dans sa courte vie, parce qu’il avait, dans la même heure, joui d’une demi-seconde d’une paix réelle. Cela lui fit une peine immense de devoir mourir ; et, le connaissant comme je (en tant que « Je ») le connais, cela me fait une peine immense qu’il soit mort. Près de lui, un homme, Paul, mourut sans hésiter, bien qu’il ressentît la douleur la plus cruelle de laisser une femme qu’il désirait et qu’il avait presque possédée quelques instants auparavant. Il y a beaucoup d’autres morts semblables, en ce moment, dans le monde entier, et pas une que le « Je » ne puisse pas ressentir ; je les connais tous, ces malheureux, dont tant gisent à cette minute, écrasés dans leurs autos ou leur maison, qui se traînent en rampant pour s’écarter des incendies, pas assez vite pour y échapper. Tous ceux-là meurent aussi, et même dans leur douleur, connaissent Guido et ressentent son chagrin : « Ce n’est pas juste, pas juste, crient-ils alors qu’ils perdent leur sang et leur vie, tu ne devrais pas avoir perdu ton violon si tôt ! » Et tous, tous se joignent à moi ; tous, tous comprennent, je fais partie de leur ensemble, j’en fais partie ; moi, Guido, je fais partie d’un tout !

Nous avons répondu à l’attaque avec n’importe quoi, tout ce qui pouvait servir, n’importe où cela pouvait se trouver, sans se soucier du prix, parce qu’aucun prix n’est trop grand pour combattre ce qui s’est abattu sur nous.

Nous nous débrouillerons tout seuls : « Je » défendra « Moi-même ». Et pendant ce temps-là, la puissance de la musique de Guido inonde ce « Moi » et enrichit l’espèce, et Guido est enrichi d’innombrables façons à un degré infini. C’est cela qui est penser comme jamais auparavant, vivre comme jamais auparavant. C’est cela qui est une vie à défendre jusqu’à un point et par des moyens jamais imaginés sur cette terre… Je me demande si quelqu’un aura jamais, de nouveau, envie de parler ?