11

Bergère et son maître sont crottés jusqu’aux épaules. Cette boue qui a giclé toute la matinée sous les sabots, sous les bottes, les coups de pioche et de hache commence à former par endroits une cuirasse qui se craquelle. Le pantalon et la veste de l’homme fument autant que la robe de la jument.

— Nous voilà dans un bel état, ma pauvre vieille !

La bête fait oui de la tête.

— Ça a l’air de t’amuser, toi. On voit bien que c’est pas toi qui fais le pansage.

Le visage de Cyrille se détend. La vision des feux inutiles, des travaux et de la peine gaspillés s’évanouit soudain, chassée par celle de sa jument tenant une étrille et lui nettoyant sa veste. Un petit rire monte.

— Sûr que ça t’irait bien, oui. C’est pour le coup que j’aurais plus un brin de peau sur le dos.

Il marche un moment le nez en l’air, laissant la grande clarté du ciel le pénétrer jusqu’à l’âme.

— Ben, mes amis, je peux vous dire une chose : quatre ou cinq jours comme ça et on aura déjà fait un bon bout.

— Après, ce sera juste le temps de se mettre aux labours.

— Quand je pense à ce qu’on a pu dessoucher sans bœuf ni cheval.

— Et le cabastran. Tu t’en souviens, du cabastran ?

— Le curé qui nous serinait : On dit pas cabastran, on dit cabestan.

— N’empêche que ce curé-là, y poussait au manche avec nous.

— Oui, quand on a eu un câble.

L’idée de cet énorme appareil fabriqué tant bien que mal et qu’ils avaient peine à déplacer l’amuse. L’air est soudain tout plein de son cliquettement et des gémissements du bois.

— On l’avait fabriquée, cette maudite affaire, puis on s’est aperçu qu’on avait pas un sou pour acheter un câble.

— Ça a pris du temps pour en avoir un.

Et voici que, soudain, cette misère des premiers temps le met en joie. Les mauvais coups du passé lui font accepter ce qu’il connaît aujourd’hui.

— Aujourd’hui, j’ai ma jument.

— Pour les souches, ça vaut pas une paire de bœufs.

— C’est vrai, mais tu peux voir qu’elle renâcle jamais Si ça cède pas au premier coup, elle remet ça.

— C’est assez rare chez un cheval.

— J’en ai connu d’autres. Si tu sais les mener…

— Tout de même, le cabastran, on lui en a fait faire des tours.

— Y a des jours où même des femmes venaient pousser avec nous.

Une ombre passe mais s’estompe assez vite.

— Charlotte Garneau, elle valait mieux que certains hommes, pour ce genre de besogne.

Ils viennent de déboucher sur le chemin du rang et, tout de suite, le regard de Cyrille se fixe en direction du sud. Sourcils froncés, front plissé, il s’arrête et tire sur la bride.

— Ho ! Holà !

Une masse sombre accroche un éclat de soleil, là-bas, au beau milieu du chemin.

— Sacréyé, c’est un camion. Qu’est-ce qu’y vient foutre par là ?

Il regarde un peu mieux. Le camion est immobile. Aussitôt, un rire mauvais monte à la gorge de Cyrille qui imagine le monstre à moteur embourbé jusqu’aux moyeux. Sans doute abandonné par son conducteur parti chercher de l’aide.

— Raspoutistra ! Qu’y vienne rien nous demander. Sois tranquille, ma vieille, je te ferai pas tirer une saloperie pareille pour tout l’or du monde.

Il repart en hâtant le pas.

— Ça me ferait plaisir qu’ils puissent jamais le sortir, leur fourbi du diable. Avec ça, ils croient qu’on peut passer partout comme avec un cheval. Mécanique de merde !

Il va jusqu’à son enclos, enlève en hâte les harnais de la jument et les pose sur la barrière. Il la bouchonne avec trois poignées de paille et la libère.

— Allez ma belle, va boire un coup. Je reviens.

Il ferme la barrière au nez de Bergère étonnée qui le regarde partir comme un dératé. Il allonge le pas et ses bras fonctionnent autant que ses jambes. Bientôt, il distingue des silhouettes qui se déplacent à côté du véhicule. Puis le véhicule avance.

— Pas enlisé, maudit !

Il force encore l’allure. Il vient de voir un homme grimper après un des poteaux de l’électricité.

— Qu’est-ce qu’ils foutent après cette ligne !

Il a soudain envie de faire demi-tour. Ignorer ces gens d’un autre monde. Ce qui importe, c’est son travail à continuer et sa jument à soigner. Et pourtant, Val Cadieu, c’est chez lui. Et cette ligne, c’est celle de Val Cadieu.

— J’ai peut-être le droit de savoir ce que des étrangers viennent foutre dans ma paroisse.

Contre sa volonté, il presse le pas. Il veut voir, mais sans donner l’impression qu’il est inquiet. L’homme est descendu du poteau. Le camion avance. Cyrille a marché trop vite. Il doit s’arrêter pour tousser et cracher. Quand il repart, sa vue est trouble. Chaque fois qu’il est pris d’une quinte pareille, les larmes lui montent aux yeux.

Le camion s’arrête de nouveau à hauteur d’un poteau. La colère de Cyrille est en train de gonfler en lui comme le dos d’un chat qui fait front à un chien.

— Sont trois. Y pourraient bien être cinquante, je m’en contrefous !

— Tout du maudit monde de mécanique à moteur qui n’a rien à branler sur ce chemin !

Un chemin à lui plus que jamais. À lui seul depuis que les autres ont foutu le camp vivre la vie facile des villes…

— Vie facile ? On verra bien !

Pour l’instant, il ne voit plus grand-chose, lui qui s’est remis à courir comme si l’incendie lui sautait aux fesses. Entre la colère et les larmes provoquées par sa toux, il a la vue de plus en plus brouillée.

Cependant, à cent pas du camion, il se raidit. Cloué au sol. Les yeux comme des assiettes. La bouche comme un four. Pas un mot. Même le fleuve intérieur est barré. Cimenté. Une minute, peut-être deux, puis la soupape cède d’un coup. La vapeur jaillit. Tout se met en marche. Bras, jambes, gueule. Il court. Il hurle.

— Vous êtes fous ! Arrêtez ! Arrêtez !

Un des trois employés vient à sa rencontre. Un gros à trogne rouge qui pousse sa bedaine en avant.

— M’en vas te la crever, ta poche à bière !

— Vous êtes fous ! On l’a payée, cette ligne.

L’homme lève une main potelée. Il sourit.

— Ho là, faut pas t’emporter comme ça.

— Mais tabernac ! Qu’est-ce que vous foutez là ? Vous êtes fous. Qui c’est qui vous a appelés ?

Ils se sont rejoints. Le ventru tend une main que Cyrille empoigne et secoue.

— T’es Labrèche. On m’avait prévenu : Méfie-toi, c’est un énervé, il est capable de vous recevoir à coups de fusil.

— Pas besoin de fusil pour me faire respecter.

— J’en doute pas. Tu me connais pas, mais moi je te connais. Tout Saint-Georges sait que t’es un sacré bougre de costaud.

Ce mot dégonfle à moitié la colère de l’ancien charretier. Il va parler. Le gros le devance : — Quand on m’a dit ça, j’ai répondu : Je le connais assez pour savoir que c’est pas un imbécile. L’électricité, il en a jamais voulu. Qu’est-ce que ça peut bien lui foutre qu’on enlève les fils ?

— J’en ai jamais voulu, mais quand y reviendra des gens sur le rang, ils en auront besoin.

— Justement, à ce moment-là, on mettra du neuf. Poteaux et tout.

Cyrille fronce les sourcils.

— T’es sûr de ce que t’avances ?

— C’est la Compagnie qui le dit.

— La Compagnie, c’est tout partie liée avec le gouvernement. Je croirais plutôt qu’elle enlève les fils pour décourager ceux qui voudraient revenir.

Sans se soucier du gros, Cyrille fait trois pas en direction du camion, puis s’arrête soudain et se retourne. Sa voix siffle. Son œil s’assombrit.

— Le dernier qui est parti, tu sais pourquoi ?

L’autre semble embarrassé. Il bredouille :

— Moi, ça fait que deux ans que je suis à Saint-Georges. Avant j’étais…

Cyrille se moque pas mal du passé de cette baudruche.

— Le dernier, c’est François Garneau. Son père était arrivé avec moi… Les premiers, on était. Ben François, c’est des gens comme toi qui l’ont fait s’en aller. Il avait perdu sa première femme en 60. Elle est enterrée à Saint-Georges. Morte à l’hôpital d’un machin dans le ventre. Un truc de femmes. Elle avait jamais pu lui donner d’enfant. Y s’est remarié deux ans plus tard avec une jeune de Villemontel. Ils ont eu une fille. Isabelle qu’ils l’ont appelée. Belle petite.

Il se donne le temps de respirer un grand coup et d’empoigner le gros par ses deux revers de veston. Il le secoue un peu.

— Belle petite, oui. Morte à treize mois. En plein hiver. Tu sais pourquoi ?

Il secoue de nouveau le gros qui a posé ses pattes rondes sur les poignets secs comme du bois.

— Ben m’en vas te le dire : plus de téléphone. On l’avait coupé parce qu’on restait que deux à habiter ici. Le téléphone, il était dans la cure. Y servait qu’à appeler en cas d’urgence. On a couru. Le chemin pas fait. Quand le docteur est arrivé : trop tard.

Il lâche les revers de veste pour faire un geste comme s’il balançait la fillette par-dessus son épaule.

— Après ça, va retenir les Garneau.

Comme si ce souvenir l’avait vidé du fiel qui l’empoisonnait, Cyrille se met à marcher calmement en direction du camion. Le gros qui l’accompagne parle, mais Cyrille n’écoute que les mots qui sonnent en dedans de lui. Il regarde, sans les voir vraiment, le chauffeur du camion et le singe qui grimpe à un poteau avec ses outils pendus à son ceinturon.

— On a de la bière, tu veux boire un coup ?

Cyrille n’a rien entendu. Sans un mot, il tourne bride et marche vers Val Cadieu. Vers ce rang inondé de soleil.

La petite Isabelle est derrière l’église. Dans le même trou que son grand-père qui n’a pas eu la joie de la connaître. La grosse Charlotte a suivi François. Elle disait : — Faut comprendre, mon pauvre Cyrille. C’est des jeunes.

— Des jeunes ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— On était peut-être pas jeunes, nous autres, quand on nous a expédiés ici ? « Allez vers le Nord, un royaume vous est offert. »

Il s’arrête et gesticule :

— Ben oui ! Le Royaume, je l’ai pris. On l’avait tous pris. Et alors, qu’est-ce qu’y reste ?

Il repart. Droit. Roide. On croirait qu’il peut aller ainsi jusqu’au bout du Nord.

— C’est ceux qui sont partis qui ont eu tort.

— Des enfants, François, t’en aurais eu d’autres. Et qui auraient poussé encore mieux ici qu’en ville… Aujourd’hui, ça ferait de la vie à Val Cadieu. La sueur de ton père, François, elle est sur cette terre-là. Elle est pas ailleurs. T’avais pas le droit de la laisser.

Il se tait un moment. Sa gorge s’est nouée. Toute la lumière du jour a disparu. Plus rien de clair n’entre en lui.

— T’avais pas le droit d’emmener ta mère qui s’est échinée sur son lot… Toi, c’est ici que t’as grandi… Ici, pas à la ville.

Il s’arrête et se retourne, sourcils froncés et regard d’orage. Le camion est déjà petit au centre du chemin rectiligne.

— Je donnerais gros pour que tu restes pris dans un bourbier… Ça me ferait du bien.

Il respire profondément et il hurle de toutes ses forces :

— Raspoutistra ! Ras-pou-ti-stra !

Le mot lui herse la gorge. Il ne le fait plus rire. Le grand Koliare ne vient pas le rejoindre.

Le temps de la grosse mélasse est terminé. Le soleil et ce petit vent dont il s’est tant réjoui ont ressuyé les terres. Même le sous-bois sera bientôt sec. Ça craque, ça sourd, ça éclate de partout. En quelques jours, le pays va passer de l’hiver à l’été. C’est la grande fête des bourgeons et des jeunes pousses qui percent le paillasson d’herbes jaunies et d’aiguilles mortes.

L’Harricana a déjà fini d’emporter ses glaces vers la baie James. Son eau boueuse coule à pleins bords. On la voit d’ici dérouler son chemin d’étincelles derrière la trémie des frondaisons qui commencent à envahir les terres abandonnées.

— Bon Dieu, c’est plus facile à perdre qu’à gagner. Suffit de laisser faire les saisons.

— Quand tu penses que certains disent que c’est un pays où rien ne vient. Malheur !

Avant de rejoindre sa jument qui l’attend la tête par-dessus la barrière, Cyrille contemple un moment l’étendue qui le sépare de la berge. Un frisson où la rouille se mêle à un vert très tendre court entre le fleuve et lui comme un déferlement de lumière. C’est la première fois qu’il remarque à quel point le lot des Garneau est déjà envahi.

— Martin, si tu vois ça de là-haut, certain que ça doit te remuer le cœur.

Il se tait, comme étranglé. Et cette fois, ce n’est pas la toux qui brouille son regard.