39
Réveillé en sursaut bien avant jour, Cyrille cherche fébrilement sa lanterne, son fusil, sa cartouchière.
— Ces salauds sont venus. Y m’ont tout volé. Il entre dans une furie qui s’accorde à celle du ciel. Il est tout habillé sur son lit. Encore trempé. La journée d’hier lui revient, un peu embrumée.
— Crédié, j’ai tout laissé dehors.
Il sort. La lune est justement dévoilée et il voit tout de suite ses affaires dans la boue. Le vent a emporté la couverture contre un piquet de clôture. Il boucle sa cartouchière trempée, allume sa lanterne. Il la tient de la main gauche et son fusil ruisselant de la droite. Il va d’une grange à l’autre. Très vite, le grand Koliare le rejoint. Ils passent une inspection serrée de toutes les bâtisses. Voir si ça résiste au vent, voir également si ces salauds du ministère n’ont pas foutu le feu quelque part.
— Tu trouves pas que ça sent la benzine ?
— C’est le tracteur à Ferdinand Rossel.
— Je m’habituerai jamais à cette odeur. Toutes les maisons sont habitées. Tout le monde est de retour sauf Pierre Lafutaie.
— C’est un cul-béni, un faux-jeton. On peut se passer de lui.
— Y aura des jeunes pour reprendre son lot.
— Mes garçons le prendront.
— C’est des gaillards, ceux-là !
— Puis mon gendre, le mécanicien, tu imagines pas comme il s’est mis à mener la jument.
Devant les granges couchées, Cyrille s’arrête. Il n’est plus triste. Avec tout ce monde, ce sera vite remonté.
— On commence par celle à Martin ?
— Faudra faire le tri du bois qui peut être récupéré.
Devant l’église, Cyrille s’arrête un moment. Koliare n’est plus avec lui. Celui-là, il va comme le vent. On sait jamais où il est. Mais le prêtre se tient justement sur le pas de sa porte. C’est un tout jeune. Un fils de bûcheron qui ne craint pas d’empoigner un outil ou de traire une vache. Il ressemble à la fois au père Levé, le curé de Saint-Georges, et à l’abbé Chavigny. Et pourtant, ces deux hommes n’avaient rien de commun. Cyrille lui demande : — Alors, ça va sonner, oui ?
— Craignez rien, quand l’heure sera venue, ça sonnera.
Cyrille erre ainsi jusqu’à la pique du jour. Avec l’aube, le ciel s’épaissit. Le vent s’accorde un demi-répit, mais on sent bien que c’est pour reprendre des forces et repartir de plus belle.
— On va déblayer la grange à Martin, et avec les bois qui peuvent pas servir pour en remonter une autre, on va faire des barrières pour empêcher les bêtes d’aller trop près de la forêt.
— C’est une fameuse idée.
Cyrille va chercher Bergère. Au passage, il entrebâille la porte de sa maison, juste le temps de lancer à sa femme : — Tu prépareras une grosse platée, les autres vont m’aider à monter des clôtures. On mangera tous ici.
Il attelle Bergère et lance les chaînes dans le char. Il mène le char à côté de la grange démolie.
— Faut se mettre à contre-vent. C’est pas le moment de prendre des planches dans la gueule.
Il descend du char sa caisse à outils et un énorme pied-de-biche. Tout est en joie, dans cette aube sinistre qui se traîne à grand renfort de rafales serrées. De temps en temps, un grain passe, nerveux comme de la grêle. Cyrille éclate chaque fois de rire.
— Petite pluie abat grand vent.
— Tu peux toujours y compter.
Il a mis à Bergère son gros collier de débardage. Avec le vent, même quand la jument ne fait pas un mouvement, les grelots tintent. Cyrille se tourne face à ce nordet enragé et pousse d’épouvantables coups de gueule : — T’as le diable au cul ! Je m’en balance. On est tous là. Même si tu nous couches toutes nos bâtisses, on les remontera. On t’emmerde !
Il fait reculer Bergère contre la montagne de bois brisé. Il fixe les chaînes.
— Allez, toi, le serre-freins, tu dois tout de même savoir cracher une chaîne.
Il enjambe des planches, monte sur ce qui fut le pignon et cherche une poutre. Il passe sa chaîne autour et accroche.
— Voilà, c’est pas plus malin que ça.
Il revient et prend la bride.
— Hue ! Hue donc, ma grande !
Bergère gonfle la croupe et les épaules. Tirant à plein collier, elle fait venir une lourde pièce de charpente et tout un enchevêtrement de planches et de chevrons qui y sont cloués.
— Ho !
Bergère s’arrête. Cyrille décroche la chaîne.
— Reste là.
Elle s’en va brouter à quelques pas. Cyrille empoigne son pied-de-biche et se met à cogner et à tirer des clous rouillés qu’il enfouit dans sa poche.
— En hiver, t’as du temps pour redresser tout ça.
— T’as raison, faut pas gaspiller.
— C’est bon pour les jeunes, le gaspillage.
L’ouvrage va grand train. Dès que les bois sont propres et coupés de longueur, ils sont placés sur le char.
Le chargement terminé, Cyrille attelle de nouveau et mène son bois au fond de sa pâture, à bonne distance des premiers arbres.
— De toute manière, la barrière du fond était à refaire.
— C’est vrai qu’elle tenait plus guère.
À midi, un tiers de la clôture est monté. Et c’est du solide. Ce n’est pas ce vent qui la foutra par terre. Il a beau continuer d’enrager, de mener la grande vie du ras du sol jusqu’aux nuées, il ne viendra jamais à bout d’une besogne pareille. Cyrille a travaillé très vite et, pourtant, à chaque instant il lève la tête et scrute le ciel. Il y passe de grands vols d’oies, et, plus bas, des brassées de feuilles dont certaines sont encore vertes.
À midi, pendant le repas, Élodie lui montre son flacon de médicaments.
— Tu devrais en prendre.
— Pour m’abrutir ?
Il se lève, saisit le flacon, va ouvrir la porte et le lance en direction du chemin. Tout le monde rigole sauf Élodie : — Si tu vas pas revoir le docteur, il enverra des infirmiers.
Là, c’est un vaste éclat de rire général.
— On est au moins dix avec des fusils pour les recevoir.
— Y peuvent venir. On les attend.
— Puis toi, le serre-freins, tes copains du chemin de fer, vaut mieux qu’ils restent dans leur gare à faire passer les trains.
L’allégresse s’est emparée de Val Cadieu. On la voit et on l’entend qui court d’une maison à l’autre aussi vite que le vent. Elle tient Cyrille sous pression toute la journée.
— Si la pluie revient pas, demain on peut finir les patates.
À l’approche de la nuit, la barrière est en place. Il restera juste à lui ajouter quelques contre-fiches. Ainsi, les bêtes ne peuvent plus approcher les arbres. Cyrille regarde les troncs et les branches lutter contre la tornade. Il rit.
— Rebiffez-vous bien, vous autres. On vous fera votre affaire cet hiver.
— Et on en profitera pour agrandir encore nos lots.
— Et sans rien demander à personne, encore !
— Ferait beau voir qu’on vienne nous empêcher de faire de la terre.
— Y en a bien qui voudraient nous prendre celle qui est déjà essartée.
— Oui, qu’ils essaient d’y venir. Les fusils sont pas rouillés.
— On a beau être nombreux, faut jamais qu’on sorte sans nos fusils.
— C’est vrai, d’habitude, moi, je le prends toujours.
La colère monte. Cyrille s’enflamme soudain comme un fagot de résineux.
— Je vais chercher mon fusil. Puis on verra bien.
Et il part à toutes jambes en direction de sa maison.